ANGES ET DÉMONS
Quand on pense à une musique des anges, on imagine une musique éthérée des siècles passés. Tandis qu’une musique démoniaque, comme certaines pièces de Bartok et Stravinski, serait mieux adaptée à nos temps difficiles et chaotiques.
Beethoven – Intégrale des Quatuors
Les grands quatuors de légende ont rangé leurs archets les uns après les autres, le Quatuor Alban Berg parmi les derniers. D’autres ont depuis longtemps pris la relève, Ébène et Artemis en tête. On publie aujourd’hui l’intégrale des Quatuors de Beethoven enregistrés par les Artemis entre 1998 et 20111. Pour tous les amoureux de la musique, les Quatuors représentent le sommet absolu de ce qu’a écrit Beethoven, très au-dessus du reste de son œuvre, symphonies comprises.
On pouvait se demander à juste titre comment se situaient les Artemis après tant d’intégrales de référence (Amadeus, Quatuor Hongrois, Alban Berg, etc.). Eh bien, les Artemis tirent parfaitement leur épingle du jeu, grâce à un équilibre subtil entre la fougue de la jeunesse, encore perceptible dans les enregistrements des années 1998- 2002, et une sérénité héritée des Alban Berg et assise sur une technique sans faille des instrumentistes et une mise en place rigoureuse. Le remplacement de deux des membres du quatuor en 2007 (deuxième violon et alto) n’affecte en rien la cohésion de l’ensemble par la suite. Un test : écoutez la Cavatine ineffable de l’opus 130 et retenez vos larmes. Si les anges existent, ils trouvent sûrement leur compte dans les Quatuors de Beethoven.
Fauré – Requiem et autres
La musique de Fauré redevient au goût du jour, ce qui n’est que justice. Après l’intégrale de sa musique de chambre2 vient de paraître le Requiem, avec deux valeurs sûres, Philippe Jaroussky (haute-contre qui fait office de soprano), Matthias Goerne et le Choeur et l’Orchestre de Paris dirigés par Paavo Järvi3. Ce Requiem, dû à un non-croyant tout comme celui de Mozart, est une œuvre phare du XIXe siècle finissant. S’il ne s’agissait pas, en principe, d’une messe de requiem, cette musique pourrait être celle d’une ode à la paix, tant elle rayonne de douceur et de sérénité avec, il faut bien le dire, cette sensualité caractéristique de Fauré et sans laquelle les pauvres humains que nous sommes ne seraient que des anges incolores. Sur le même disque figurent trois pièces ineffables et célèbres de Fauré : le Cantique de Jean Racine, l’Élégie pour violoncelle et orchestre et la proustienne Pavane, auxquelles s’ajoute une œuvre de jeunesse, Super flumina Babylonis, que l’on peut oublier.
Stravinski – Intégrale des ballets et symphonies
Plus démon qu’ange, Stravinski a changé de manière à plusieurs reprises au cours du temps, tout comme Picasso, sans jamais se satisfaire d’aucune, et même, peut-être, sans y croire, exercices brillants plutôt que professions de foi. Et l’on pourrait pousser plus loin la comparaison : le Stravinski néoclassique avec la période bleue du peintre, Picasso cubiste avec la manière sérielle du musicien, etc. La publication de l’intégrale des ballets et symphonies4 enregistrés de 1985 à 1999 par une pléiade d’orchestres et de chefs (Dutoit, Ashkenazy, Chailly, Bychkov, Haitink, Berliner Philharmoniker, Deutsches Symphonie, Royal Concertgebouw, etc.) offre la possibilité d’un parcours vertigineux et passionnant, de la Symphonie n° 1 (1905), quasi wagnérienne, aux Mouvements pour piano et orchestre (1957), ouvertement sériels. Il y a bien sûr les blue chips : L’Oiseau de feu, Noces, Le Sacre, Petrouchka, Le Chant du rossignol, Pulcinella, Divertimento (Le Baiser de la fée), Apollon Musagète, Jeux de cartes, Orpheus, la Symphonie de Psaumes, et des œuvres moins jouées comme Agon, Scherzo fantastique, Feu d’artifice. Au-delà d’une capacité proprement sidérante de recréer à partir des classiques (Tchaïkovski dans Le Baiser de la fée, Pergolèse dans Pulcinella par exemple), on est frappé, ce qui est plus rarement dit, par un art de l’orchestration qui place Stravinski au-dessus de Tchaïkovski, tout à côté de Ravel et Strauss – écoutez L’Oiseau de feu, version intégrale, par le Philharmonique de Montréal dirigé par Charles Dutoit – et qui, joint à une créativité inépuisable, fait de Stravinski l’un des trois ou quatre très grands du XXe siècle.
Bruckner – IVe Symphonie
Après le jaillissement de Stravinski, la musique de Bruckner paraît un havre de paix. La IVe Symphonie, que Bernard Haitink a enregistrée en public en juin dernier à la tête du London Symphony Orchestra5, est exemplaire à cet égard. Dans le droit fil de Beethoven et Schubert (plus que de Brahms), bien qu’elle date des années 1870, c’est le paradigme même du romantisme allemand, avec ses évocations de cités médiévales, de chevaliers et de forêts. Mais rien qui provoque la dérision : une musique lumineuse, aérée, qui porte à la rêverie et, d’une certaine manière, à la sérénité – on pourrait même dire à la pureté, une belle musique d’hiver annonçant le printemps. On est loin de Wagner et même de Richard Strauss, à mille lieues de Mahler, dans un monde exalté et parfait. Une certaine Allemagne angélique comme on l’aime, ou plutôt comme on l’aimait avant 1933.
1. 7 CD Virgin.
2. Voir La Jaune et la Rouge, novembre 2011.
3. 1 CD Virgin.
4. 7 CD DECCA.
5. 1 SACD LSO LIVE.