Anne Delaigue, 44 ans au service de psychologie de l’École polytechnique
Anne Delaigue est une psychologue clinicienne à la carrière et au témoignage exceptionnels puisque son seul et unique poste a été celui de psychologue puis de cheffe du service de psychologie de l’École polytechnique. Une expérience unique qui révèle combien l’École a été très tôt précurseur dans sa prise en compte de la santé mentale des élèves.
Quel est votre parcours et comment êtes-vous arrivée à l’École polytechnique ?
Anne Delaigue : Je suis diplômée de l’École de psychologues praticiens (Psycho-prat”), formation clinique en cinq ans, où l’on est, entre autres, formé aux tests dits projectifs dont le test de Rorschach que tous les élèves polytechniciens passaient à leur arrivée à l’École depuis l’origine du service, pendant la semaine d’incorporation. Ma mère, elle-même professeur de psychologie, est devenue veuve à 38 ans et a décidé de passer sa thèse à la Sorbonne. Début juillet 1975, elle y a vu une offre d’emploi postée par l’École polytechnique indiquant que l’École cherchait des correcteurs pour les tests de Rorschach des élèves, annonce qu’elle m’a aussitôt transmise.
À l’École de psychologues praticiens, on commence à étudier les tests projectifs en troisième année et on poursuit cette formation également pendant la quatrième année et la cinquième année. Cela signifie que, lorsqu’ils sortent de cette école, les étudiants ont une connaissance approfondie de ces tests, qui sont des outils précieux et difficiles à corriger. C’était le colonel Jean-Jacques Segalen, médecin-psychologue, qui était à l’époque chef du service de psychologie. Nous étions cinq psychologues recrutés pendant un mois pour corriger ces tests de manière approfondie, afin de déceler notamment les 10 % d’élèves à risque qu’il fallait protéger au moment du choix de leur affectation pour leur année militaire.
Le test de Rorschach
Le psychiatre suisse Hermann Rorschach a élaboré ce test en soumettant des centaines de planches à une population de sujets normaux et pathologiques. Il en a sélectionné définitivement dix particulièrement représentatives. Elles constituent le matériel du test, que l’on présente au sujet. La première planche est en noir et blanc, puis la présence du noir et de rouge amène à l’inconscient certains chocs, permet à certains contenus latents de s’exprimer, court-circuite les mécanismes de défense habituels. Les trois dernières planches sont pastel. Le choix des couleurs correspond donc à une dynamique précise. Chaque planche présente un symbolisme particulier (planche de la mère, du père, de la sexualité etc.). Ces tests donnent une grande quantité d’informations : organisation intellectuelle, organisation défensive, qualité des défenses, angoisses… Si l’on présente au sujet un matériel flou, la projection de l’inconscient au conscient peut se faire naturellement et librement.
« Nous avons eu l’idée, afin de pouvoir les faire passer collectivement, de faire faire des diapositives et des cahiers imprimés avec ces dix planches, en respectant strictement les couleurs, afin que chaque élève puisse écrire directement ses réponses. Ces passations en groupe (inédites et non prévues par H. Rorschach) ont été étudiées et reconnues comme pertinentes et ont été poursuivies pendant plus de cinquante ans. » Anne Delaigue
Que s’est-il passé après cette première expérience à Polytechnique ?
Anne Delaigue : Après cet été de travail pour le service de psychologie, j’ai été choisie parmi les cinq correcteurs pour être psychologue clinicienne dans les nouveaux locaux de l’École polytechnique tout juste installée à Palaiseau. C’était la première fois qu’une femme civile intégrait le service. Mon poste était parfois menacé de suppression car son utilité était régulièrement mise en doute.
Les chiffres de fréquentation du service par les élèves avaient pourtant augmenté lors de leur installation dans les nouveaux caserts de l’École, c’est-à-dire à partir du moment où les élèves ont cessé de vivre en collectivité et se sont retrouvés tout seuls dans leur chambre, sur le plateau de Palaiseau totalement désert, ce qui changeait du Quartier latin plein de vie et de lieux de sociabilité. Les architectes de l’École avaient bâti des bâtiments circulaires, ce qui fait que les élèves ne voyaient personne dans les couloirs.
À l’époque, il n’y avait pas encore de bars d’étage et la solitude pouvait être extrême. J’ai donc œuvré pour garder les trois postes de psychologues à plein temps et ai réussi à en créer un quatrième, en me battant pendant quinze ans, et plus récemment un cinquième à l’arrivée des bachelors et enfin un poste pour les doctorants IP Paris.
Quel est l’historique du service de psychologie de l’École polytechnique ?
Anne Delaigue : Il commence pendant la Deuxième Guerre mondiale avec la présence de l’armée américaine pour qui déjà des psychologues s’occupaient des élèves officiers. Il y a eu un dialogue fructueux entre Français et Américains à propos des élèves de l’X qui étaient aussi des élèves officiers. L’École s’était rendu compte que les élèves de l’X n’avaient pas – et c’est encore vrai aujourd’hui – de motivation très claire pour passer les concours et n’arrivaient pas facilement à faire des choix scolaires ou professionnels.
En 1946, personne ne considérait qu’il était important de s’occuper de la santé mentale des étudiants et encore moins de ceux des grandes écoles. Comment admettre qu’un élève brillant puisse aller mal et que ce n’était pas une protection d’avoir réussi le concours de Polytechnique ? L’atout de l’École polytechnique est l’année militaire, qui dure neuf mois aujourd’hui. Mais la semaine d’incorporation pouvait être traumatique pour certains qui démissionnaient quand ils découvraient le statut militaire de l’École. Le service de psychologie a donc eu la mission d’évaluer la fragilité de certains élèves pour éviter les affectations risquées et les démissions.
Comment se fait-il que ce mythe de l’élève brillant sans problème perdure ?
Anne Delaigue : Les mythes sont très difficiles à déboulonner. Les polytechniciens sont souvent à la tête de grosses entreprises, et admettre que ce sont des gens comme les autres, avec leurs fragilités, leurs doutes et parfois leurs incompétences humaines, fait peur à beaucoup. Dans la mentalité française, un enfant qui travaille bien est un enfant qui va bien. Aux États-Unis, les psychologues considèrent plutôt que ce sont les premiers de classe qui vont mal. Plusieurs élèves m’ont dit qu’ils auraient préféré ne pas avoir si bien réussi scolairement, pour qu’on s’occupe d’eux. Ça fait beaucoup souffrir d’être « l’enfant sage » de la famille.
Comment se passaient les tests ?
Anne Delaigue : En 1976, on faisait venir les élèves par section dans l’amphi Poincaré et on leur expliquait qu’ils allaient passer un dossier de tests pour lequel on leur demandait d’être le plus honnête possible. Nous leur garantissions la confidentialité de ces résultats : seuls les psychologues et le médecin-chef avaient accès aux comptes rendus. Les élèves détectés à risque étaient affectés dans des services administratifs et non dans un avion ou sur un champ de tir. Nous faisions donc de la prévention.
Les archives de psychologie de l’École polytechnique sont le seul lieu de l’École dont les pompiers n’ont pas la clé, qui est détenue uniquement par la cheffe du service de psychologie. Elles contiennent tous les dossiers des polytechniciens des promotions 1946 à 1997, sauf celui de quelque président de la République qu’un de mes prédécesseurs a cru intelligent de brûler. À leur retour un an plus tard, les élèves étaient en droit de venir chercher leurs résultats de tests.
“L’École polytechnique a été totalement précurseur dans ce domaine.”
L’École polytechnique a été totalement précurseur dans ce domaine. Alors que pendant longtemps la psychologie était réservée « aux malades », nous étions les seuls à faire passer des tests qui s’occupaient de la personnalité des élèves, et pas uniquement de leurs capacités intellectuelles. Nous faisions passer cinq tests, deux tests d’intelligence, un questionnaire médico-biographique assez complet et deux tests de personnalité, le test de Rorschach et le test du portrait. Il s’agit de deux pages vierges sur lesquelles les élèves devaient écrire leur « portrait fait par votre meilleur ami » et au verso leur « portrait fait par un critique sévère ».
Les tests d’intelligence étaient le BV16 (Binet verbal n°16), un test qui nous permettait de comparer leur niveau verbal à leur niveau logico-mathématique, testé par le BLS4. Avec ce dossier de tests, les élèves avaient un prétexte tout trouvé pour venir au service de psychologie. C’est vraiment le plus de l’École polytechnique.
Pourquoi ces tests se sont arrêtés en 1997 et par quoi ont-ils été remplacés ?
Anne Delaigue : C’est au moment de l’arrivée massive d’élèves internationaux non francophones qui ne pouvaient pas s’exprimer en français pour répondre aux tests. Comme je tenais à ce contact avec les élèves au moment de la semaine d’incorporation, nous avons choisi de les rencontrer par groupes de dix pendant une heure lors de laquelle on leur explique ce qu’est un service de psychologie, mais aussi où on les fait parler de leur prépa ou fac d’origine, et parfois des drames qui s’y sont passés, car à ce stade de leur cursus on n’a pas le temps de traiter les événements graves.
« L’arrivée à l’X, juste après la réussite au concours, est un moment où ils posent beaucoup de questions. »
L’arrivée à l’X, juste après la réussite au concours, est un moment où ils posent beaucoup de questions. Une fois, j’ai laissé échapper la phrase suivante : « Vous n’avez pas besoin d’attendre d’avoir des idées noires pour venir nous voir ; en revanche, si vous en avez, je comprendrais que vous veniez vite. » À peine étais-je rentrée dans mon bureau que je recevais un coup de téléphone d’un élève qui m’avouait avoir le désir pressant de mettre fin à ses jours, après un stage militaire difficile et des idées morbides enracinées depuis l’adolescence. Il ne parlait à personne, vivait une situation familiale compliquée, faisait semblant d’exister, ce qui est beaucoup le cas des « enfants sages » qui sont priés d’aller et de travailler bien. Cet élève m’a dit que ce jour-là je lui avais sauvé la vie.
Il est important de préciser que les consultations de psychologie n’ont jamais été obligatoires, qu’elles ont toujours été à l’initiative des élèves et qu’il était très facile de nous joindre. Ils pouvaient nous laisser un message en direct sur nos répondeurs sans passer par un secrétariat, puis un courriel à l’arrivée d’internet. Ce contact direct a été un atout majeur pour notre fonctionnement et a permis une sécurité absolue en termes de confidentialité.
Existe-t-il un homo polytechnicus ?
Anne Delaigue : C’est une question qui est dans l’imaginaire de tout le monde et la réponse est non. Mais il existe certains points communs aux étudiants des grandes écoles en général dans les mécanismes de défense : l’intellectualisation qui les protège et qui les isole éventuellement de leur vie affective. On voit parfois un décalage net entre la maturité affective et intellectuelle des bons élèves.
Un jour un polytechnicien très brillant, qui détonait dans sa famille où son père et ses frères étaient maçons, est venu me voir sans savoir ce qui l’y poussait. Après l’avoir écouté, je lui ai dit qu’il était sans doute venu pour me parler de lui et de sa personnalité. Ce à quoi il a répondu ces paroles terribles : « Ah non ! De personnalité je n’en ai pas, je n’ai que des masques et derrière il n’y a que du vide. » Je dirais que ce qui est douloureux chez les élèves de Polytechnique et des grandes écoles, c’est qu’ils ont appris à fonctionner en masque, à faire comme si tout allait bien, comme des personnalités as if disent les Anglais, donc à ne jamais faire de vagues.
Que pouvez-vous nous dire de l’épisode dramatique qui a vu deux élèves en 2016 se donner la mort ?
C’est un événement hautement traumatique qui a laissé des traces chez les alumni.
Anne Delaigue : À cette époque, même si ce n’est pas la raison pour laquelle ces élèves ont mis fin à leurs jours, je m’inquiétais de la trop longue liste d’attente pour accéder au service de psychologie. Les demandes augmentaient comme la taille des promotions et un soir on m’apprend le suicide de Coline. C’était la première fois qu’une fille polytechnicienne mettait fin à ses jours. Elle n’était pas suivie par nous mais, avec le recul je pourrais dire, avec toute la nuance qui s’impose, que c’était sans doute une élève qui fonctionnait en masque, à qui, en apparence, tout réussissait, qui faisait sans doute semblant d’aller bien alors qu’elle n’allait pas bien du tout.
Nous avons proposé des groupes de parole aux élèves qui le souhaitaient mais, une semaine après exactement, Maxence, un élève fragilisé personnellement et en difficulté scolaire, a pris le même chemin. C’était extrêmement traumatique pour toute l’École. Nous avons pris des mesures drastiques et, avec l’aide de l’Hôpital d’instruction des armées Percy, nous avons convoqué toutes les sections et organisé des entretiens en groupe obligatoires, afin d’éviter plus de contagion, et elle s’est heureusement arrêtée. Les élèves que nous avons tous rencontrés ainsi que le personnel soignant étaient extrêmement choqués et attristés par la mort de leurs camarades qui avaient toute leur vie devant eux. Le chef de corps, le colonel Tourneur, a été remarquable et a apporté tout son soutien au service de psychologie. C’est un épisode que nous n’oublierons jamais.
Pour continuer sur ce sujet si difficile, est-ce que les polytechniciens sont davantage sujets au suicide des jeunes ?
Anne Delaigue : Statistiquement ils le sont moins que la moyenne nationale car il y a justement plus d’accompagnement et de soutien. Actuellement avec la crise sanitaire, l’ARS estime à 45 % le pourcentage des étudiants qui vont très mal. J’ai participé il y a quelque temps à un colloque sur la souffrance des étudiants des grandes écoles avec le réseau Resppet (Réseau de soins psychiatriques et psychologiques pour les étudiants) et je suis intervenue sur le syndrome de l’imposteur.
C’est paradoxalement à Polytechnique que ce syndrome se développe car il y est plus difficile de demander une explication quand on n’a pas compris. Et, quand les élèves arrivent en stage de 2A, il est très fréquent qu’on attende d’eux qu’ils trouvent des solutions à tout puisqu’ils sont polytechniciens. Il existe une injonction très forte qui repose sur leurs épaules de choisir sans cesse la voie royale. Puisqu’ils sont entrés à Polytechnique, ils vont forcément tout réussir. En réalité rares sont ceux qui ont une vocation en arrivant à l’École.
Un des élèves qui venait me consulter a inventé le binet AtypiX pour justement créer un lieu où l’on puisse sortir de cette injonction. Être un enfant « chargé de mission » comme les appelait Françoise Dolto, chargé de la mission de réussir, d’être la fierté de la famille, ne donne pas la possibilité de se plaindre, ni de chercher sa propre trace. Il y a là une injonction paradoxale qui fabrique de l’angoisse.
Avez-vous gardé contact avec des anciens élèves ?
Anne Delaigue : Vingt ans après mon arrivée à Polytechnique, j’ai ouvert une consultation le soir, uniquement destinée aux élèves qui avaient engagé un travail de thérapie avec moi et qui refusaient d’être orientés vers d’autres collègues. À leur arrivée, nous signalons aux élèves qu’ils sont ayants droit toute leur vie du service de psychologie qui propose de les orienter vers des adresses sérieuses, dans toute la France.
J’ai eu aussi le plaisir d’avoir des nouvelles d’anciens élèves qui m’appelaient parfois vingt ans plus tard pour me demander les résultats de leurs tests ou revenaient faire un point sur eux-mêmes. J’ai même eu, il y a une dizaine d’années, un élève de la promotion 48 qui m’a demandé à voir son dossier de tests !
“C’est extraordinaire pour les anciens de pouvoir relire leurs résultats de tests
des années plus tard.”
C’est extraordinaire pour eux de pouvoir relire leurs résultats des années plus tard et de voir quelles étaient leurs aspirations de l’époque, comment ils se décrivaient et ce qu’ils sont devenus.
Après 44 ans passés à l’École polytechnique, que vous reste-t-il de cette expérience singulière ?
Anne Delaigue : Le plaisir de monter, d’étoffer et de sécuriser un vrai service de psychologie qui est une véritable vitrine pour le monde étudiant. Grâce au service de psychologie de l’X, les grandes écoles (HEC en 1956), puis à partir de 1988 toutes les universités françaises, ont décidé elles aussi de proposer des consultations à leurs étudiants. Mais nous sommes les seuls à avoir de vrais postes à temps plein.
Le plaisir d’être celle qui va témoigner de l’importance de prendre soin de la santé mentale des élèves des grandes écoles. Le plaisir de travailler avec une population jeune, qui vous pousse à vous renouveler tout le temps. C’est très stimulant intellectuellement et j’ai eu chaque année des élèves qui m’ont dit : « Merci, Madame, vous m’avez sauvé la vie. »
Que voudriez-vous dire à toutes ces générations de polytechniciens que vous avez rencontrées ?
Anne Delaigue : D’abord je voudrais les remercier, leur dire qu’ils continuent à être très présents à mon esprit et qu’ils m’ont tous apporté quelque chose. Ça a été une joie de rencontrer des polytechniciens de tous les milieux, puis du monde entier, d’accompagner des jeunes filles qui venaient de pays où elles n’avaient pas les mêmes libertés qu’en France, etc. J’ai énormément appris à leur contact, j’ai entendu des histoires de vie extraordinaires et ils sont toujours aussi importants pour moi.
Pour joindre Anne (Saboureault)-Delaigue : delaigue.anne@gmail.com