Anne Duthilleul (X72) « Une formation scientifique et humaine »
Entrée major en 1972, première année où le concours était ouvert aux filles, Anne Duthilleul relit sa carrière déjà longue à la lumière de cet apport essentiel, à ses yeux, la formation scientifique et humaine.
REPÈRES
Anne Chopinet, qui épousera plus tard Jean- Marie Duthilleul, voit dans l’entrée à l’École « un accès exceptionnel et fondamental à une formation unique en son genre, tant sur le plan scientifique que sur le plan humain, voire philosophique. C’est frappant au sortir des classes préparatoires, très scolaires dans leur orientation et leur organisation, même si leur formation à la rigueur du raisonnement et à l’effort est précieuse. »
Propos recueillis par la Rédaction
« Pas de discrimination entre cerveau gauche, au raisonnement plus scientifique, et cerveau droit, siège de la sensibilité, estime Anne Duthilleul. Les grands scientifiques eux-mêmes n’échappent pas aux interrogations humaines ou philosophiques de leur temps, comme on le voit dans La Partie et le Tout de Werner Heisenberg… et comme on le ressent si vivement avec l’enseignement de la physique moderne, introduite depuis peu à l’École, dans les années soixante-dix.
Une plongée dans l’intelligence et dans la science en train de se construire
Entre une petite classe d’astrophysique et une conférence de Malraux sur le rôle de la science dans la formation des hommes, quelle nourriture pour la pensée ! Et quelle vision étendue ! » À l’X, Anne vit « une véritable plongée dans l’intelligence, dans la science telle qu’elle est en train de se construire, ouvrant de nouvelles possibilités immenses. Et en même temps, par les nombreuses discussions qui s’instaurent, par la discipline des périodes militaires, par les matières plus philosophiques abordées, elle se sent tout entière « entraînée » dans tous les sens du terme. »
Une construction permanente
Du temps pour la famille
« Le secret : ne jamais culpabiliser vis-à-vis de sa famille et se concentrer sur elle dans les temps libres pour compenser la quantité par la qualité du temps passé ensemble. Travailler à la maison le soir ou le week-end ? Seulement quand les enfants sont petits et qu’ils dorment. Mais à l’âge de l’adolescence, il faut être prêt à discuter tard le soir après le dîner ou au moment où l’enfant en a le besoin et l’envie. Pas question alors de se réfugier dans un dossier, même urgent, cela passera après, la nuit ou le lendemain. »
Pour Anne Duthilleul, « tout matin est un commencement » offrant de nouvelles occasions à saisir et de nouvelles questions à résoudre pour avancer.
Avec leurs cinq enfants, pas le temps de s’ennuyer. Deux garçons d’abord, une fille, puis deux autres garçons. Ils ont suivi le déroulement de sa carrière avec intérêt, l’ont soutenue pendant les périodes de transition et ont toujours apprécié son engagement. La chance d’habiter au centre de Paris, jamais à plus d’un quart d’heure de transport de son travail, un peu d’organisation pour faire tourner la maison et le relais pris alternativement par son époux ou elle, lors des périodes plus chargées professionnellement, lui ont permis de poursuivre un travail à plein-temps sans discontinuité.
La voile est une école de vie et de rigueur entre les courants et les rochers
Les loisirs ? Des week-ends à la campagne dans la maison de famille, où Jean-Marie était élu pendant deux mandats municipaux, et surtout quinze jours de bateau l’été avec tous les enfants pour se retrouver sans aucune interférence. « J’ai appris à manœuvrer comme équipière avec Jean-Marie, féru de voile, sur un Corsaire (5,50 m). La voile est une école de vie et de rigueur aussi, surtout en Bretagne entre les courants et les rochers. »
Rigueur et transversalité
« La rigueur de raisonnement », c’est ce que s’efforce de dispenser Anne Duthilleul dans ses activités professionnelles. Elle tient également à « une certaine transversalité ou interdisciplinarité entre profils et horizons différents qui s’enrichissent mutuellement ». Ses premiers stages l’ont amenée à l’hôpital Frédéric Joliot- Curie à Orsay, dans un service de médecine nucléaire du Commissariat à l’énergie atomique (CEA), où elle était la « mathématicienne » modélisatrice de l’équipe complètement interdisciplinaire, dirigée par un médecin et un pharmacien.
Le métier de haut fonctionnaire
Quelques années après la crise du pétrole, sur la lancée du programme d’indépendance énergétique français, ses goûts l’amènent à s’occuper d’énergie.
Au Service des matières premières et du sous-sol de la DGEMP, Anne est chargée du Plan uranium, qui recherche en France et dans le monde des ressources exploitables pour les compagnies minières de l’Hexagone. Elle côtoie des géologues, « toujours curieux des contrées qu’ils explorent… et de leurs bons restaurants, des industriels de grands groupes, car l’industrie minière est très capitalistique ».
Elle apprend son métier de haut fonctionnaire, représentant l’État, et la notion d’intérêt général, à laquelle elle est très attachée.
« À cette époque, rappelle-t-elle, le ministre de l’Industrie s’appelle André Giraud, ancien patron du CEA, et s’intéresse à des projets futuristes comme l’exploitation des nodules polymétalliques des grands fonds marins pour le nickel et le manganèse. C’est un programme à multiples facettes, minière et métallurgique, mais aussi technologique, pour les robots d’exploration et d’exploitation à grande profondeur, et diplomatique avec la négociation tour à tour à Paris, à Londres ou à New York de la Convention internationale sur le droit de la Mer. »
Sa recherche de transversalité l’amène à quitter le ministère de l’Industrie pour entrer à la direction du Budget, qui a la haute main sur l’attribution des crédits publics.
« Interface entre les ministères techniques et les échelons politiques, cette direction prestigieuse élabore des analyses rigoureuses et présente des dossiers parfaitement argumentés reflétant les différents points de vue pour les fameux « arbitrages ?. »
À la recherche d’une politique
Un engagement politique
« Faire plus, faire mieux pour nos concitoyens », tel est le sens de l’engagement politique qu’elle a côtoyé pendant des années, auprès d’hommes politiques de métier. » À la place de conseiller ou de responsable économique, le temps d’analyse des problèmes et de formulation de propositions, pour être nécessaire et fructueux, doit être plus profond et plus lent que le temps politique au rythme inexorable de manifestations publiques en échéances électorales.
« Le lieu privilégié de l’élaboration des politiques, estime-t-elle, se situe dans les cabinets ministériels, très spécifiques à la France, où les conseillers jouent un rôle de traduction et transmission des décisions du niveau politique vers l’administration et les milieux économiques, d’une part, de remontée des informations, des problèmes et des propositions vers les échelons politiques, d’autre part. »
Elle est invitée à participer au cabinet d’Alain Juppé, ministre du Budget de 1986 à 1988. Elle a la responsabilité de budgets sectoriels, industrie, environnement, transports et agriculture. Secteurs dont elle reprendra la charge de 1995 à 2000 auprès du président Jacques Chirac dès son élection.
Faire entrer dans les cercles de décisions politiques les méthodes d’analyse stratégique employées dans l’industrie, où elle a passé plusieurs années à les mettre en oeuvre au Centre national d’études spatiales (CNES), puis chez GEC-Alsthom (devenu Alstom), était un des défis qu’Anne Duthilleul a souhaité relever en revenant en 1995 dans un poste de conseiller multisectoriel à l’Élysée.
« Pour être lisible, dit-elle, une politique doit reposer sur un constat partagé et comporter des orientations permettant à chacun de s’aligner sur les objectifs retenus. Pour l’industrie au plan national, comme dans chaque entreprise, cela relève de méthodes analogues, seule l’échelle diffère. » Elle se sent « à l’aise dans l’élaboration de telles stratégies » et cherche à appliquer les méthodes éprouvées dans un cadre politique comme en entreprise. L’un et l’autre lui semblent contribuer à la construction de l’avenir.
Volontarisme
« Qui dit plan stratégique dit aussi compétitivité, réduction des coûts et développements associés. La créativité peut sembler bien loin, mais en fait non. Car tel directeur d’usine placé devant l’obligation générale de réduire ses coûts de 20% trouvera les moyens d’augmenter son chiffre d’affaires d’autant pour « nourrir » son usine et ses salariés. Un autre, trop bien doté en carnet de commandes, refusera de répondre à de nouvelles demandes de devis, restant ainsi statique dans un monde de plus en plus concurrentiel. Or, le volontarisme est de mise, en entreprise comme en politique, et le rôle des chefs d’entreprises comme celui des décideurs est d’être au service de l’intérêt général, car tout le monde profite des retombées positives d’une croissance comme d’une politique active de défense de l’industrie. Du moins si la confiance est là pour rassembler dans une vision commune. »
Aller retour vers l’entreprise
En 1988, Anne Duthilleul se dirige vers un poste de responsabilité directe, comme Secrétaire général du CNES. Ayant suivi les programmes spatiaux à la direction du Budget en son temps : « C’est une occasion rêvée de passer de l’autre côté de la barrière et de mettre rigueur et créativité au service de leur réalisation. »
Montrer clairement les choses
« Partout s’applique la complémentarité des approches : pour défendre un projet, il faut le connaître, et pour le connaître, il faut gagner la confiance de ses interlocuteurs, pour les amener à expliquer les fondements et les objectifs sans crainte, et ça marche. » La grande leçon qu’Anne Duthilleul en retient, « c’est qu’il faut montrer clairement les choses, oser se dévoiler et risquer la confiance pour être mieux défendu ensuite quoi qu’il arrive, même si tout n’est pas gagné, et qu’il y aura toujours plus de demandes à satisfaire que de crédits disponibles. »
En 1992, elle s’engage chez GEC-Alsthom, comme responsable du plan stratégique de la division Transport. Et elle y découvre « l’intérêt général vu de l’intérieur d’une entreprise ». Ayant souvent « constaté le grand écart entre le monde de l’entreprise et le monde politique, à l’écoute des uns et des autres, Anne Duthilleul s’est efforcée de le combler en partie dans ses missions à la présidence de l’Erap, holding industrielle de l’État. »
Précisément constitué dans les années soixante pour isoler le bras armé d’une politique industrielle publique (pétrolière) des griffes des purs financiers, cet établissement public avait déjà, avant mon arrivée, privatisé ELF et Eramet, cédé la moitié de son portefeuille dans Eramet et la SLN aux intérêts calédoniens, et restait actionnaire très minoritaire de la Cogéma. »
Elle participe activement à la constitution d’Areva en 2001, revenant au secteur de l’énergie, jamais très loin de ses préoccupations. Puis, en 2003, l’Erap investit directement 9 milliards d’euros dans France Télécom pour le compte de l’État. Et, sur un registre de conseil stratégique et de négociation, elle se trouve mandatée par le Gouvernement sur les grands projets miniers et métallurgiques concernant le nickel en Nouvelle-Calédonie, « pour les sortir de l’ornière et favoriser leur développement ».
Une nouvelle fonction
Défendre les programmes de recherche et développement technologique
Anne Duthilleul continue aujourd’hui son chemin comme membre actif du Conseil économique, social et environnemental, » image miniature de la société française pleine de contradictions, avec ses blocages, mais aussi ses remises en question et ses débats ouverts ». Également membre de la Commission de régulation de l’énergie, elle « renoue avec son premier secteur de prédilection, au service de l’intérêt général, dans l’invention d’une nouvelle fonction, celle de régulateur attentif aux consommateurs industriels et particuliers comme aux fournisseurs et transporteurs de gaz et d’électricité, dans le contexte européen et mondial. »