Antigone

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°588 Octobre 2003Par : ANOUILHRédacteur : Philippe OBLIN (46)

Nous savons depuis Molière que c’est une étrange entre­prise que celle de faire rire les hon­nêtes gens. Mais n’en est-ce point une plus étrange encore que de les faire réflé­chir, sur­tout par les temps qui courent. M . Robert Hos­sein vient en tout cas de s’y hasar­der récem­ment en mon­tant l’Anti­gone d’Anouilh, qui évoque la dif­fi­cile ques­tion des rap­ports entre droi­ture morale indi­vi­duelle et impé­ra­tifs d’efficacité pour le bien de la collectivité.

La pièce fut jouée pour la pre­mière fois le 4 février 1944, au Théâtre de l’Atelier. Elle empor­ta d’emblée un immense suc­cès. Assez curieu­se­ment, le gros du public crut y voir une exal­ta­tion de la Résis­tance – la France connais­sait alors la pire période de l’occupation ger­ma­no-nazie, d’ailleurs de moins en moins ger­ma­no, mais de plus en plus nazie à mesure que le temps pas­sait – alors qu’elle contient bien autre chose, confère autant de noblesse au refus d’Antigone qu’au dévoue­ment de Créon au bien de la Cité.

Et sur­tout que ce serait mal connaître le scep­ti­cisme lucide d’Anouilh quant aux humaines entre­prises que de pen­ser qu’il aurait écrit une pièce de cir­cons­tance, en un temps où, l’issue de la guerre ne fai­sant plus guère de doute, les réseaux de résis­tance recru­taient beau­coup plus faci­le­ment qu’en 1940 et 1941, années d’obscurité où il fal­lait autre­ment de cou­rage (et d’intelligente luci­di­té) pour s’opposer à une situa­tion per­çue par beau­coup comme inéluctable.

Si d’ailleurs à chaque reprise, mais elles sont hélas trop rares, l’Anti­gone d’Anouilh rameute un large public, c’est sans doute à l’intemporalité du mythe d’Antigone, et à ses réso­nances poli­tiques, qu’il faut attri­buer ce suc­cès, au moins autant sinon plus qu’à une vague exal­ta­tion du refus en soi, deve­nue avec le temps plus ou moins soixan­te­hui­tarde. Les Grecs, qui ont à peu près tout dit sur la nature humaine, le savaient déjà. Même chez Sophocle, dont les per­son­nages sont moins com­plexes que ceux d’Anouilh, la situa­tion est bien plus riche que ne le serait un affron­te­ment sim­plet entre le Bien (le res­pect d’Antigone pour les “lois non-écrites”) et le Mal (l’arbitraire de Créon, refu­sant la sépul­ture à Polynice).

Certes, les Grecs atta­chaient une impor­tance extrême aux rites de sépul­ture. Les stra­tèges athé­niens vain­queurs de la flotte spar­tiate aux Argi­nuses en sur­ent quelque c h o s e : aus­si­tôt ren­trés à Athènes, ils furent jugés, condam­nés à mort et exé­cu­tés car, sur­pris par une tem­pête à l’issue du com­bat, ils n’avaient pu rendre les hon­neurs funèbres à leurs dis­pa­rus en mer. Même si l’on peut pen­ser que l’affaire eut aus­si des des­sous poli­tiques nous échap­pant, elle montre au moins la rece­va­bi­li­té du motif, non­obs­tant toute situa­tion de force majeure.

Il faut pour­tant savoir aus­si que la déci­sion de Créon n’avait rien d’une mons­truo­si­té. La pri­va­tion de sépul­ture consti­tuait un châ­ti­ment recon­nu par l’usage, dans des cas d’extrême gra­vi­té. Il s’agissait en effet du pire qui se puisse ima­gi­ner, puisque, selon les croyances grecques, il attei­gnait le cou­pable dans l’au-delà, en condam­nant son âme à une errance sans repos et sans fin. Et l’Antigone de Sophocle conteste si peu la vali­di­té de la déci­sion royale qu’elle recon­naît s’être ren­due cou­pable de déso­béis­sance à la loi de la Cité.

Si elle invoque ses fameuses “lois non-écrites” en faveur de sa pié­té fra­ter­nelle, c’est pour un motif qui ne laisse pas de nous sur­prendre, vingt-cinq siècles après Sophocle : elle n’eût pas déso­béi, explique-t-elle, s’il se fût agi d’un époux ; veuve, elle aurait en effet pu se rema­rier, au lieu q u ’Œdipe et Jocaste étant morts, elle ne pou­vait jamais plus avoir d’autre frère.

Chez Anouilh aus­si, Anti­gone n’est pas loin de recon­naître la vani­té de son acte. Après que son oncle lui a révé­lé les des­sous de l’affaire, quelles cra­pules étaient aus­si bien Étéocle que Poly­nice, que les cadavres n’ont pas même pu être iden­ti­fiés, qu’il s’est conten­té de faire du plus abî­mé des deux celui d’un cou­pable à livrer en pâture à la foule au bord de la guerre civile, afin de réta­blir l’ordre public, il lui demande : Qu’est-ce que tu vas faire main­te­nant ? – Je vais remon­ter dans ma chambre, répond Anti­gone, pareille à une som­nam­bule, comme vain­cue par tant de luci­di­té désabusée.

C’est alors que tout bas­cule. Anouilh met une sour­dine pro­vi­soire au dilemme poli­tique, pour faire entrer ses per­son­nages dans l’affrontement entre l’intransigeance de l’adolescence et la sagesse réa­liste de l’âge mûr. Au lieu de lais­ser la jeune fille “mon­ter dans sa chambre ”, l’oncle se mêle de lui don­ner des conseils de bon­heur, mais de petits bon­heurs simples et quo­ti­diens. Faute d’avoir com­pris que ce n’est pas cela qu’elle cherche, mais qu’elle veut tout, tout de suite, et que ce soit entier – c’est elle qui le lui dit, au cours de la dis­pute où elle reprend le des­sus – il déclenche, au contraire de sa volon­té, la catas­trophe finale, deve­nue poli­ti­que­ment inévi­table à pré­sent que le scan­dale ne peut plus être étouf­fé. Déjà, la foule hurle autour du palais.

Une fois pour­tant que Créon, demeu­ré seul, s’en va pré­si­der le conseil puisqu’il est là pour cela et que le rideau tombe sur les gardes jouant aux cartes, l’on peut se deman­der s’il s’agit réel­le­ment d’une pièce sur la poli­tique, et pas plu­tôt sur la bêtise des grandes per­sonnes ? Parce qu’il n’y a pas seule­ment la mal­adresse de Créon, pre­nant sa nièce à rebrousse-poil, mais aus­si la stu­pi­di­té de la nour­rice, qui n’a rien com­pris à la situa­tion et ne trouve rien d’autre à dire à la petite Anti­gone sur­gis­sant dans l’aube indé­cise que de l’envoyer se laver les pieds, sans par­ler, bien enten­du, de la balour­dise des gardes, tout bouf­fis de suf­fi­sance trouillarde. Il est vrai qu’à bien consi­dé­rer les choses, force est de recon­naître que la bêtise des grandes per­sonnes joue en poli­tique un rôle sou­vent consi­dé­rable, de sorte que les deux thèmes ne sont pas si éloi­gnés que l’on pour­rait croire. N’est-ce point votre avis ?

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