Antigone
Nous savons depuis Molière que c’est une étrange entreprise que celle de faire rire les honnêtes gens. Mais n’en est-ce point une plus étrange encore que de les faire réfléchir, surtout par les temps qui courent. M . Robert Hossein vient en tout cas de s’y hasarder récemment en montant l’Antigone d’Anouilh, qui évoque la difficile question des rapports entre droiture morale individuelle et impératifs d’efficacité pour le bien de la collectivité.
La pièce fut jouée pour la première fois le 4 février 1944, au Théâtre de l’Atelier. Elle emporta d’emblée un immense succès. Assez curieusement, le gros du public crut y voir une exaltation de la Résistance – la France connaissait alors la pire période de l’occupation germano-nazie, d’ailleurs de moins en moins germano, mais de plus en plus nazie à mesure que le temps passait – alors qu’elle contient bien autre chose, confère autant de noblesse au refus d’Antigone qu’au dévouement de Créon au bien de la Cité.
Et surtout que ce serait mal connaître le scepticisme lucide d’Anouilh quant aux humaines entreprises que de penser qu’il aurait écrit une pièce de circonstance, en un temps où, l’issue de la guerre ne faisant plus guère de doute, les réseaux de résistance recrutaient beaucoup plus facilement qu’en 1940 et 1941, années d’obscurité où il fallait autrement de courage (et d’intelligente lucidité) pour s’opposer à une situation perçue par beaucoup comme inéluctable.
Si d’ailleurs à chaque reprise, mais elles sont hélas trop rares, l’Antigone d’Anouilh rameute un large public, c’est sans doute à l’intemporalité du mythe d’Antigone, et à ses résonances politiques, qu’il faut attribuer ce succès, au moins autant sinon plus qu’à une vague exaltation du refus en soi, devenue avec le temps plus ou moins soixantehuitarde. Les Grecs, qui ont à peu près tout dit sur la nature humaine, le savaient déjà. Même chez Sophocle, dont les personnages sont moins complexes que ceux d’Anouilh, la situation est bien plus riche que ne le serait un affrontement simplet entre le Bien (le respect d’Antigone pour les “lois non-écrites”) et le Mal (l’arbitraire de Créon, refusant la sépulture à Polynice).
Certes, les Grecs attachaient une importance extrême aux rites de sépulture. Les stratèges athéniens vainqueurs de la flotte spartiate aux Arginuses en surent quelque c h o s e : aussitôt rentrés à Athènes, ils furent jugés, condamnés à mort et exécutés car, surpris par une tempête à l’issue du combat, ils n’avaient pu rendre les honneurs funèbres à leurs disparus en mer. Même si l’on peut penser que l’affaire eut aussi des dessous politiques nous échappant, elle montre au moins la recevabilité du motif, nonobstant toute situation de force majeure.
Il faut pourtant savoir aussi que la décision de Créon n’avait rien d’une monstruosité. La privation de sépulture constituait un châtiment reconnu par l’usage, dans des cas d’extrême gravité. Il s’agissait en effet du pire qui se puisse imaginer, puisque, selon les croyances grecques, il atteignait le coupable dans l’au-delà, en condamnant son âme à une errance sans repos et sans fin. Et l’Antigone de Sophocle conteste si peu la validité de la décision royale qu’elle reconnaît s’être rendue coupable de désobéissance à la loi de la Cité.
Si elle invoque ses fameuses “lois non-écrites” en faveur de sa piété fraternelle, c’est pour un motif qui ne laisse pas de nous surprendre, vingt-cinq siècles après Sophocle : elle n’eût pas désobéi, explique-t-elle, s’il se fût agi d’un époux ; veuve, elle aurait en effet pu se remarier, au lieu q u ’Œdipe et Jocaste étant morts, elle ne pouvait jamais plus avoir d’autre frère.
Chez Anouilh aussi, Antigone n’est pas loin de reconnaître la vanité de son acte. Après que son oncle lui a révélé les dessous de l’affaire, quelles crapules étaient aussi bien Étéocle que Polynice, que les cadavres n’ont pas même pu être identifiés, qu’il s’est contenté de faire du plus abîmé des deux celui d’un coupable à livrer en pâture à la foule au bord de la guerre civile, afin de rétablir l’ordre public, il lui demande : Qu’est-ce que tu vas faire maintenant ? – Je vais remonter dans ma chambre, répond Antigone, pareille à une somnambule, comme vaincue par tant de lucidité désabusée.
C’est alors que tout bascule. Anouilh met une sourdine provisoire au dilemme politique, pour faire entrer ses personnages dans l’affrontement entre l’intransigeance de l’adolescence et la sagesse réaliste de l’âge mûr. Au lieu de laisser la jeune fille “monter dans sa chambre ”, l’oncle se mêle de lui donner des conseils de bonheur, mais de petits bonheurs simples et quotidiens. Faute d’avoir compris que ce n’est pas cela qu’elle cherche, mais qu’elle veut tout, tout de suite, et que ce soit entier – c’est elle qui le lui dit, au cours de la dispute où elle reprend le dessus – il déclenche, au contraire de sa volonté, la catastrophe finale, devenue politiquement inévitable à présent que le scandale ne peut plus être étouffé. Déjà, la foule hurle autour du palais.
Une fois pourtant que Créon, demeuré seul, s’en va présider le conseil puisqu’il est là pour cela et que le rideau tombe sur les gardes jouant aux cartes, l’on peut se demander s’il s’agit réellement d’une pièce sur la politique, et pas plutôt sur la bêtise des grandes personnes ? Parce qu’il n’y a pas seulement la maladresse de Créon, prenant sa nièce à rebrousse-poil, mais aussi la stupidité de la nourrice, qui n’a rien compris à la situation et ne trouve rien d’autre à dire à la petite Antigone surgissant dans l’aube indécise que de l’envoyer se laver les pieds, sans parler, bien entendu, de la balourdise des gardes, tout bouffis de suffisance trouillarde. Il est vrai qu’à bien considérer les choses, force est de reconnaître que la bêtise des grandes personnes joue en politique un rôle souvent considérable, de sorte que les deux thèmes ne sont pas si éloignés que l’on pourrait croire. N’est-ce point votre avis ?