Antigone
Il y a quelques deux mille quatre cents ans, à l’heure où le jour naissant colore de rose le ciel d’Athènes, le public des Grandes Dionysies, tôt levé, entendait monter pour la première fois d’un proskénion le dialogue entre deux filles furtives, surgies dans l’aube indécise. Antigone et Ismène sont en désaccord à propos de l’interdiction d’ensevelir le corps de leur frère Polynice, traître à sa patrie, promulguée par Créon.
Ce conflit entre le droit positif, né de la nécessité de maintenir la paix au sein de la cité, et un autre droit, venu de plus loin, n’a pas fini d’alimenter les méditations des moralistes politiques, tant il constitue l’une des contradictions propres aux groupes humains. Et Sophocle, le premier peut-être à l’avoir porté sur la scène, demeure présent parmi nous : le public parisien de 1999 écoutait avec la même attention fervente que les Athéniens de l’an 411 av. J‑c. l’Antigone que Marcel Bozonnet a montée au Théâtre de la Bastille avec une équipe de trois jeunes comédiens, une fille (Élisa Lepoivre) et deux garçons (Dimitri Rataud et Scali Delpeyrat), renouant ainsi avec la pratique grecque de confier plusieurs personnages importants à un même acteur.
Il leur avait adjoint un danseur (Massimo Biacchi), fidèle en cela aussi à l’usage du théâtre grec, où le chœur ne se contentait pas de psalmodier son texte, mais dansait (ou se livrait à des cabrioles et des clowneries dans le drame satyrique).
Le seul reproche qu’on pourrait formuler à l’encontre de la mise en scène de Marcel Bozonnet et Jean Bollack, par ailleurs admirable de dépouillement et d’élégance plastique, concerne justement le chœur, ou plus exactement le coryphée : alors que les autres protagonistes étaient vêtus à l’antique, pourquoi avait-il des allures de jeune et ironique voyou en complet veston beige clair et coiffé d’un borsalino, quand le texte de Sophocle précise, sans aucune ambiguïté possible de traduction, qu’il s’agit d’un vieillard thébain, plutôt conformiste et timoré 1 Ce sont là de ces choses qui surprennent quand on les considère.
Je ne voudrais pas disserter longuement sur le mythe d’Antigone. Il est malséant de se répéter en un même lieu et j’en ai déjà parlé dans ces pages (Boutiquiers et belles âmes, LaJaune et la Rouge de mars 1994). Quelque chose pourtant m’avait alors échappé : j’avais cru voir dans l’Antigone de Sophocle un personnage moins complexe que celui d’Anouilh, s’en tenant à défendre les » lois non-écrites « , face à l’arbitraire de Créon.
En fait, chez Sophocle aussi, la situation est loin d’être tranchée entre le bien et le mal, qui naît plus de l’entêtement de Créon que de sa décision première, somme toute assez rondée et en rien novatrice. Ayant d’abord voulu bien faire, peu à peu exaspéré par la résistance à quoi il se heurte, de la part d’Antigone sa nièce, puis de son propre fils, craignant aussi de compromettre sa naissante autorité en cédant à une jeune fille, il sait pourtant, lui aussi, respecter la volonté des Dieux, aussitôt qu’exprimée clairement, c’est-à-dire autrement que par les orgueilleux lamentos d’Antigone. Averti de son erreur par le devin Tirésias, en qui il a confiance, il fait immédiatement volte-face et donne ses ordres en conséquence, mais la fatalité veut que ce soit trop tard.
De sorte qu’il ne lui reste plus qu’à lancer son cri final de détresse, si typiquement grec :
Tout m’échappe de ce que je tenais ; sur moi, le destin s’est abattu.
Quant à Antigone, elle donne, avant de suivre les gardes qui la mènent au tombeau, une curieuse explication de ce qu’elle reconnaît avoir été un acte de rébellion : ce qu’elle a fait pour un frère, elle ne l’eût pas fait pour un mari, ni pour ses propres enfants ; pour eux, elle n’aurait pas violé la loi car veuve, dit-elle, elle aurait pu se remarier et avoir d’autres enfants, au lieu que, ses parents OEdipe et Jocaste tous deux descendus aux sombres séjours, elle ne pouvait plus jamais avoir d’autre frère.
La mentalité grecque n’a pas fini de nous surprendre, si éloignée de nous par certains aspects, et pourtant si permanente dans la splendeur de son expression lyrique. Encore maintenant, quoi de plus émouvant que les adieux d’Antigone à la lumière du jour :
Regardez, habitants de ma terre natale, regardez-moi
Parcourir ma route derrière
Et contempler une ultime fois
Léclat du soleil.
Vous,fontaines de Dircé, et vous, murailles sacrées
De Thèbes bien armée,
Je vous prends à témoin de mon départ,
Seule, et sans amis.