Appréhender la décarbonation du secteur agricole
X Food est un groupe X qui se consacre aux questions d’alimentation. Il dédie les années 2023–2024 à des réflexions sur la décarbonation du secteur agricole.
Voici leurs premières conclusions.
La question de la production alimentaire mondiale fait face à un dilemme : répondre à la demande croissante de nourriture dans un contexte de croissance démographique forte (la FAO estime qu’il faudra produire 60 % de nourriture en plus d’ici 2050) tout en réduisant drastiquement les émissions de gaz à effet de serre (aujourd’hui, l’agriculture représente 25 % des émissions de GES à l’échelle mondiale).
Des ambitions contradictoires ?
À première vue, deux ambitions qui semblent contradictoires, mais qu’il est bien nécessaire de concilier si l’on ne veut pas trancher entre la survie de la population et la survie de la planète. La réponse à la question de la sécurité alimentaire compatible avec la trajectoire nécessaire de réduction des émissions de gaz à effet de serre est vaste, complexe, et nécessite une approche systémique. Elle doit se traiter à l’échelle mondiale, considérant entre autres les besoins alimentaires de base, les diversités territoriales et climatiques, les différences culturelles, le cadre économique et politique et les capacités technologiques.
Aborder la question de la production alimentaire en considérant toutes ces dimensions simultanément paraît ambitieux. Une approche pourrait être de fixer une ou plusieurs dimensions et de naviguer de ce fait dans un champ de réponses certes incomplet mais plus facilement appréhendable. C’est d’ailleurs ce qui est naturellement fait, mais sans qu’on soit toujours conscient de la ou des dimensions fixées dans l’approche choisie.
X Food
C’est en tout cas l’approche choisie par X Food, think-tank d’alumni polytechniciens créé en 2015 par Anne-Claire Asselin (X84). Le mandat 2023–2024 a pour ambition de décortiquer le sujet de la décarbonation du secteur alimentaire (à la fois sur l’amont agricole et sur l’aval de la transformation) au travers d’un cycle de trois conférences sur l’année. Sur la première partie de l’année, nous avons décidé de nous concentrer sur le cas français et de plonger à l’échelle du territoire pour répondre aux enjeux de production et de décarbonation, en faisant fi de la dimension géopolitique et du contexte de marché. Cela permet d’éclairer les questions techniques et sociétales de la production et de la décarbonation, mais ce seul prisme ne saurait être une réponse viable dans un contexte économique mondialisé.
La souveraineté alimentaire française
D’abord partons de quelques constats. La France « grenier de l’Europe », mythe ou réalité ? Sur la question de la souveraineté alimentaire (autrement dit : est-ce que la production agricole française suffit à nourrir les Français ?), nous sommes théoriquement capables de produire les aliments de base et de les transformer, et même d’en produire en excédent. Nos rendements et la surface utile disponible servent à couvrir les besoins des Français sur les céréales, considérées comme produit alimentaire de base. Nous avons en plus la chance d’avoir un sol et un climat qui nous permettent une large diversité alimentaire (fruits, légumes, poissons, viandes), garantie d’une population en bonne santé.
La spécialisation des sols
Dans la pratique, la question de la souveraineté est plus complexe. La France importe désormais 20 % de sa consommation, avec des écarts importants selon les filières. Sur les fruits et légumes, seule la moitié de notre consommation est produite en France. À l’origine, un manque de compétitivité sur le marché global et également une baisse du nombre de maraîchers et d’arboriculteurs. À l’inverse, sur les céréales, la balance commerciale est largement favorable, puisque 50 % de la production est destinée à l’export. Ces phénomènes sont bien connus et sont la conséquence d’une spécialisation des sols – produire les cultures à plus haut rendement sur le sol dédié pour maximiser la marge économique.
La marge économique est indépendante des besoins réels d’une population locale, mais plutôt déterminée par une logique de marché (les denrées alimentaires sont des biens échangés sur les marchés, dont le prix est fixé par l’offre et la demande à l’échelle mondiale). La question de la production alimentaire à l’échelle du territoire n’est donc pas tant une question technique qu’une question économique. Il y a évidemment des leviers d’ordre politique qui pourraient permettre de booster la compétitivité des productions agricoles française, de taxer davantage les produits importés, ou alors de subventionner des filières en plus des aides déjà apportées par la PAC, mais cela pourrait avoir comme conséquence d’augmenter le panier moyen du Français pour son alimentation.
La décarbonation du secteur agricole français
L’agriculture en France représente 19 % des émissions de gaz à effet de serre à l’échelle du pays (2e poste après les transports). Sur ces émissions, 87 % sont du méthane et du protoxyde d’azote (source : ministère de l’Agriculture) ayant pour origine principalement l’élevage bovin et l’utilisation d’engrais azotés. On peut donc envisager une suppression de l’élevage bovin (et donc de la consommation de produit) pour réduire de manière significative les émissions de GES. Oui, mais cela pose de fait la question des alternatives aux protéines bovines pour assurer un régime alimentaire sain aux Français.
De multiples solutions possibles, mais une des plus prometteuses serait de tendre vers un régime plus végétarien à base de légumineuses (pois chiches et lentilles par exemple). Les légumineuses ont, en plus de l’avantage de l’apport protéique, la capacité d’absorber l’azote de l’air pour le retransmettre au sol, ce qui rend ces cultures particulièrement économes en engrais azotés.
Alors pourquoi ne pas plus drastiquement se tourner vers cette option ?
Vaste problème, disait le Général !
Dans la théorie, cela marche bien. Dans la pratique, ce simple constat a des conséquences importantes : entre autres, l’acceptation par la population de ces protéines végétales (tant sur le plan économique que sur le plan culturel), la formation des agriculteurs à de nouvelles pratiques culturales et la transition de ceux qui ont consacré leur vie à l’élevage, l’investissement dans la recherche pour assurer des variétés adaptées à notre territoire et assurer la stabilité de la production… L’objectif de décarbonation semble appréhendable techniquement, mais chaque pas de franchi soulève de vastes questions d’ordre davantage sociétal et économique.
Ces quelques exemples sont évidemment bien loin d’apporter une réponse à la question posée initialement, mais ils illustrent la multidimensionnalité du problème et encouragent à s’intéresser de plus près à cette question ô combien passionnante.