Apprendre à écouter le réel

Dossier : L'X et les humanitésMagazine N°701 Janvier 2015
Par Franck LIRZIN (03)

Pour­quoi étu­dier autre chose que ce à quoi l’on est des­ti­né ? Le débat remonte au moins à deux siècles, avec l’idée des frères Hum­boldt qu’une for­ma­tion, la Bil­dung, doit d’abord et avant tout ser­vir à apprendre à métier.

Alors que la France, fidèle à une tra­di­tion plus uni­ver­sa­liste, est atta­chée à édu­quer des citoyens, avant d’en faire des professionnels.

REPÈRES

Les polytechniciens qui s’intéressent aux sciences humaines sont dangereux, dit-on, du moins depuis Saint-Simon. Pourquoi diable ne se cantonnent-ils pas aux sciences et aux techniques, où leur vocation les appelle ? Á défaut, ils pourraient préférer l’étude des techniques de management, plus utiles à leur carrière, à celle de la philosophie politique ou de la poésie contemporaine.
Pourtant, chaque année, les jeunes promotions continuent de se soumettre à l’épreuve de la dissertation, certains de se passionner pour les arts ou la culture, et de plus rares d’y engager leur carrière pour devenir professeur de philosophie ou de littérature.

Ne pas choisir des lettres ou des sciences

À rebours d’un monde où le maître-mot est ren­ta­bi­li­té et où les huma­ni­tés jouent les acces­soires, Poly­tech­nique a fait le choix de l’éducation plu­tôt que de la for­ma­tion, de l’universalisme plu­tôt que de la spécialisation.

“ Le nom même de l’École rappelle cette ambition du pluralisme ”

Le nom même de l’École rap­pelle cette ambi­tion du plu­ra­lisme. Ce choix irrite ceux pour qui les huma­ni­tés sont super­flues, ran­gées avec les loi­sirs pour « qui a le temps », quand elles ne sont pas per­çues comme contre-productives.

À quoi bon trop pen­ser ? Sans tran­cher ce vaste débat, l’exemple d’une car­rière qui a tou­jours cher­ché à jouer sur les deux tableaux, de la science et des lettres, la mienne, per­met­tra, je l’espère, d’apporter quelques éclairages.

De la sérendipité dans la carrière

Il est tou­jours dif­fi­cile de démê­ler d’entre les sou­ve­nirs les linéa­ments qui nous relient aux loin­tains cours d’humanités et sciences sociales. Plus encore d’apercevoir alors le motif qu’ils ont tra­cé. Qu’importe, accep­tons l’impossible, et regardons.

Pour moi, le plus ancien de ces fils, c’est la poé­sie. L’amour des mots. Il prend forme en pré­pa, où Rim­baud, Ver­laine et Bau­de­laire côtoient Lagrange, Gauss et Euler. Poèmes et théo­rèmes, même esthé­tique intel­lec­tuelle. C’était une ques­tion d’équilibre psychique.

De là naît le goût de l’écriture : un mémoire de troi­sième année à l’X sur le rythme dans la poé­sie néo­ly­rique, puis, dans un autre style, de courtes ana­lyses, et des tri­bunes, et enfin deux livres, l’un sur l’entrepreneuriat, l’autre sur Marseille.

Avec Inter­net, l’écrit a sup­plan­té l’oral. L’écrit, c’est le vrai, la goutte d’éternité dans le quo­ti­dien fugace. Savoir écrire est deve­nu plus impor­tant que savoir par­ler. Les cour­riels sont fine­ment cise­lés, dix fois relus, avant d’être envoyés : chaque mot sera inter­pré­té, réflé­chi, enregistré.

Les cour­riels comme les poèmes ont leur pro­so­die, leur rythme, leurs règles. « Ce qui se conçoit bien s’énonce clai­re­ment », aurait pu conseiller Boi­leau en décou­vrant la pro­li­fé­ra­tion incon­trô­lable de cour­riels inutiles.

© JKPHOTO69 – FOTOLIA

LES GROS DALLOZ ROUGES

Un fil essentiel, plus classique, c’est le droit. J’ai dix-huit ans, je regarde doctement les gros Dalloz rouges de mon libraire, et décide que je ne serai pas juriste. Pas assez de logique, pensé-je.
À tort, ingénieurs et juristes font corps, l’un contre la Nature, l’autre contre la Société, pour les enlacer dans les rets de la Raison. Les cours de droit à l’X me font voir ces accointances, je les comprendrai et utiliserai plus tard. Il n’est plus un mouvement qui ne soit codifié par une norme, un décret ou un règlement. Je les lis, les consulte, et parfois les rédige.

Des archives qui éclairent notre présent

Un autre fil, c’est l’histoire. La plon­gée dans l’obscurité d’archives qui éclairent notre pré­sent. En stage à la RATP, je m’interroge : pour­quoi reste-t-il une lumière sur trois dans les métros quand l’électricité est cou­pée ? Réponse : en 1903, une cou­pure de cou­rant a plon­gé dans le noir un métro, pro­vo­quant une panique meurtrière.

“ L’écrit, c’est le vrai, la goutte d’éternité dans le quotidien fugace ”

Aujourd’hui, chef du bureau des trans­ports à la direc­tion du Bud­get, je relis un dis­cours de Lamar­tine devant la Chambre en 1838 sur les che­mins de fer : toute la poli­tique fer­ro­viaire fran­çaise est là, le réseau en étoile, le rôle d’aménagement du ter­ri­toire, le par­tage de com­pé­tence entre l’État et les entreprises.

Presque deux siècles plus tard, les débats par­le­men­taires sur la réforme fer­ro­viaire reprennent, sou­vent incons­ciem­ment, les mêmes pos­tures et anta­go­nismes qu’alors.

L’imaginaire col­lec­tif pèse lourd, et il n’est nul débat qui ne porte en lui tous ceux qui l’ont pré­cé­dé. Dans un uni­vers à cent à l’heure, l’histoire est notre rétro­vi­seur. Des poèmes aux cour­riels, de l’histoire aux archives, du droit aux normes, le che­min est par­fois incon­gru mais réel.

C’est la séren­di­pi­té qui pré­side au tra­cé : impos­sible de pré­dire la suite que pren­dra un ensei­gne­ment d’humanités. Sauf à dire que, sans lui, il ne serait rien adve­nu. Il importe de plan­ter les graines que le hasard de la vie fera germer.

Apprendre à écouter le réel

En tant que fonc­tion­naire, la for­ma­tion scien­ti­fique me sert à com­prendre les enjeux éco­no­miques avec plus de natu­rel que ceux dont la for­ma­tion n’a été qu’administrative.

À CHACUN SA RAISON

Prenons un exemple : les investissements d’infrastructures, une ligne à grande vitesse par exemple. L’ingénieur se contentera de concevoir le trajet optimal, imaginera les techniques les plus astucieuses et les machines les plus performantes pour surmonter les obstacles naturels. Mais le sociologue lui dira que les propriétaires du terrain où doit passer le tracé n’en veulent pas, l’économiste que le projet n’est pas rentable, le commercial qu’il n’y a pas assez de demande, le financier que l’argent fait défaut, l’écologiste que l’environnement est bafoué, le juriste que dix procès seront intentés dès le lendemain, le politique qu’il faut ajouter une gare dans sa ville.
Chacun d’eux aura raison, et aura ses raisons, et toutes ne seront pas compatibles ni même rationnelles. Il faut alors tenter de réunir toutes ces considérations, par des études socio-économiques, des business plans ou des diagrammes divers.

Mais, au final, ce sont les huma­ni­tés clas­siques, le droit, les sciences poli­tiques, qui servent le plus. Je fais du droit euro­péen, de la comp­ta­bi­li­té, de l’économie. Sans connais­sance des « sciences molles », tout art dans les « sciences dures » semble vain.

« Voir » la réa­li­té ne suf­fit pas, il faut aus­si l’écouter, recon­naître son infi­ni­tude et son irra­tio­na­li­té, tâcher alors de com­prendre la com­plexi­té : c’est que qu’apprennent les humanités.

Avoir conscience des enjeux socié­taux est évi­dem­ment indis­pen­sable, autant que de savoir recou­rir aux bons savoirs. Dans un uni­vers com­plexe et mou­vant, une fine com­pré­hen­sion des enjeux poli­tiques et sociaux est nécessaire.

Cette intel­li­gence sociale s’acquiert le plus sou­vent par l’expérience, mais rien n’empêche de recou­rir aux outils des sciences sociales pour lui don­ner plus de justesse.

Les humanités, le conseiller silencieux

Statue de Lire Thucydide
Lire Thu­cy­dide

Mais l’utilité pro­fes­sion­nelle des huma­ni­tés ne jus­ti­fie pas tout. Tout n’est pas direc­te­ment exploi­table. Je serais bien en peine de dire si Le Bateau ivre m’a ren­du plus performant.

Au-delà du mini­mum requis pour sur­vivre en milieu hos­tile – le droit, la comp­ta­bi­li­té, etc. – et évi­ter l’autisme tech­no­phile, les huma­ni­tés sont la base de l’humanisme.

Fer­mez les yeux et évo­quez cinq sou­ve­nirs heu­reux. Sans doute un mariage, une nais­sance, un suc­cès, aucun lié à l’argent ni à une forme de ren­ta­bi­li­té. Ce sont les choses les plus inutiles qui nous rendent les plus humains.

Il y a dans les cours sur le mana­ge­ment quelque chose d’étonnant. L’enfance d’un chef a‑t-elle lieu en chambre ? Non, elle se fait par l’incessant aller retour entre l’expérience et la conscience. Les bio­gra­phies sont de bien meilleurs manuels que les Har­vard Busi­ness Review ; le dis­cours mélien de Thu­cy­dide nous en apprend plus sur le dif­fi­cile équi­libre entre droit et pou­voir que tous les cours de gestion.

Les Illu­sions per­dues de Bal­zac expliquent mieux les méca­nismes de l’innovation que les ana­lyses de Michael Porter.

“ Les polytechniciens dangereux ne seraient-ils pas ceux qui se détournent des sciences humaines ? ”

La lit­té­ra­ture est un conseiller silen­cieux. Elle n’est pas la seule, mais elle est gra­tuite et acces­sible à tous. Ceux qui l’utilisent pour briller en socié­té n’ont rien com­pris. L’ingénieur n’est pas iso­lé dans la tour d’ivoire du savoir scien­ti­fique : il a une cer­taine res­pon­sa­bi­li­té envers la société.

Son ima­gi­na­tion n’a jamais autant bou­le­ver­sé nos vies : les TIC (Tech­no­lo­gies de l’information et de la com­mu­ni­ca­tion) révo­lu­tionnent les rela­tions humaines, les bio­tech­no­lo­gies la san­té, les nano­tech­no­lo­gies la construc­tion, etc.

Il a besoin de pen­ser son action, de prendre du recul, de res­pi­rer, de faire en sorte que la tech­nique dont il est l’un des repré­sen­tants ne dés­in­carne pas la socié­té, mais au contraire l’humanise. C’est cette res­pon­sa­bi­li­té indi­vi­duelle de l’ingénieur qui est, à mes yeux, la prin­ci­pale jus­ti­fi­ca­tion de l’attachement des poly­tech­ni­ciens aux huma­ni­tés et sciences sociales, pen­dant leur for­ma­tion mais aus­si tout au long de leur carrière.

Alors, pour reve­nir à notre pre­mier pro­pos, les poly­tech­ni­ciens qui sont dan­ge­reux ne seraient-ils pas plu­tôt ceux qui se détournent des sciences humaines ?

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