Apprendre à écouter le réel
Pourquoi étudier autre chose que ce à quoi l’on est destiné ? Le débat remonte au moins à deux siècles, avec l’idée des frères Humboldt qu’une formation, la Bildung, doit d’abord et avant tout servir à apprendre à métier.
Alors que la France, fidèle à une tradition plus universaliste, est attachée à éduquer des citoyens, avant d’en faire des professionnels.
REPÈRES
Les polytechniciens qui s’intéressent aux sciences humaines sont dangereux, dit-on, du moins depuis Saint-Simon. Pourquoi diable ne se cantonnent-ils pas aux sciences et aux techniques, où leur vocation les appelle ? Á défaut, ils pourraient préférer l’étude des techniques de management, plus utiles à leur carrière, à celle de la philosophie politique ou de la poésie contemporaine.
Pourtant, chaque année, les jeunes promotions continuent de se soumettre à l’épreuve de la dissertation, certains de se passionner pour les arts ou la culture, et de plus rares d’y engager leur carrière pour devenir professeur de philosophie ou de littérature.
Ne pas choisir des lettres ou des sciences
À rebours d’un monde où le maître-mot est rentabilité et où les humanités jouent les accessoires, Polytechnique a fait le choix de l’éducation plutôt que de la formation, de l’universalisme plutôt que de la spécialisation.
“ Le nom même de l’École rappelle cette ambition du pluralisme ”
Le nom même de l’École rappelle cette ambition du pluralisme. Ce choix irrite ceux pour qui les humanités sont superflues, rangées avec les loisirs pour « qui a le temps », quand elles ne sont pas perçues comme contre-productives.
À quoi bon trop penser ? Sans trancher ce vaste débat, l’exemple d’une carrière qui a toujours cherché à jouer sur les deux tableaux, de la science et des lettres, la mienne, permettra, je l’espère, d’apporter quelques éclairages.
De la sérendipité dans la carrière
Il est toujours difficile de démêler d’entre les souvenirs les linéaments qui nous relient aux lointains cours d’humanités et sciences sociales. Plus encore d’apercevoir alors le motif qu’ils ont tracé. Qu’importe, acceptons l’impossible, et regardons.
Pour moi, le plus ancien de ces fils, c’est la poésie. L’amour des mots. Il prend forme en prépa, où Rimbaud, Verlaine et Baudelaire côtoient Lagrange, Gauss et Euler. Poèmes et théorèmes, même esthétique intellectuelle. C’était une question d’équilibre psychique.
De là naît le goût de l’écriture : un mémoire de troisième année à l’X sur le rythme dans la poésie néolyrique, puis, dans un autre style, de courtes analyses, et des tribunes, et enfin deux livres, l’un sur l’entrepreneuriat, l’autre sur Marseille.
Avec Internet, l’écrit a supplanté l’oral. L’écrit, c’est le vrai, la goutte d’éternité dans le quotidien fugace. Savoir écrire est devenu plus important que savoir parler. Les courriels sont finement ciselés, dix fois relus, avant d’être envoyés : chaque mot sera interprété, réfléchi, enregistré.
Les courriels comme les poèmes ont leur prosodie, leur rythme, leurs règles. « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement », aurait pu conseiller Boileau en découvrant la prolifération incontrôlable de courriels inutiles.
© JKPHOTO69 – FOTOLIA
LES GROS DALLOZ ROUGES
Un fil essentiel, plus classique, c’est le droit. J’ai dix-huit ans, je regarde doctement les gros Dalloz rouges de mon libraire, et décide que je ne serai pas juriste. Pas assez de logique, pensé-je.
À tort, ingénieurs et juristes font corps, l’un contre la Nature, l’autre contre la Société, pour les enlacer dans les rets de la Raison. Les cours de droit à l’X me font voir ces accointances, je les comprendrai et utiliserai plus tard. Il n’est plus un mouvement qui ne soit codifié par une norme, un décret ou un règlement. Je les lis, les consulte, et parfois les rédige.
Des archives qui éclairent notre présent
Un autre fil, c’est l’histoire. La plongée dans l’obscurité d’archives qui éclairent notre présent. En stage à la RATP, je m’interroge : pourquoi reste-t-il une lumière sur trois dans les métros quand l’électricité est coupée ? Réponse : en 1903, une coupure de courant a plongé dans le noir un métro, provoquant une panique meurtrière.
“ L’écrit, c’est le vrai, la goutte d’éternité dans le quotidien fugace ”
Aujourd’hui, chef du bureau des transports à la direction du Budget, je relis un discours de Lamartine devant la Chambre en 1838 sur les chemins de fer : toute la politique ferroviaire française est là, le réseau en étoile, le rôle d’aménagement du territoire, le partage de compétence entre l’État et les entreprises.
Presque deux siècles plus tard, les débats parlementaires sur la réforme ferroviaire reprennent, souvent inconsciemment, les mêmes postures et antagonismes qu’alors.
L’imaginaire collectif pèse lourd, et il n’est nul débat qui ne porte en lui tous ceux qui l’ont précédé. Dans un univers à cent à l’heure, l’histoire est notre rétroviseur. Des poèmes aux courriels, de l’histoire aux archives, du droit aux normes, le chemin est parfois incongru mais réel.
C’est la sérendipité qui préside au tracé : impossible de prédire la suite que prendra un enseignement d’humanités. Sauf à dire que, sans lui, il ne serait rien advenu. Il importe de planter les graines que le hasard de la vie fera germer.
Apprendre à écouter le réel
En tant que fonctionnaire, la formation scientifique me sert à comprendre les enjeux économiques avec plus de naturel que ceux dont la formation n’a été qu’administrative.
À CHACUN SA RAISON
Prenons un exemple : les investissements d’infrastructures, une ligne à grande vitesse par exemple. L’ingénieur se contentera de concevoir le trajet optimal, imaginera les techniques les plus astucieuses et les machines les plus performantes pour surmonter les obstacles naturels. Mais le sociologue lui dira que les propriétaires du terrain où doit passer le tracé n’en veulent pas, l’économiste que le projet n’est pas rentable, le commercial qu’il n’y a pas assez de demande, le financier que l’argent fait défaut, l’écologiste que l’environnement est bafoué, le juriste que dix procès seront intentés dès le lendemain, le politique qu’il faut ajouter une gare dans sa ville.
Chacun d’eux aura raison, et aura ses raisons, et toutes ne seront pas compatibles ni même rationnelles. Il faut alors tenter de réunir toutes ces considérations, par des études socio-économiques, des business plans ou des diagrammes divers.
Mais, au final, ce sont les humanités classiques, le droit, les sciences politiques, qui servent le plus. Je fais du droit européen, de la comptabilité, de l’économie. Sans connaissance des « sciences molles », tout art dans les « sciences dures » semble vain.
« Voir » la réalité ne suffit pas, il faut aussi l’écouter, reconnaître son infinitude et son irrationalité, tâcher alors de comprendre la complexité : c’est que qu’apprennent les humanités.
Avoir conscience des enjeux sociétaux est évidemment indispensable, autant que de savoir recourir aux bons savoirs. Dans un univers complexe et mouvant, une fine compréhension des enjeux politiques et sociaux est nécessaire.
Cette intelligence sociale s’acquiert le plus souvent par l’expérience, mais rien n’empêche de recourir aux outils des sciences sociales pour lui donner plus de justesse.
Les humanités, le conseiller silencieux
Lire Thucydide
Mais l’utilité professionnelle des humanités ne justifie pas tout. Tout n’est pas directement exploitable. Je serais bien en peine de dire si Le Bateau ivre m’a rendu plus performant.
Au-delà du minimum requis pour survivre en milieu hostile – le droit, la comptabilité, etc. – et éviter l’autisme technophile, les humanités sont la base de l’humanisme.
Fermez les yeux et évoquez cinq souvenirs heureux. Sans doute un mariage, une naissance, un succès, aucun lié à l’argent ni à une forme de rentabilité. Ce sont les choses les plus inutiles qui nous rendent les plus humains.
Il y a dans les cours sur le management quelque chose d’étonnant. L’enfance d’un chef a‑t-elle lieu en chambre ? Non, elle se fait par l’incessant aller retour entre l’expérience et la conscience. Les biographies sont de bien meilleurs manuels que les Harvard Business Review ; le discours mélien de Thucydide nous en apprend plus sur le difficile équilibre entre droit et pouvoir que tous les cours de gestion.
Les Illusions perdues de Balzac expliquent mieux les mécanismes de l’innovation que les analyses de Michael Porter.
“ Les polytechniciens dangereux ne seraient-ils pas ceux qui se détournent des sciences humaines ? ”
La littérature est un conseiller silencieux. Elle n’est pas la seule, mais elle est gratuite et accessible à tous. Ceux qui l’utilisent pour briller en société n’ont rien compris. L’ingénieur n’est pas isolé dans la tour d’ivoire du savoir scientifique : il a une certaine responsabilité envers la société.
Son imagination n’a jamais autant bouleversé nos vies : les TIC (Technologies de l’information et de la communication) révolutionnent les relations humaines, les biotechnologies la santé, les nanotechnologies la construction, etc.
Il a besoin de penser son action, de prendre du recul, de respirer, de faire en sorte que la technique dont il est l’un des représentants ne désincarne pas la société, mais au contraire l’humanise. C’est cette responsabilité individuelle de l’ingénieur qui est, à mes yeux, la principale justification de l’attachement des polytechniciens aux humanités et sciences sociales, pendant leur formation mais aussi tout au long de leur carrière.
Alors, pour revenir à notre premier propos, les polytechniciens qui sont dangereux ne seraient-ils pas plutôt ceux qui se détournent des sciences humaines ?