Après la fête
Roger Vailland faisait dire par l’un de ses personnages masculins, à la femme avec qui il venait de faire l’amour : “Je pourrais désirer n’importe quelle femme qui entrerait dans cette pièce à l’instant, sauf toi ”1. Cette phrase résume assez bien tout ce que l’on pourra écrire sur l’amertume du désir satisfait. Dans un tout autre registre, il est vrai, janvier commence par la satiété un peu triste, mal auquel la musique peut être l’exquis remède.
Brahms paraît, à cet égard, l’optimum pour des lendemains de fête : sa musique n’est ni festive ni gourmande (qui pourrait imaginer un mets à goûter en écoutant du Brahms ? alors que Ravel, Mozart, Bach lui-même…), et les films écrits sur du Brahms en témoignent (Los Hurdanos, de Bunuel, Rendez-vous à Bray, de Delvaux, par exemple). Donc, commençons par Brahms.
Brahms
Un grand bonheur, d’abord, à retrouver en CD des disques aimés et devenus inaudibles avec le temps. C’est l’objet de la collection “ Great recordings of the Century ” de EMI, où viennent de prendre place Un Requiem allemand, avec la distribution de rêve Schwartzkopf, Fischer- Dieskau, Klemperer, Philharmonia (1961)2, et les Sonates pour violon et piano par Perlman et Ashkenazi (1983)3.
La sonorité lumineuse de Perlman et le toucher retenu et dur d’Ashkenazi s’accordent merveilleusement aux Sonates, qui ne supportent pas un lyrisme trop flamboyant, et dont c’est là l’un des enregistrements de référence. Quant à Un Requiem allemand, qui, comme on le sait, n’est pas un requiem mais une œuvre profane, écrite “ en songeant à l’humanité tout entière ”, il n’y a pas, il n’y aura peut-être jamais aussi bien que cette version, où Klemperer et les deux solistes étaient au sommet de leur art, et où il eut une sorte de conjugaison magique avec l’orchestre et les chœurs du Philharmonia.
Les deux Concertos pour piano, de même, nous ferontils jamais une impression aussi forte et qui s’impose à nous comme une évidence que dans l’interprétation de Leon Fleisher avec le Cleveland Orchestra dirigé par George Szell (1956 et 1962)4 ? Fleisher n’avait pas encore eu l’accident de santé qui devait lui rendre difficile l’usage de la main droite, et la puissance et la chaleur de son jeu, comme la perfection de sa technique, emportent l’enthousiasme, tout comme dans les Variations Haendel qui complètent l’enregistrement (avec les Valses, qui occupent une place plus modeste dans l’œuvre de Brahms).
À côté de ce disque phare, une interprétation insolite du 1er Concerto, celle de Glenn Gould avec le New York Philharmonic dirigé par Bernstein5 : un jeu lent, décalé, hyperexpressif, tellement à contre-courant que Bernstein s’en explique non sans humour auprès du public (il s’agit d’un enregistrement en concert) avant l’exécution. À écouter, si vous en avez l’occasion et si vous êtes un inconditionnel de Glenn Gould, par curiosité.
Poulenc
Après une cure de Brahms, on peut revenir à une musique d’apparence plus superficielle, avec Poulenc, dont EMI publie la quasi-totalité de l’œuvre enregistrée. Un premier coffret contient la musique pour piano et la musique de chambre, avec une pléiade de musiciens dont les interprètes légendaires de Poulenc : Gabriel Tacchino, Jacques Février, Michel Debost, Pierre Fournier, etc.6.
De toute cette musique pour piano, piano et violon, violoncelle et piano, vents et piano, guitare, etc., pour partie familière, pour partie tout à fait inconnue, s’échappe comme un parfum ambigu, multiforme, délicieux et peutêtre vénéneux par instants : à la fois musique de salon, ensoleillée et comme insouciante, souvent savante malgré une apparente facilité, et où semble se dissimuler, derrière une feinte pudeur, un esprit complexe et difficile à cerner entre musique populaire et subtilités proustiennes.
C’est aussi la quintessence d’une certaine musique française, moins éloignée de Brahms, en définitive, qu’il n’y paraît : Poulenc est à découvrir, mais ne cherchez pas à l’analyser comme vous le feriez pour Brahms : laissez-vous guider par le simple plaisir de l’écoute détendue ; c’est un plaisir d’une qualité assez rare.
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1. Transcrit de mémoire, donc approximatif.
2. 1 CD EMI 5 66903 2.
3. 1 CD EMI 5 66893 2.
4. 2 CD SONY 7464 63225 2.
5. 1 CD SONY hors commerce.
6. 5 CD EMI 5 66831 2.