Armand de Gramont, l’ami scientifique de Proust
Armand de Gramont, duc de Guiche, a été un ami de Proust… docteur ès sciences. Si leurs activités n’ont pas été du même domaine, ils ont connu le succès au même moment et sont restés en contact. Notamment Gramont a pu apporter à Proust, outre l’inspiration pour les Guermantes, ses lumières scientifiques dans les questionnements de ce dernier au sujet de la relativité d’Einstein.
Je suis entré en prousterie de manière fortuite. Voilà quelques années, un scoop connut une ampleur internationale : Marcel Proust apparaissait au cinéma, à la sortie de l’église de la Madeleine, lors du mariage d’Armand de Gramont, duc de Guiche, avec Elaine Greffulhe, le 14 novembre 1904. Cette fausse apparition de l’écrivain, fondée sur un anachronisme iconographique, a été rapidement contredite et analysée sous l’angle de la perception sociale des images (cf. https://proustonomics.com/la-madeleine-sans-proust/). Mais cette pellicule possède un réel intérêt : l’historien y voit la société mondaine de la Belle Époque, telle qu’elle se mettait en scène ; le polytechnicien proustien, curieux mais pas idolâtre, y croise le marié, ami de Marcel Proust, scientifique prometteur et membre d’une famille aristocratique transposée dans À la recherche du temps perdu.
Une source d’inspiration littéraire
Armand Agénor Auguste Antoine de Gramont, né en 1879, est le cadet de huit ans de Valentin Louis Georges Eugène Marcel Proust et il appartient à une maison navarraise ayant compté des maréchaux, cardinaux, archevêques, ministres, diplomates, pairs de France… Le grand aristocrate et celui qui à l’époque n’est qu’un intellectuel de presse et de salon se sont connus lors d’un dîner chez la poétesse Anna de Noailles, vraisemblablement fin 1902, scellant une amitié de plus de vingt ans. « Il est peut-être difficile de distinguer, dans les sorties mondaines de Proust, ce qui était plaisir personnel ou curiosité de naturaliste », écrira dans ses mémoires Armand de Gramont, ami et sujet d’observation sociologique. Proust mit cependant du temps à « goûter Guiche » et en brossera début 1904 une description caustique d’ultra-riche mêlant rudesse naturelle et politesse héréditaire envers les inférieurs. Les critiques de La Recherche ont pu voir dans le personnage attachant de Saint-Loup certains traits de Guiche. Mais c’est surtout la belle-famille d’Armand, le comte et la célèbre comtesse Greffulhe, ou encore le cousin de cette dernière, le poète dandy Robert de Montesquiou, qui a garni la palette proustienne pour croquer d’autres importantes figures de la famille de Guermantes, comme le duc, la duchesse, la princesse, le baron de Charlus…
“La belle-famille d’Armand a garni la palette proustienne pour croquer la famille de Guermantes.”
Pas du même monde
Marcel Proust et le duc de Guiche ne se tutoient pas, ils ne sont pas tout à fait du même monde. Mais ils s’estiment et se fréquentent suffisamment pour se rendre de notables services. Marcel semble avoir stoppé un duel impliquant le duc, qui de son côté le parraine au Polo Club de Paris et lui obtient de bonnes indemnités de rupture d’un bail. Coïncidence qui n’est peut-être pas fortuite, leurs mères, nées Marguerite de Rothschild pour Armand et Jeanne Weil pour Marcel, sont juives, ce qui a failli coûter son projet de mariage au premier, vu l’antisémitisme du beau-père pressenti. Variations sur l’antisémitisme et l’antidreyfusisme, chez les Guermantes et dans leur entourage, sont des thèmes très présents dans La Recherche.
Admissible à l’X
Armand a reçu une pittoresque éducation de jeune aristocrate. Dès sept ans il suit les chasses à courre. Il fréquente le jeu de paume, il a des maîtres d’escrime. Il est souvent invité dans les différents châteaux de ses cousins Rothschild. Il voyage en Europe, visite les musées. Élève au lycée Janson-de-Sailly, il s’y rend en tricycle à moteur De Dion, véhicule qu’il transforme lui-même en quadricycle. Son baccalauréat littéraire en poche en 1898, il souhaite entrer aux Beaux-Arts, mais son père s’oppose à ce qu’il « [fasse] la fête à Montmartre » et le pousse vers le droit. Soutenu par sa mère, Armand choisit alors la physique. Il passe donc le bac scientifique, puis continue en mathématiques spéciales, tout en approfondissant sa pratique dans le laboratoire de son professeur de physique à la Sorbonne. Admissible à l’X en 1899, « un accident de santé me gêna pendant les épreuves orales [78 % des coefficients] et je ne fus pas parmi les élus », écrit-il. Il poursuit ses études à la Sorbonne, après une année de service militaire. Licencié en 1902, il se passionne pour l’aviation naissante, mais aussi pour la peinture, qu’il travaille avec des peintres de renom. Au Salon des artistes français de 1904, il expose un Portrait du comte Mathieu de Noailles qui reçoit les louanges de Marcel Proust au Figaro. La même année il développe un moteur sans soupapes, présenté à l’Exposition internationale de Saint Louis aux États-Unis, et en 1919 il construira un prototype d’automobile : des essais sans lendemain.
Marié ambitieux
Proust apprit la nouvelle des fiançailles de son ami « Guiche » au cours d’un dîner donné par les Gramont le 14 juillet 1904. Suit un voyage à Carlsbad et à Lucerne avec sa promise, sous la tutelle de la comtesse Greffulhe, durant lequel Armand s’accorde une à deux heures de travail scientifique jusqu’à minuit. Elaine décrit à son père l’acharnement de son fiancé pour qu’elle brille dans la société : « Sans cesse il me talonne pour me faire coiffer, habiller, marcher droite, ne pas manger mes ongles. Je veux que l’année prochaine vous ayez la première situation de Paris, dit-il. Soyez donc, quand vous allez passer, première partout. Être à droite dans tous les dîners ! » Comme cadeau de mariage, Proust offre à Guiche un révolver dont l’écrin est peint et personnalisé avec des poèmes d’Elaine. Le jeune couple se fera construire en 1910 avenue Henri-Martin, maintenant Georges-Mandel, un imposant hôtel de style Louis XVI, aujourd’hui disparu.
Les années charnières
Les années 1900 constituent aussi une période charnière pour Marcel Proust : ses parents meurent, ses amis se marient et, atteint d’asthme chronique, il vit de plus en plus reclus en se vouant à l’écriture. L’écrivain et le duc perdent leurs mères en 1905. Et, alors que Marcel Proust dirige son énergie vers son immense œuvre littéraire, Armand de Gramont se consacre de plus en plus à la physique. Ayant orienté son projet de doctorat vers la résistance de l’air, il lui faut trouver un laboratoire en ces temps pionniers. Qu’à cela ne tienne, son beau-père le comte Greffulhe lui confie un terrain à Levallois et le laboratoire-atelier prend forme avec une petite équipe et des pistes d’essais. On y développe la méthode des aéromanomètres qui permet de mesurer la pression en de multiples points d’une surface en mouvement (voir photographie page suivante). Armand soutient en 1911 sa thèse Essai d’aérodynamique du plan. Il partage le prix Fourneyron 1912 de l’Académie des sciences avec Eiffel, après une controverse avec cet adepte des souffleries, qui reçoit 1 000 francs contre 700 pour le jeune contradicteur.
De signalés services pour l’armée
Armand de Gramont collabore avec des laboratoires de l’armée et conçoit un « vibrographe » pour étudier les vibrations néfastes dans les avions et les canons de fusil, ce qui lui vaut de devenir membre du Conseil supérieur de l’aéronautique militaire. Mais c’est en qualité de possesseur d’une voiture rapide qu’il fait ses périodes de réserve et qu’il est mobilisé comme sergent automobiliste en août 1914, avec sa Rolls-Royce, auprès de l’état-major britannique dans le nord de la France. Réussissant à faire valoir ses compétences, à la fin 1914 il est affecté à Chalais-Meudon, à la section technique de l’aéronautique, préfiguratrice de futures administrations de l’armement aéronautique. Il y travaille sur les problèmes de visée à bord des avions et écrit des ouvrages au profit des aviateurs. Il met à disposition son laboratoire de Levallois pour fabriquer les premiers collimateurs conçus à la section technique. Ettore Bugatti y assemble un moteur d’avion et certaines cellules y sont construites avec le colonel Dorand. Le manque de personnel spécialisé dans l’optique amène Armand de Gramont à proposer en 1916 la création d’un Institut d’optique, bien connu ici sous le nom de SupOptique. Il en sera président du conseil, des origines jusqu’à sa mort en 1962.
Des succès aux États-Unis
Armand est envoyé en mission aux États-Unis mi-mai 1917, « zingué » capitaine, au sein d’une commission alliée chargée d’exposer aux Américains les progrès scientifiques et techniques obtenus depuis le début de la guerre. Edison, Millikan, Curtiss… lui exposent l’application qu’ils font de ses publications (dont les quatre Essais d’aérodynamique, 1911–1914) et l’emmènent voir leurs machines dans tout le pays. Rentré en septembre, il repart en décembre avec des ingénieurs dont Georges Lepère. À Detroit, l’équipe française construit un avion pouvant utiliser le moteur local Liberty, le LUSAC (Lepère United States Army Combat), qui détiendra plusieurs records d’altitude au sein de l’armée de l’air américaine. Ces aspects peu connus de l’apport français à l’aéronautique américaine valurent au duc de Guiche l’Aviation Medal of Merit.
Et la réussite industrielle
À partir de 1919, le petit atelier de Levallois étend ses activités vers l’optique de marine militaire (La Télémétrie monostatique, 1928). La société Optique et Précision de Levallois (OPL) est créée et utilise aussi les grands espaces du domaine familial, avec un observatoire pour les télescopes. Les compétences de taille des cristaux ouvrent de nouveaux champs (Recherches sur le quartz piézoélectrique, 1935). Armand synthétise les observations physiologiques qu’il avait pu faire au cours de ses travaux (Problèmes de la vision, 1939). Pendant la Seconde Guerre mondiale, alliant clin d’œil proustien et internationalisme de caste, un officier allemand lui avance : « Nous sommes tout à fait du côté de Guermantes. » Cependant, dans un bureau d’étude clandestin, le duc prépare la reconversion de sa société, avec le prototype d’un petit appareil photo qui connaîtra le succès, le Foca. À la Libération, OPL se met à développer un microscope électronique (Vers l’infiniment petit, 1945). La vie industrielle conduira ce qui était OPL à intégrer des ensembles de plus en plus grands : Sopelem (Société d’optique, précision électronique et mécanique), puis SFIM (Société de fabrication d’instruments de mesure), Sagem (Société d’applications générales d’électricité et de mécanique) et enfin Safran. Fondateur de l’Institut d’optique et industriel reconnu du domaine, Armand de Gramont aura donné des racines essentielles à l’industrie optique française.
Échanges scientifiques avec Proust
Marcel Proust connaît aussi la consécration avec le prix Goncourt 1919, qui lui vaudra la Légion d’honneur quelques jours après son ami. Des articles de presse se mettent alors à rapprocher Einstein et l’écrivain. Réaliste, Proust demande des éclaircissements à Guiche : « On a beau m’écrire que je dérive de lui ou lui de moi, je ne comprends pas un seul mot de ses théories, ne sachant pas l’algèbre, et je doute pour ma part qu’il ait lu mes romans. » Armand lui envoie quelques pages sur le vieux principe de relativité et continue en 1922 à lui écrire sur les écueils du mélange des genres entre science et littérature. Quelques jours avant le décès de l’écrivain en novembre 1922, sa gouvernante Céleste Albaret téléphone à Guiche pour lui demander l’adresse d’un médecin administrant des piqûres d’huile camphrée. Il s’en voudra toujours de ne pas être allé voir son ami, négligeant ce qui peut-être était un dernier appel.
Commentaire
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Salut JC, merci pour cet article très complet et intéressant, sur un ultra-riche !?! L’âge et la sagesse peut-être…