Art et technique des restructurations de dette souveraine
Le crédit souverain est affaire subtile. Quelles formes le défaut d’un État peut-il prendre, comment exploiter au mieux les anticipations des créanciers, face à la perspective d’une banqueroute et d’une restructuration, tout en contrôlant l’impact d’une éventuelle sortie de piste ?
En faisant retour sur ces quatre décennies que vous avez consacrées à la pratique des dettes souveraines dans le monde, quelles sont les évolutions qui vous semblent avoir été les plus marquantes ?
De mon point de vue, le principal changement au cours de ces quarante dernières années a été l’émergence d’un marché profond et liquide pour les obligations d’État. L’univers des investisseurs potentiels dans ces actifs, il y a quarante ans, était limité à quelques dizaines de banques commerciales, tout au plus, actives dans les financements transfrontaliers. Aujourd’hui cet univers inclut des milliers d’institutions, bancaires ou non, et même des investisseurs individuels.
Les conséquences sont à nuancer, bonnes pour certaines, mauvaises pour d’autres. Bonnes, d’une part, parce que les emprunteurs souverains ont désormais la possibilité de lever vite et efficacement des sommes très importantes sur les marchés internationaux. Mauvaises, d’autre part, parce que l’existence même de ces marchés liquides et profonds a permis aux emprunteurs souverains de lever des capitaux sur une hypothèse de perpétuel refinancement, le produit d’une émission nouvelle venant rembourser le principal d’une obligation arrivant à échéance – et ainsi de suite jusqu’à la fin des temps.
Aucun emprunteur souverain aujourd’hui n’envisage sérieusement un retrait simple de ses engagements, une fois ceux-ci échus. Tous empruntent en misant sur un refinancement indéfiniment renouvelé. Ce processus d’accumulation sans fin a conduit le stock total de dette souveraine émis par nombre de pays développés et en développement à atteindre des volumes qui auparavant auraient paru à l’évidence insoutenables. Cette pieuse hypothèse semble aussi être un moyen commode, pour les dirigeants politiques, de jeter un voile pudique sur l’ampleur de ce stock de dette, si colossale qu’elle menace le principe d’équité intergénérationnelle.
Repères
Lee Buchheit est une légende des marchés de capitaux, le « philosophe-roi des spécialistes en dette souveraine » (dixit le New York Times), un domaine qu’il a pratiqué comme avocat pendant quarante-trois ans, jusqu’en 2019. Au fil de sa carrière, il a œuvré à des dizaines de restructurations souveraines et conduit, notamment, celles de l’Irak (2004−2008) et de la Grèce (2011−2012), les deux plus importantes opérations au monde à ce jour. Il enseigne actuellement dans différentes institutions universitaires.
En quelques mots, quels sont les principaux outils qui permettent de restructurer la dette d’un État ? Les problèmes récurrents de l’Argentine soulignent le fait qu’une restructuration ne met pas nécessairement fin aux difficultés économiques d’un pays. Quels sont les principaux écueils à éviter pour soutenir la croissance et préserver l’avenir ?
Il n’existe à vrai dire que trois outils de restructuration : l’extension des maturités, la réduction de la charge d’intérêt et l’annulation d’une partie du nominal (haircut). Une restructuration de dette souveraine est en soi rarement suffisante, néanmoins, pour rétablir la stabilité financière d’un pays. Elle doit être accompagnée d’ajustements structurels et par une volonté ferme des dirigeants de renoncer à toute imprudence budgétaire – comme celles qui ont vraisemblablement conduit au défaut initial. Plusieurs facteurs peuvent expliquer la plupart des restructurations, à l’image de celles qu’a connues l’Argentine.
Dans certains cas, de nouveaux moyens sont requis par des événements inattendus, de pure malchance : un ouragan, une remontée brutale des taux d’intérêt, une chute inopinée des cours de telle ou telle matière première, une pandémie ou d’autres événements sur lesquels un emprunteur souverain n’a aucun contrôle et dont il ne saurait raisonnablement être tenu responsable. Parfois, cependant, un nouveau passage par la restructuration s’impose à la suite d’un relâchement des engagements pris en matière de politique budgétaire. Et parfois une nouvelle restructuration s’impose parce que la précédente s’est révélée d’une ampleur insuffisante.
On a souvent dit de vous que vous étiez le père des clauses d’action collective (CAC). Qu’en est-il ? Les CAC ont-elles tenu leur promesse de résoudre le problème des investisseurs réfractaires dans les exercices de restructuration de dette souveraine ?
Je ne suis certainement pas le père des clauses d’action collective. À ce titre je me trouve en un sens dans la même situation que saint Joseph : des rumeurs persistantes de paternité circulent, que je m’emploie à dénier de façon tout aussi persistante. Cette paternité reviendrait plutôt à Francis Beaufort Palmer, un avocat anglais qui, au XIXe siècle, était rattaché au barreau de Londres.
“Tous empruntent en misant sur un refinancement indéfiniment renouvelé.”
Les CAC ont certainement aidé à résoudre le problème des créanciers réfractaires. Comme pour toute innovation contractuelle introduite par les émetteurs souverains au cours des quarante dernières années pour faciliter le processus de restructuration, cependant, les cibles visées ont vite œuvré à trouver un antidote. Ce contre-poison a pris la forme d’une accumulation de droits de vote sur certaines souches seulement (autour de 25 % du principal résiduel) pour échapper aux filets des clauses d’action collective. Mais le jeu continue. En 2015, les emprunteurs souverains ont introduit une version améliorée de cette clause, portant désormais sur une base agrégée : elle impose au créancier réfractaire d’accumuler 25 % au moins du stock total des titres en circulation – et pas seulement 25 % d’une souche donnée.
Les crises financières qui ont marqué la décennie passée semblent démontrer que les pays de l’OCDE eux-mêmes ne sont pas à l’abri d’un éventuel défaut, comme l’ont illustré la restructuration grecque et aussi les pics de volatilité affichés par les cours de la dette de l’Italie et de l’Espagne, notamment. De telles peurs sont-elles fondées ?
Il est difficile de croire qu’un quelconque pays, indépendamment de son niveau de richesse, ne puisse voir une crise grave le frapper en l’espace de quelques semaines ou de quelques mois, si les marchés refusent de refinancer ses dettes arrivant à échéance. C’est exactement ce qui est arrivé à la Grèce au printemps 2010. Pour les emprunteurs souverains dépourvus de levier géopolitique, c’est le prélude à une restructuration. Les émetteurs dotés d’une certaine voilure géopolitique peuvent quant à eux espérer échapper à ce sort. Par exemple, si un pays emprunte exclusivement dans sa monnaie (comme les États-Unis ou le Japon, notamment), la possibilité de faire jouer la fameuse planche à billets sera en théorie toujours à portée de main – même si cette option est plus théorique que réaliste.
Si la restructuration est perçue comme une menace à la stabilité financière des voisins du pays concerné, ceux-ci, en renflouant l’État défaillant, sauveront aussi ses créanciers privés, comme par miracle. La Grèce (jusqu’en 2012), le Portugal, l’Irlande et Chypre, tous membres de la zone euro, ont ainsi bénéficié d’avances de l’Union européenne et du FMI pour couvrir les montants nécessaires au remboursement de leurs dettes privées pendant la crise de 2010–2014. Enfin, les pays dont la banque centrale est assez forte peuvent trouver un accès aux marchés obligataires internationaux à des coûts tolérables, grâce à l’assouplissement quantitatif – en pratique, l’achat d’obligations souveraines par la banque centrale du pays qui les a émises pour contenir les rendements et préserver sa capacité d’endettement. C’est ce que font de nombreux pays développés et, notamment, la Banque centrale européenne, pour le plus grand profit des États membres de la zone euro.
Les raisons historiques pour lesquelles un emprunteur souverain paie ses dettes sont-elles toujours bien valides ? Le resteront-elles à l’avenir ? Est-ce un risque réel pour les investisseurs et les émetteurs, au vu des standards juridiques en vigueur ?
La théorie veut que les emprunteurs souverains paient leur dette externe pour plusieurs raisons : ils souhaitent maintenir leur accès au marché ; ils craignent l’exercice, par les créanciers concernés, de leurs droits en cas de défaut ; ils redoutent les tensions politiques que ne manquerait pas de provoquer un défaut infligé à des créanciers privés internationaux. Ces motivations resteront-elles toujours aussi importantes ? Peut-être pas. L’hypothèse de refinancement perpétuel implique que certains emprunteurs souverains ont déjà atteint ou s’approchent du point de saturation, sur les marchés de capitaux. Ce terme même de maintien connote un désir de préparer les investisseurs à des émissions supplémentaires, par exemple pour construire des hôpitaux, acheter du matériel militaire, ériger des barrages ou bien mener d’autres projets que les dirigeants politiques du pays souhaiteraient financer par l’emprunt.
« L’hypothèse de refinancement perpétuel implique que certains emprunteurs souverains ont déjà atteint ou s’approchent du point de saturation, sur les marchés de capitaux. »
Mais, en supposant que le pays a bel et bien atteint ce point de saturation auquel les nouveaux emprunts sont exclusivement (ou du moins essentiellement) destinés au refinancement des emprunts passés, en d’autres termes pour rembourser des dettes dont les effets appartiennent à un passé lointain dont plus personne ne se souvient, dans pareilles circonstances, donc, est-il si sûr que les contribuables et les dirigeants politiques du pays concerné continueront à juger nécessaire le service de ces dettes et à considérer comme réellement utile le maintien d’un accès au marché ?
Quant à la peur des droits que peut exercer le créancier en cas de défaut, citons seulement l’Argentine, qui pendant une décennie entière a repoussé les assauts de tout ce que la planète comptait de fonds d’investissement sophistiqués, juridiquement compétents et fortement capitalisés, dans le prolongement du défaut de 2001. L’Argentine n’a pris place à la table des négociations que quinze ans plus tard, quand la Cour fédérale de New York a indiqué être disposée à juger recevable une certaine interprétation juridique (de la clause pari passu), qui n’a d’ailleurs pas été retenue.
Est-ce que d’autres emprunteurs, qui auront pris la peine de suivre cette saga palpitante, continueront à redouter les coups vengeurs de leurs créanciers ? Et, enfin, nous ne vivons plus dans le monde unipolaire des années 1990, ni même dans le monde bipolaire de la guerre froide. Dans ce nouvel environnement, est-ce que les grands pays voudront toujours mobiliser leur levier géopolitique, déjà limité, pour punir un pays en voie de développement qui se serait rendu coupable d’un défaut de paiement envers des investisseurs privés parmi leurs ressortissants ?
Propos recueillis par Frédéric Bonnevay (M2006) et Jean-Baptiste Michau (M2006)
La clause d’action collective
La documentation contractuelle relative à un titre de dette, généralement obligataire, comprend différentes clauses. La clause dite d’action collective permet à un emprunteur souverain contraint de négocier la restructuration de sa dette de contrer l’action d’un créancier réfractaire isolé qui, même s’il ne détient qu’un volume infime des titres et même s’il est seul à refuser un accord par ailleurs accepté par tous les autres investisseurs, aurait la capacité juridique de bloquer sa mise en œuvre. La clause d’action collective définit contractuellement un seuil de « supermajorité » (souvent égal à 75 % du volume obligataire considéré) au-delà duquel un accord s’impose à tous les créanciers. Introduites peu à peu depuis les années 1990–2000, ces clauses sont désormais un standard de marché et facilitent des restructurations de dette souveraine techniquement complexes et à fort enjeu macroéconomique.