Fantômes
Dans le soir qui tombe, je gravis les pentes de la Montagne Sainte-Geneviève. A ma gauche, les bâtiments de l’École dressent leurs grands murs qui paraissent, dans la nuit, d’une blancheur insolite. A droite, je retrouve les vieilles maisons de ma jeunesse ; leurs façades craquelées, leurs murs de guingois, leurs sombres encoignures, leurs enseignes !
Voici l’hôtel de l’Espérance ; à la corne du square Monge. Juste à ce carrefour de l’évasion, où disparaissaient les murs de l’École, et où Paris nous était livré, avec ses lumières, sa liberté, son aventure ! Comme il était bien nommé, cet hôtel, qui marquait le premier jalon de nos joies hebdomadaires.
Voici la voûte de la Cité Sainte-Geneviève, misérable impasse que peuplaient tous les prestiges de l’Asie, parce que, quelquefois, une annamite en pantalon de soie sautillait sur ses pavés inégaux. Voici l’hôtel de Bordeaux et ses étroites fenêtres derrière lesquelles nous guettaient d’imaginaires Celinas.
Voici notre place. Sa fontaine aux têtes de lions, son petit hémicycle où deux clochards dorment toujours du même sommeil impassible. Et voici la porte du 5, son fronton aux lettres magiques, sa Minerve, sa chouette – et, dans la clarté d’un lumignon, la chaîne et le cadenas qui ont brisé notre espérance.
Combien de fois l’ai-je franchie cette porte sacrée ! Tantôt d’un pas vif et l’épée au côté, tandis que la Berzé commençait d’égrener ses dix coups inexorables.
Et tantôt, comme aujourd’hui, très doucement, très silencieusement, dans la noire tenue de β, le cœur plein de rêves impossibles, et sur les lèvres le nom d’une fille qui allait bercer mon sommeil, au casert et jusque sous les bancs de l’Amphi.
Depuis 173 ans, près de 40 000 Polytechniciens ont monté cette pente, mêlant leurs joies et leurs soucis ; discutant analyse, caressant le souvenir d’une femme, combinant le prochain chahut, échangeant des projets d’avenir, avides devant la vie où certains allaient s’engloutir et qui ferait d’autres d’illustres personnages, dont les noms seraient gravés sur les murs de l’École !
Je me souviens … je me souviens des jours et des nuits où nous longions ces murs, groupes fraternels, agités de petits problèmes et de grandes idées, mêlant nos avenirs. Bien des années ont passé ; les visages familiers se sont estompés, les amitiés aussi.
Aujourd’hui, où êtes-vous, mes camarades, que j’ai tant aimés et si bien connus ? Hélas, vous étiez comme les amis du poète, et sur notre colline soufflait le vent… Il vous a emportés …
Une salle en 1931.
Le conscrard Chambergeot
Quel est ce fantôme inconnu dont la
présence redoutable
vient troubler ce jour mémorable ?
Dis-moi, réponds : Qui donc es-tu ?
(Ombres, Gaston Mach, 1878).
De tous les fantômes que les murs de notre École ont tenus captifs, il en est un qui joua un rôle si éminent qu’il serait inconvenant de ne pas le saluer ici :
c’est Chambergeot.
L’histoire et les origines de Chambergeot ont fait l’objet d’études nombreuses. Marcel Prévost consacra à ce personnage sa première oeuvre, une nouvelle qui parut dans le « Clairon » en 1883, et dont le succès décida peut-être de sa carrière littéraire. Il donnait Chambergeot pour le fils adoptif d’un cordonnier de Montrouge, ce qui est peut-être vrai, mais il n’avait pas percé le mystère de sa véritable et singulière nature.
Pinet et Lévy, dans leur « Argot de l’X » paru en 1894, donnent une version un peu différente. Chambergeot aurait été un collégien lauréat du « grand concours », mort en 1750 et introduit dans la mythologie polytechnicienne par le « cours de thèmes allemands » du professeur Bacharach (professeur à l’École Polytechnique de 1846 à 1872).
D’après une troisième version, les registres du jury de Paris siégeant pour le premier concours, en 1794, auraient fait mention d’un candidat nommé Chambergeot, âgé de 16 ans, qui aurait obtenu les notes les plus élevées lors des épreuves écrites.
Pourtant, nous ne trouvons pas son nom dans le répertoire de Marielle, qui donne la liste complète des Polytechniciens, de la fondation de l’École à 1853. C’est que Chambergeot ne passa pas les épreuves orales du concours. Il mourut dans l’intervalle des deux sessions.
Ces faits – circonstances et âge de sa mort – se trouvent authentifiées par la tradition orale de l’École. Il y a une soixantaine d’années, en effet, à l’occasion de l”« absorption « , deux questions étaient posées aux conscrits :
- Que n’avait pas Chambergeot quand il mourut ? et il fallait répondre :
- Il n’avait pas seize ans.
- dans quoi mourut Chambergeot ?
dans l’intervalle.
Les faits sont bien établis. Ce qui est mystérieux, c’est la raison pour laquelle Chambergeot choisit de mourir à ce moment.
Chambergeot entra néanmoins à l’École Polytechnique. Il y entra, bien qu’il ne figure pas sur les annuaires. On peut même dire qu’aucun Polytechnicien n’y fut jamais aussi présent.
Il y entra physiquement, sous la forme de son squelette. Il y entra moralement ; bien des évènements dans l’histoire de l’X, bien des rites et des traditions, portent la marque de son génie.
Chambergeot patronnait la séance des ombres – cérémonie aujourd’hui disparue – et il parrainait l’une des cotes attribuées aux conscrits lors de la grande séance annuelle qui a lieu à l’amphithéâtre de Physique, la cote Chambergeot, décernée à l’élève ayant obtenu au cours des années précédentes les plus hautes récompenses universitaires ; celui-ci était invité à la modestie par un vigoureux discours de son squelettique ancien :
Hommage à Chambergeot
Chambergeot immortel, géant toujours debout,
Toi qui, malgré ta mort, est toujours parmi nous,
Toi dont le nom illustre étincelant de gloire
Accompagna Carva pendant cent ans d’histoire,
Écoute, en cette crypte aux murs gluants et froids,
C’est toute la Promo qui parle par ma voix
Pour demander conseil au plus grand des antiques.
Souffre donc, Chambergeot, que d’abord je t’explique
Ce qu’aujourd’hui, hélas ! Carva est devenue.
Depuis qu’entre ses mains l’Astra les a tenus,
Les malheureux Cocons traînent leur pauvre vie,
En bâillant de langueur et de mélancolie.
Enfermés sans espoir dans ce sombre séjour,
La Chiade et les Ephi se partagent leurs jours.
A la pâle lueur des jaunâtres Mercas,
Soutenant dans leurs mains leur front puissant et las
Où chaque théorème a creusé une ride,
Ils peinent, tels des bœufs sur les œuvres arides
Qu’à Toronto, jadis, le Plon élabora.
Puis, quittant sans regret ces étranges nablas,
Ils nagent au milieu des grands lacs de bromure
Dans quoi le cours du Z. baigne ses formes pures,
Ou bien jetant en hâte à leurs corps amaigris
Le vêtement léger qui convient aux Ephis,
Au sortir du bunoust ils vont, fantomatiques,
Encore mal réveillés ; à leurs jeux athlétiques.
Les uns, surexcités par l’air frais du matin,
Courent comme des fous dans le vaste jardin,
Courent jusqu’à ce que le souffle enfin leur manque.
D’autres, glacés d’effroi en haut de la palanque,
Sondent avec terreur les abîmes profonds,
Hésitent un instant, puis se jettent d’un bond
Dans le gouffre béant. Et de leur course folle,
Ne voyant qu’un paquet de chair qui dégringole,
Nous croisons nos regards et murmurons tout bas :
« Prions tous pour celui qu’on ne reverra pas. »
Enfin, dans ce tableau de souffrances inhumaines,
Le spectre du Basoff ou celui du Pitaine
Passent de temps en temps en sourds éclairs de feu.
Alors, fouettez, Cocons, il suffit de bien peu
Pour que de leur fureur l’effroyable tempête
Tourbillonne en hurlant au-dessus de vos têtes
Et déverse sur vous un déluge de crans…
Eh bien, nous pensons tous qu’il faut faire du bran,
Qu’il faut montrer de quoi la promal est capable
En faisant sans mollir des choses effroyables ;
Nous pensons qu’il est temps d’essayer de briser
Les chaînes que l’Astra nous condamne à porter.
Mais devant la grandeur d’une telle entreprise
Je tremble, ô Chambergeot, et ma tête soumise
S’incline avec respect devant ton vaste front.
Toi seul tu pourras rendre notre effort fécond.
Oh ! par tous les côtés fais-moi voir toute chose.
Montre-moi que l’Astra est faible, afin que j’ose
M’attaquer à ce fort bordé d’un triple airain,
Et permets-moi d’aller, un flambeau à la main,
Muet, tremblant d’horreur dans cette nuit profonde,
Découvrir sur ton crâne aussi grand que le monde
Le secret éclatant des jours victorieux.
Et bien, conscrit infâme
Oses-tu t’étonner si vertement je blâme
ton culot monstreux ? Pour des prix arrachés
à quelques concurrents absurdes, mal léchés
tu t’oses comparer à ton antique illustre !
Non, ce n’est pas ainsi qu’on acquiert un tel lustre
Conscrard ! Et si tu veux te comparer à moi
meurs, ressuscite et meurs encore, comme avant toi
l’a fait ce Chambergeot, dont sans doute on plaisante
mais qu’ici chacun vante
Gaston Moch (1878)
Car Chambergeot mourut et ressuscita plusieurs fois au cours de sa carrière polytechnicienne. En 1814, il se comporte vaillamment dans la batterie de l’École, et il est tué à la barrière du Trône.
En 1830 il tombe, aux côtés de Vaneau, devant la caserne de Babylone. On le voit reparaître en 1848, et il est l’un des Polytechniciens qui arrêtent· les pillards aux portes des Tuileries ; cette fois, il s’en tire sans dommage.
Il n’en est pas de même en 1870. Après avoir été décoré à la bataille de Reichshoffen, il est tué en même temps que son camarade Benech à la bataille de Champigny.
Mais il reparaît ! En 1911, il prend une part active à la campagne de caisse, et on peut le voir, un matin, chevauchant le « camarade Zoubre » sur le toit de la « Boîte à claque ».
(Le« camarade Zoubre » était un squelette de cheval appartenant aux collections de l’École. L’honorariat qui lui avait été plaisamment conféré ne permet absolument pas de le situer sur le méme plan que Chambergeot.)
Nous ne possédons aucun renseignement sur le comportement de Chambergeot au cours de la guerre 1914–1918. Mais dans la période qui suit, nous le trouvons en pleine activité. Il participe aux travaux de la « Kommiss », au moment de la campagne de caisse, en particulier, il est le héros d’une sorte de rallye : Chambergeot est caché dans un des replis les plus secrets de l’École – et l’on sait quels inextricables labyrinthes elle recèle – et les équipes de chaque tandem partent à sa recherche.
En récompense, les vainqueurs se voient honorés de la présence dans leur bar de l’illustre antique ; c’est là un gage important de succès.
Hélas ! Ce prodigieux personnage qui pendant cent cinquante ans participa à tous les fastes de l’École qui l’honore au même titre que les plus grands parmi ses anciens, ce génie glorieux et multiforme, disparut en 1939.
Et les jeunes Polytechniciens, lorsqu’on évoque devant eux le nom de Chambergeot, posent cette question, pour cent cinquante promotions inconcevable :
- Chambergeot ? Qui est-ce ?
La Légende de Chambergeot air : la plus bath des javas |
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I Je vais vous raconter Pour vous raconter ça Si mes vers sont idiots C’était un bon p’tit gars Ah, Ah, Ah, Ah, Écoutez ça si c’est digne |
II Ayant passé l’bachot Pour pouvoir m’présenter Il avait bien raison Alors il s’présenta Ah, Ah, Ah, Ah, Voyez-vous ça comme c’est |
III Personne n’a jamais su Mais on a son squelette C’est unbeau gosse ma foi C’est un type très sympa Ah, ah, ah, ah, Écoutez-çà si c’est macabre |
Célina | ||
Célina, ma jolie, Je t’aimerai toute la vie. Célina, mon amour, Je t’aimerai toujours. |
Chaque soir, à ta fenêtre, ô Célina,tu parais. Chacun dit : c’est moi, peut-être Et chacun se met en frais. |
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Ils sont tous là, mes amoureux, sous ma fenêtre ; Leur lente litanie s’égrène dans le soir, Émue, assurément, ironique, peut-être : Qu’importe l’ironie où tremble un peu d’espoir.Ils sont tous là, mes amoureux, sous ma fenêtre. Dieu qu’ils sont amusants et comiques à voir ! Le bottier, que l’amour transforme en petit maître, Arrache à son banjo des cris de désespoir. |
Qu’importe l’ironie, ô beaux porteurs d’épée ? Ce que je sens trembler dans vos gorges crispées, Ce n’est pas de l’amour pour moi, je le sais bien.Mais j’évoque à vos yeux la vision fugitive De celle qui demain saura tenir captive Toute votre gaîté dans sa petite main. |
En 1817, l” illustre professeur suédois, Berzélius, fit, devant les élèves de l’Ecole Polytechnique, une conférence sur les effets physiologiques de la raréfaction de l’air.
Pour l’illustrer, il plaça, sous la cloche d’une machine pneumatique, un moineau capturé dans la cour. Comme l’oiseau allait succomber, les trois cents élèves présents se mirent à crier pour demander sa grâce ; le professeur le libéra.
La légende raconte que, depuis ce jour, le moineau se posta vers dix heures du soir, les jours de sortie, sur l’horloge du Pavillon des Elèves.
Et, lorsqu’il apercevait, au loin, un retardataire courant sur les pentes de la Montagne Sainte-Geneviève, il se perchait à l’extrémité de la grande aiguille et l’empêchait d’atteindre l’heure jusqu’à ce que la porte eût été franchie