Le développement durable et les métiers de l’Équipement
L’idée nouvelle de développement durable interpelle les services des ministères chargés de l’équipement, des transports, du logement1 dans leurs principaux domaines d’activité, car ils travaillent sur l’espace et pour le long terme, et leurs productions physiques ou réglementaires influent sur les modes de vie comme sur le cadre de vie.
L’idée n’est à vrai dire pas si nouvelle2, puisqu’elle est déjà inscrite dans la loi : loi du 2 février 1995 relative au renforcement de la protection de l’environnement, loi du 4 février 1995 d’orientation pour l’aménagement et le développement du territoire. Il était donc temps que le ministère de l’Équipement s’interroge sur sa signification et ses conséquences pour son action immédiate ou prochaine.
Tel a été l’objet du rapport du Conseil général des ponts et chaussées, Le développement durable et les métiers de l’Équipement, établi en 1995 par un groupe de travail animé par J.-P. LACAZE (49).
Je pense utile de présenter les grandes lignes de ce rapport avant d’en développer, en l’actualisant, le chapitre transports, qui nous amène au thème de ce numéro spécial, puis d’indiquer les suites présentes et futur
1 – Le développement durable et les métiers de l’Équipement en général
C’est évidemment l’acception large du contenu du développement durable qui a été retenue, telle qu’explicitée par la conférence des Nations Unies sur l’environnement et le développement tenue à Rio de Janeiro en juin 1992 : un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs ; ce qui implique d’assurer à la fois le développement économique, l’équilibre social, et la préservation de l’environnement et des ressources naturelles.
Des études prospectives mettent en évidence pour la France quelques tendances lourdes qui ne mènent pas spontanément à un type de développement durable, notamment :
- développement des zones suburbaines ;
- croissance générale de la mobilité mécanisée, avec croissance de la consommation des énergies fossiles et de la production de CO2 ;
- inégalités régionales croissantes, phénomène de métropolisation ;
- risque d’une société à deux vitesses.
Cependant, les épisodes aigus de pollution urbaine, la concurrence pour l’utilisation du sol dans les zones soumises à forte pression, le « mitage » (occupation non maîtrisée) et la segmentation des espaces encore peu aménagés, la ségrégation urbaine ne relèvent pas de la prospective mais de l’actualité. Il est donc urgent de réagir. C’est pourquoi le rapport propose aux services et aux directions du ministère des orientations nouvelles ou une inflexion des orientations actuelles.
Un renouveau de la planification territoriale « à la française » paraît constituer un point d’appui indispensable, avec une nouvelle articulation à trouver entre l’État et les collectivités territoriales.
Une vision patrimoniale du logement (au sens patrimoine de la nation), tant à l’égard de la construction neuve que de l’entretien et de l’occupation du parc existant, est une autre des orientations préconisées.
La politique des transports apparaît enfin comme l’un des enjeux essentiels du développement durable ; ce point est développé ci-dessous.
Les idées cheminent rapidement mais leur mise en application sur le terrain est fort peu avancée. En particulier, la France est en retard par rapport à d’autres pays d’Europe pour la mise en oeuvre de programmes d’action territoriaux (agendas 21 locaux) recommandés par la Conférence de Rio en vue d’entrer dans le XXIe siècle avec des modes de développement durable.
Aussi le rapport suggère-t-il un ensemble de mesures pratiques, d’outils et de leviers pour introduire une meilleure prise en compte de la préoccupation de développement durable au ministère de l’Équipement. La recherche, la formation initiale et continue sont mises en avant, mais aussi toutes les formes possibles d’expérimentation, depuis la recherche-expérimentation jusqu’à la pratique courante des services déconcentrés et des collectivités territoriales. Il propose aussi aux acteurs de l’aménagement une grille de lecture de leurs actions à l’aune du développement durable (encadré ci-dessous).
2 – Transports, mobilité et développement durable
L’évolution des transports intérieurs en France au cours des dernières décennies se caractérise par la part croissante du mode routier qui atteignait, en 1992, 78 % pour les voyageurs et 75 % pour les marchandises (hors oléoducs)3 et par un développement constant des déplacements urbains en voiture individuelle, malgré d’importants investissements consentis pour les transports publics. Les transports utilisent plus de 60 % du pétrole consommé en France.
Des scénarios tendanciels montrent que malgré les progrès technologiques attendus (moindre consommation des véhicules et limitation des émissions de polluants), il faut s’attendre à une multiplication des émissions de CO2 par 2 ou par 3 de 1990 à 2030 et à une forte augmentation des consommations de pétrole (1,8 à 2,8 fois celle de 1990).
Même si la France est aujourd’hui bien placée (grâce à l’énergie nucléaire) parmi les pays de l’Union européenne en ce qui concerne les émissions de gaz à effet de serre, on ne va pas vers le respect des engagements pris à la conférence de Rio visant à retrouver le niveau de 1990 de ces émissions, sans parler d’exigences plus sévères qui pourraient être établies en 1997.
De manière tout à fait immédiate, la pollution par l’ozone oblige, ou devrait obliger, certains jours, à changer nos habitudes dans les grandes agglomérations et constitue une bonne illustration des limites de nos systèmes de transports urbains ; de même, l’effet cancérogène des poussières d’hydrocarbures lourds émises par les moteurs diesels est reconnue par l’OMS, même si l’usage du tabac comporte un risque beaucoup plus important. Si l’on ajoute à ces problèmes de consommation d’énergies fossiles et de pollution les autres nuisances liées aux transports (bruit, consommation d’espace et effets de coupures des grandes infrastructures, modification des paysages), on est amené à penser qu’une rupture par rapport aux tendances actuelles des transports est nécessaire. L’acceptabilité sociale de nouveaux projets d’infrastructures passe aussi sans doute par une telle rupture.
Le transport des marchandises et les déplacements urbains sont particulièrement en cause.
La rupture devrait consister d’abord à penser globalement, et ceci sur deux terrains : d’une part raisonner sur l’ensemble du système des transports et même sur l’ensemble système de transports, système urbain, et non plus mode de transport par mode de transport ; d’autre part agir sur l’offre et sur la demande, et non plus seulement chercher à adapter l’offre à la demande, comme ce fut longtemps le cas.
2–1 Une approche systémique
La première démarche est bien engagée, au moins en principe et en intentions : l’intermodalité est à la mode, et la loi sur l’aménagement et le développement du territoire en a fait une obligation. Pourtant quiconque s’est penché sur les prévisions de trafic afférentes aux projets des différents modes, sur le cloisonnement sectoriel des circuits de financement et des processus de décision, sur les pratiques commerciales, mesure le chemin à parcourir pour éviter les risques d’investissements peu utiles, de concurrence ruineuse et pour utiliser au mieux les ressources naturelles et financières4.
À l’inverse, il arrive que des objets à l’apparence technocratique, tels les PDU (plans de déplacements urbains) se révèlent d’excellents auxiliaires du développement durable, pour peu que des responsables politiques veuillent s’en saisir. L’exemple de Strasbourg est connu, celui de Lyon, tout à fait actuel, mérite de l’être.
Ces PDU, comme les « dossiers de voirie d’agglomération » plus spécifiquement orientés vers les voies routières urbaines sont notamment à l’interface transports-urbanisation. Leur mise en oeuvre devrait aider à mieux prendre conscience de la fameuse spirale :
En quinze ans seulement les distances domicile-travail ont doublé.
Nous sommes au coeur de la question de la mobilité urbaine ou plutôt périurbaine : la mobilité contrainte par la recherche d’un logement à prix abordable est-elle un bienfait ? Et comment fonctionne précisément la boucle ci-dessus ? Curieusement les connaissances sont rares pour ce sujet. Dès 1993, Claude LAMURE (55) avait proposé « un programme pour les connaissances sur la mobilité » et « l’observation des relations infrastructures urbanisme ».
Sans attendre d’en savoir plus, il est clair qu’une planification plus rigoureuse de l’organisation de l’espace autour des villes est un puissant moyen d’éviter à terme des gaspillages d’espace, de temps, de carburants, d’aménités. En contrepoint, à l’intérieur des villes, c’est un recyclage de l’espace urbain qui est à préconiser, comme on recycle désormais de nombreuses matières premières.
Une incitation à la bonne localisation des logements sociaux aidés par des outils fonciers et financiers devrait compléter la cohérence de telles orientations, mais il faut reconnaître que l’évolution des mécanismes de financement ne va pas dans ce sens.
2–2 L’offre et la demande
L’action sur l’offre de transports est classique et ancienne, mais demeure un levier très important pour éviter les écueils d’un développement non durable.
La poursuite des efforts d’amélioration technologique des véhicules, des carburants, de recherche et de promotion d’énergies moins polluantes (véhicule électrique, véhicule urbain, gaz de pétrole liquéfié…) est considérée par un grand nombre d’experts comme la voie la plus efficace à moyen terme et la plus acceptable socialement. Elle doit cependant être concrétisée par des mesures réglementaires de limitation des émissions polluantes.
La « moralisation » de l’offre est un préalable à toute tentative de régulation sérieuse : il s’agit « simplement » de faire respecter le code de la route et la réglementation sociale par le transport routier. Le contrat de progrès passé récemment avec la profession est un bon exemple d’évolution espérée et possible d’un état métastable vers une spirale vertueuse comportant : amélioration des conditions de travail et de la sécurité, création d’emplois, et même amélioration des comptes de la SNCF, l’ensemble étant à payer par une certaine augmentation du coût des transports de marchandises. Il serait désastreux pour tout le monde de renoncer à ces objectifs pour des raisons conjoncturelles.
L’optimisation de la gestion des infrastructures existantes est engagée, avec des dispositifs d’exploitation comme le système SIRIUS en Île-de-France, ou la modulation des tarifs des péages autoroutiers. Elle recèle encore de grandes possibilités.
La diversification de l’offre de transports de marchandises, en rendant attrayante l’offre alternative à celle de la route, est un vaste champ ouvert. Les progrès récents du transport combiné sont encourageants, mais ne peuvent être considérés que comme un commencement.
Le développement énergique de l’offre de transports en commun en ville demeure un énorme défi dans l’ordre à la fois du financement, de l’imagination et du courage politique.
L’encouragement aux déplacements non motorisés (marche et vélo) implique aussi imagination et courage, mais relativement peu de finances. Aussi, devraient-ils conquérir une place significative dans les déplacements à courte distance.
Cependant l’offre crée la demande : c’est ce qu’on appelle le trafic induit, trafic nouveau suscité par les facilités nouvelles offertes. Il constitue un enjeu essentiel pour notre sujet. Il fait le désespoir des écologistes, parce qu’il engendre des nuisances supplémentaires, et des fonctionnaires du ministère des Finances, à qui il donne à penser que le système des transports est un tonneau des Danaïdes. Mais il réjouit certains urbanistes, qui soulignent que l’accroissement de la mobilité entraîne pour l’individu l’extension des choix possibles, donc l’augmentation de sa satisfaction. C’est notamment la thèse développée depuis plus de vingt ans par J. POULIT (57). Il est enfin une bénédiction pour les constructeurs et gestionnaires d’infrastructures, car il est un élément déterminant de la rentabilité financière, et même de la rentabilité socio-économique.
Le phénomène du trafic induit dément aussi, parfois, les idées reçues : lors de la création d’une ligne ferroviaire, le trafic induit est beaucoup plus important que le trafic détourné de la route.
L’addition du trafic induit et de l’accroissement spontané de la demande à offre constante parvient à compenser, quant aux effets sur la pollution, les progrès obtenus sur les véhicules et les carburants, comme on l’a constaté ces dernières années.
Mais peut-on être normatif vis-à-vis de la mobilité, peut-on distinguer le bon et le mauvais trafic, sans risquer une dérive technocratique ? Il vaut mieux laisser les individus choisir, mais à condition de les amener et même de les obliger à assumer toutes les conséquences de leur choix.
Par rapport à l’action sur l’offre, l’idée d’agir sur la demande est plus nouvelle, et plus discutée ; car agir sur la demande, c’est réguler la mobilité. Or, jusqu’à une période toute récente, le sujet semblait tabou, tant mobilité rime, dans les esprits, avec liberté et avec activité. Il y a peu d’années, on hésitait encore à envisager des modulations tarifaires (selon le jour et l’heure) sur les autoroutes. Pourtant la théorie économique enseigne que l’obtention de l’optimum passe par la tarification au vrai prix, incluant les coûts externes collectifs. Ce qui signifie qu’on espère par là décourager la mobilité ou le choix modal dont les inconvénients pour l’individu et la collectivité dépassent les avantages pour l’ensemble individu et collectivité.
Cet objectif théorique n’est pas facile à atteindre, et pour plusieurs raisons.
La première est qu’on sait mal évaluer les coûts externes (coûts des pollutions et nuisances) et qu’ainsi les calculs risquent d’être faussés. Une piste de progrès consiste donc à chercher à mieux cerner ces coûts.
La deuxième est que pour parvenir aux changements de pratiques nécessaires, il faudra accepter quelques règles nouvelles, telles que :
- l’augmentation progressive mais importante de la taxe intérieure sur les produits pétroliers (TIPP) sur le gazole, notamment pour amener les transports routiers à payer les coûts collectifs qu’ils engendrent ; cette mesure sera à combiner avec l’éventuelle écotaxe sur les émissions de CO2 envisagée par la Commission européenne ;
- un partage différent de l’espace public urbain ;
- la modification radicale des politiques tarifaires et réglementaires du stationnement lié aux activités, dans le sens d’une dissuasion de l’utilisation de la voiture individuelle pour les liaisons domicile – travail dans les zones denses ;
- dans les grandes agglomérations le péage urbain (voir article de A. LAUER).
Une autre raison enfin est qu’on sait imparfaitement apprécier les réactions des usagers vis-à-vis d’évolutions tarifaires (l’élasticité de la demande par rapport au prix), les économistes constatant pour la circulation routière une élasticité modeste à court terme, et supputant une élasticité plus forte à long terme. Mais n’est-ce pas là un prétexte à l’immobilisme ?
Aussi, une meilleure organisation de l’information des citoyens est-elle un préalable : information sur les consommations et les pollutions des véhicules et des modes, sur les alternatives possibles, sur les justifications des évolutions tarifaires et fiscales. Ainsi la politique de l’État en matière de taxe intérieure sur les produits pétroliers serait plus lisible et peut-être mieux acceptée si l’on abandonnait la notion de « recette de poche » pour évoquer les préoccupations de développement durable.
La voie suggérée est donc une voie libérale : ni mobilité contrainte, ni mobilité restreinte, mais mobilité choisie. Elle correspond dans ses principes aux recommandations du Livre Vert Vers une tarification équitable et efficace des transports établi par la Commission européenne en 1995, même si la contribution française au débat sur ce document rappelle qu’il faut associer et non opposer mesures réglementaires et mesures tarifaires, et ne pas négliger les effets sociaux et les préoccupations d’équité.
3 – Et maintenant ?
Le Conseil général des ponts et chaussées doit dresser un bilan de la pénétration de l’idée de développement durable dans les services de l’Équipement à la fin de l’année 1996. Ces lignes étant écrites en novembre 1996, il est possible de faire état de certains éléments partiels qui permettent d’identifier quelques tendances.
À première vue, la tentation est forte, lorsqu’un service ou une direction dresse un bilan formel, d’assimiler prise en compte du développement durable et actions en faveur de l’environnement (ou encore de ne pas répondre !).
Pourtant, sur le fond, les idées avancent comme il est apparu à l’occasion de la préparation du schéma national d’aménagement et de développement du territoire, dans la contribution à une stratégie nationale de développement durable, dans un document interne significativement intitulé « les actions du ministère pour une politique soutenable des transports », dans la tentative d’évaluation environnementale des schémas directeurs d’infrastructures.
Plus précisément sur le thème de la mobilité, un débat interne sur la mobilité urbaine a eu lieu en juin 1996, et un débat national est préparé pour 1997. Les questions fondamentales y seront posées, par exemple celles-ci :
« Sommes-nous capables de mieux maîtriser la répartition spatiale des activités et des logements, mieux contenir les limites de la ville et infléchir les effets déstructurants de la mobilité sans pénaliser les droits qu’a tout citoyen de se déplacer ? Avec quels moyens de régulation, quelles forces de rappel ? »
ou : « Ne devrons-nous pas adapter nos politiques de déplacements à nos villes telles que nous les voulons aujourd’hui et demain ? Et non, à l’inverse, chercher à adapter les villes à nos besoins de déplacements. »
Le passage à l’acte est évidemment plus difficile. Il suppose notamment d’accepter la remise en cause des hypothèses habituelles, par exemple en matière d’évolution du trafic, ou du moins leur élargissement pour tenir compte de phénomènes et de contraintes nouveaux éventuels. Or ceci n’est pas acquis.
Mais un autre phénomène porteur d’avenir a été révélé en 1996 : près de la moitié des outils nouveaux élaborés par le réseau scientifique et technique de l’Équipement est consacrée à la connaissance et à la maîtrise de l’environnement. De même le nouveau programme de recherches dans le domaine des transports PREDIT II est largement sous-tendu par les interpellations de la notion de développement durable.
Conclusion
L’idée de développement durable apparaît de plus en plus comme un cadre pour mettre les actions en perspective, et comme une exigence nouvelle secouant des habitudes de pensée. Mais elle ne saurait être prise pour une doctrine en soi, ni conduire à des positions extrêmes, sous peine d’être rejetée.
La courte expérience acquise confirme le bien-fondé de cette recommandation de Bernard ESAMBERT (54), ancien président de la Commission française du développement durable : » Le développement durable doit être pensé comme une transition dans laquelle il faut s’engager résolument en reconnaissant que l’action peut enrichir le concept ». Nous devons donc avancer même sans avoir la réponse à toutes nos questions.
Et dans un domaine comme celui des transports et de la mobilité, intimement lié à la vie quotidienne, nous devons avancer sur tous les fronts à la fois : l’approche globale, l’offre, la demande, sous peine de voir les efforts d’un côté annihilés par les tentations de la facilité de l’autre.
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1. Désignés ci-après par l’expression usuelle « ministère de l’Équipement », plus durable que les appellations ministérielles officielles.
2. Dès 1993, un mémoire de Jean TUTENUIT (47) faisait connaître le concept au Conseil général des Ponts et Chaussées.
3. Source : rapport Perspectives d’évolution de la demande de transports à l’horizon 2015, ministère de l’Équipement, septembre 1996.
4. Voir notamment le rapport de la commission Réseaux et Territoires pour la préparation du schéma national d’aménagement et de développement du territoire, présidée par M. Jean-François PONCET.