Louis-Philippe Girod de Vienney (1779−1852), baron de Trémont, bienfaiteur des X‑Côte-d’Oriens
M’intéressant à la biographie du colonel Boulanger, polytechnicien dijonnais (X 1868), un des pionniers de l’électricité, j’ai découvert sur sa fiche matricule aux Archives de l’École la mention « Le trousseau et la première mise d’équipement ont été payés par la préfecture de Côte-d’Or sur legs du baron de Trémont ».
Qui était ce personnage, à peu près inconnu des Dijonnais ? Mlle Vignier, conservateur en chef des archives départementales me signala alors qu’un baron de Trémont avait été préfet de Côte-d’Or en 1831, et qu’il avait laissé des notices manuscrites déposées à la Bibliothèque nationale.
Il ne me restait plus qu’à prendre le chemin de la rue de Richelieu pour en savoir plus. J’ai découvert un ensemble de six volumes reliés, écrits de la main du baron, qui commencent par une autobiographie, que j’ai complétée par quelques visites aux Archives nationales, aux Archives de Côte-d’Or, à l’École polytechnique et au Service historique de l’Armée, sans parler de quelques ouvrages mentionnant le baron ou sa famille.
La famille de Louis-Philippe Girod de Vienney et son enfance
Louis-Philippe est né à Besançon le 2 octobre 1779. Son père Victor Bonaventure Girod, baron de Lavigney, est trésorier principal des troupes à Besançon. La famille Girod était une famille distinguée de notaires originaire du Doubs (région de Mignovillard et Nozeroy), le grand-père Antoine Girod de Naisey avait été anobli par la charge de garde des sceaux au Parlement de Besançon.
Victor Bonaventure a épousé à Besançon le 15 février 1779 Claudine Charlotte de Jaquot de Rosey, dame de Mont-Saint-Léger, fille de Claude Antoine de Jaquot, seigneur de Rosey, Andelarre, Andellarot et Charentenay, marquis d’Andelarre, vieille famille comtoise de noblesse du Saint Empire remontant à 1588, ancien capitaine de dragons au régiment de Lorraine, chevalier de Saint-Louis.
La famille Jaquot d’Andelarre semble avoir été assez proche de la famille d’Orléans, puisque le parrain du nouveau-né n’est autre que le duc Louis-Philippe d’Orléans (le futur Philippe-Égalité) ; il n’a pas pu se déplacer pour le baptême, mais a remis à la marraine, la princesse de Craon, pour le nouveau baptisé, une inscription sur la liste de ses pages, et une sous-lieutenance dans son régiment de Chartres Dragons. Le baron écrira dans ses mémoires « Ainsi j’aurais pu opter pour le grade d’officier et pour la croix de Saint-Louis le jour de mon baptême ; c’était certes un abus criant ».
Fils unique, le jeune Louis-Philippe reçoit « cette éducation domestique qui développe, en bien ou en mal, le caractère et la volonté des enfants, ce qui les rend précoces?. Le couple Girod de Vienney habite Besançon, mais passe les hivers à Paris et fait, à chaque voyage, un séjour d’une ou deux semaines à Versailles. Ils connaissent beaucoup de monde à la cour, mais n’ont pas été « présentés ». Louis-Philippe raconte qu’un matin où il se promenait avec sa mère dans un bosquet du parc de Versailles, ils rencontrèrent le grand dauphin (qui mourut en 1789) du même âge que lui. Les enfants s’amusèrent ensemble, et le lendemain le dauphin revint avec la reine. « La beauté de ma mère, l’élégance de ses manières plurent à Marie-Antoinette qui, avec la grâce qui lui était particulière, l’engagea à renouveler ces rencontres. »
Le général Griois, autre Bisontin, décrit ainsi Mme Girod de Vienney en 1798 : « Une femme aimable, autrefois très jolie, et qui avait fait beaucoup parler d’elle ».
Disons tout de suite que l’histoire des deux parents pendant la Révolution et l’Empire constitue un véritable roman. J’aurai l’occasion d’en reparler, mais les débuts heureux du couple dans le grand monde de l’Ancien Régime ne résisteront pas aux tourments de la Révolution.
Séparés par les guerres, Victor Bonaventure part aux Antilles, général en 1795 (« je ne sais ni comment, ni pourquoi » écrira Griois), en Hollande, à l’armée du Rhin ; sa femme à Paris vit avec un ancien immigré rentré en France, dont elle aura une fille Delphine. Ruiné par la Révolution, le général, devenu alcoolique et acariâtre, mourra en 1808 ; sa femme, séparée mais non divorcée, touche une pension jusqu’en 1831, puis tombe dans une misère noire. Elle essaie de trouver quelques subsides auprès des personnalités qu’elle a connues du temps de sa gloire, dont certains ont su rester en place malgré les changements de régime. On n’en trouve plus aucune trace après 1834.
La Révolution de 1789
Le baron parlera ainsi des débuts de la Révolution : « Mon grand-père, le marquis d’Andelarre soutenait que la noblesse ne devait renoncer à aucun de ses privilèges, et j’avais avec lui de juvéniles querelles à ce sujet (il a alors 10 ans). La dénomination de jacobin n’existait pas encore, il m’appelait « petit patriote », ce qui, pour l’aristocratie de l’époque, équivalait à ce qu’on nomme aujourd’hui montagnard ou socialiste. »
Il relate par ailleurs un épisode caractéristique, mais sans en préciser la date. La Franche-Comté, où ses parents ont leurs terres, est très agitée, « Les chaumières déclarent la guerre aux châteaux, c’est-à-dire les pillent et les incendient?. Son père, avant de se cacher pour se soustraire à l’arrestation, veut recueillir un peu d’argent et se rend avec son fils dans une terre où il a des recouvrements à faire (probablement les Granges de Vienney) ; ils passent trois jours à la ferme sans incident, mais à leur départ, des hommes armés les attendent et tirent sur eux « 14 balles qui par miracle ne nous atteignirent pas ».
Louis-Philippe s’engage au 2e régiment de dragons, ci-devant Condé, compagnie Cambon, le 1er mai 1790 (il a 11 ans). Mais il ne figure plus sur les contrôles du 2e dragons après le 26 août 1792 ; il a été victime d’un accident qui l’a forcé à quitter l’armée « son cheval lui ayant passé sur le corps et lui ayant cassé la clavicule droite et de petits os dans la poitrine » (les états de service militaires sont d’une précision remarquable ! mais le baron ne fait aucune allusion à cet épisode dans son autobiographie).
Victor Bonaventure est décrété émigré dans le département du Doubs et ses biens mis sous séquestre. En réalité, depuis mars 1792, il est sous-lieutenant au 10e régiment de cavalerie de l’armée du Nord. Madame Girod de Vienney part à Paris avec son fils en août 1792 pour solliciter sa radiation de la liste d’émigrés et récupérer ses biens.
Ils vont occuper plusieurs logis, déménageant lorsqu’ils risquent d’être dénoncés comme ci-devant. Finalement ils se fixent en plein Paris, dans trois chambres en mansarde au 5e étage d’une maison de la rue de la Loi (ci-devant Richelieu). Louis-Philippe occupe une chambre avec son précepteur, l’abbé Bernet, qui ne sera ordonné qu’en novembre 1795 (dans des circonstances rocambolesques suivant la biographie Didot-Bottin). C’est probablement alors qu’il quitte son élève et la région parisienne, car il refuse de prêter serment à la Constitution civile du clergé en 1797. Il deviendra évêque de La Rochelle, archevêque d’Aix en 1835, et sera promu cardinal par Grégoire XVI en 1846. Le baron garda toute sa vie une grande admiration pour l’ecclésiastique, les deux hommes s’écrivaient fréquemment, encore quelques mois avant la mort du cardinal le 5 juillet 1846.
Madame de Vienney apprend bientôt qu’elle a pour voisin de palier un révolutionnaire, membre du Comité de sa section, le citoyen Froment. Heureusement, le couple Froment, qui n’a pas d’enfant, prend Louis-Philippe en amitié. La terreur arrive et Froment dit un jour à Madame de Vienney qu’elle est une ci-devant, que son mari est sur la liste des émigrés, mais promet qu’il ne lui arrivera rien tant que les Vienney resteront là. « C’est par ton fils seul que je peux prouver que tu ne l’élèves pas en aristocrate, et c’est moi qui me chargerai de son éducation patriotique. Il faut prouver à la Section qu’il sera bon républicain. »
Commence un récit assez cauchemardesque et l’on comprend que cette période marquera à vie le jeune homme. « Mon protecteur me menait chaque jour à la place de la Révolution (ancienne place Louis-XV, aujourd’hui de la Concorde) voir tomber les têtes ennemies de la Révolution… Comme pour tous les suppôts de la guillotine, on nous donnait les meilleures places. »
Il voit ainsi tomber les têtes de Marie-Antoinette (en 93) et de Madame Élisabeth (en 94). « Au début, je pâlissais et le citoyen Froment me disait : « Mon petit, fais bonne contenance, tu t’habitueras. Si les patriotes te voient ainsi pâlir, cela pourrait mal tourner pour ta mère, et peut-être pour moi. » » Il parvient par la suite à se maîtriser, alors « Froment m’embrassait et me menait dans un café prendre une bavaroise au chocolat et il me ramenait à ma mère en disant « Je t’amène un brave patriote ».
» Une loi du 27 germinal an II (avril 1794) interdit aux nobles n’exerçant pas un métier de rester à Paris et les assigne à résidence, ce qui fait cesser la protection de Froment. Madame de Vienney décide alors de se faire « marchande en boutique » pour échapper à ce nouvel exil ; elle achète un magasin d’étoffes et lingeries « Les Trois Pigeons » au numéro 332 rue de la Loi. Elle va trouver Barère qui la congédie sèchement, et se décide à aller voir le maître suprême Robespierre dans son appartement de la rue Saint-Honoré. Après un premier refus, la citoyenne Girod se présente comme la baronne de Vienney et Robespierre la reçoit. « Ici se montre un fonds d’idées aristocratiques chez Robespierre et une lumineuse présence d’esprit chez ma mère ; s’il y avait eu du monde chez lui et qu’elle ait eu l’imprudence de se faire annoncer comme baronne, il l’aurait fait guillotiner le lendemain. »
Robespierre, bon prince (si l’on peut dire !) déclare alors à la baronne : « J’irai dans une heure au Comité et, puisque vous êtes réellement marchande en boutique, je ferai expédier de suite votre exemption, mais ne vous faites plus annoncer comme baronne »
Louis-Philippe rapporte ces entrevues dans ses notices sur Barère et Robespierre, avec un remarquable luxe de détails sur l’habillement des deux hommes et leurs attitudes. Il est vrai qu’il accompagnait sa mère, et il souligne lui-même : « On concevra que j’ai retenu toutes les paroles de cette entrevue ; outre ce qu’elles avaient de frappant, je l’ai depuis entendu répéter fréquemment à ma mère. » La conclusion de l’affaire elle-même n’est pas moins originale : c’est Barère lui-même qui vient apporter l’exemption ; très femme du monde, la baronne le prie « d’accepter le modeste dîner de la marchande ? et Barère de répondre : « Bien volontiers, je vous prie de permettre que les Trois Pigeons aient ma pratique, et je dirai à mes collègues comment une ci-devant s’est faite bonne citoyenne, et en quelle capacité elle sent le peuple ». Et le baron d’ajouter « Barère vint dîner, muni de l’autorisation de rester à Paris, il fut spirituel et de la meilleure compagnie ».
Récit assez extraordinaire lorsqu’on pense qu’il se situa quelques semaines avant le 9 Thermidor où Robespierre laissa sa tête, et que Barère de Vieuzac y fut un peu pour quelque chose.
Que devient pendant ce temps Victor Bonaventure, père de notre héros, toujours considéré comme émigré dans le Doubs ? En mars 1793 il est en Belgique sous les ordres de Luckner, et passe en juillet à l’armée de l’Ouest qui se bat contre les Vendéens. Il se fait remarquer à Loches en septembre à la tête d’un détachement de 200 dragons, puis du côté de Laval et Château-Gonthier en septembre, il est blessé au bras mais sauve le trésor de l’Armée républicaine avec le général Legros. Début 1794, il est adjoint général à l’état-major de l’armée de l’Ouest avec le général des Closeaux. Il commande l’avant-garde de l’armée campée près de Tours et repousse les Vendéens vers Le Mans où ils sont vaincus. Cette conduite lui vaut un diplôme de reconnaissance du département d’Indre-et-Loire. Ce qui lui sera très utile, car suspendu de ses fonctions comme ancien officier noble, il est réintégré dans son grade le 28 juillet 1794. En juin 1794, un document du département du Doubs signale que « le nommé Bonaventure Girod, dit Vienney, ne sera pas considéré comme émigré » mais il ne sera rayé officiellement de la liste qu’en décembre 1794 (il est alors en service aux Antilles depuis deux mois).
Victor Bonaventure, qui a plusieurs parents émigrés, ne veut pas combattre contre la France, mais il refuse également de risquer de se trouver face à des parents émigrés, il demande donc à servir dans les îles. Il s’embarque fin septembre à Brest pour les Antilles, où il est attaché militaire à la Commission du gouvernement délégué aux îles du Vent, avec le général Pelardy. Nommé commandant de l’île de Sainte-Lucie, il est désigné comme chef de l’expédition contre l’île de la Grenade en juillet 1795. Nommé général de brigade à titre provisoire en septembre, il attaque l’île en flibustier mais, au cours d’un combat naval le 15 octobre, son bâtiment est coulé, il est fait prisonnier par les Anglais, dépouillé de tout, et reste captif pendant un an à Fort-de-France sur un ponton-prison. Il sera libéré par voie d’échange et rentrera en France en février 1797.
Avant son départ pour les Antilles « mon père, qui avait des connaissances en mathématiques et chimie, me mena chez Monge et chez Berthollet. Il recommanda qu’on me fit étudier le dessin pour lequel j’avais de l’aptitude ; j’entrai dans l’atelier de David. Lorsqu’il fut arrêté (après le 9 Thermidor) je passai dans celui de Regnaud et je cultivai la connaissance de leurs principaux élèves : Girodet, Gérard, Gros, Ingres, Hersent ».
La société parisienne après le 9 Thermidor
Le baron évoque cette période et les nouveaux riches dans sa notice sur Raguier. « Le 9 Thermidor fait cesser le régime de la Terreur, mais les plaies en sont encore sanglantes. Les derniers échafauds viennent de passer sous nos yeux. Ce qu’on appelle la société est frappée de mort, de ruine ou en fuite. Ce qui en reste a pourtant l’esprit français, c’est-à-dire le besoin de se consoler ou plutôt de s’étourdir sur les malheurs qui l’ont frappé. »
Après une description du couple Raguier et de Beauregard, « autre enrichi et ancien perruquier qui entretenait Mlle Lange et avait son portrait, grand comme nature, dans sa chambre à coucher », il passe ensuite au phénomène des bals, symbole de l’époque. Il passe en revue « les brillantes danseuses comme Mlle Hulot (future générale Moreau), Mlle Lescot et Mme Hamelin qui les éclipsait toutes… Le fameux danseur était Trenis autour duquel on faisait cercle ».
Les « bals d’abonnés ? vont bientôt céder la place aux bals masqués, d’abord clandestins. Le baron évoque ainsi un bal organisé à l’hôtel de Longueville, place du Carrousel, récit intéressant par son ton alerte et surtout parce qu’il évoque l’aspect physique de notre héros (ce qui est très rare) « À la fleur de la jeunesse, j’étais transporté de joie. J’y fus habillé en femme, à visage découvert. J’étais élégamment mise, encore imberbe, avec de beaux cheveux blonds à la Titus, comme c’était alors à la mode. Comme il y a un demi-siècle de cela, je puis dire que je fis une illusion complète et que j’eus beaucoup de succès ».
Suit une description, presque scabreuse, de la fuite des danseurs lorsqu’on annonce à minuit l’arrivée de la police, il est rejoint à l’entrée de la rue de Richelieu par deux hommes bien mis, peut-être aussi des danseurs du bal qui s’intéressent de près au jeune homme : « Je leur dis qu’ils se trompaient et que j’étais de leur sexe, mais ils ne voulaient pas me croire… Je parvins à me libérer et j’arrivai chez moi haletant, harassé et ma belle toilette en lambeaux. Telle fut l’issue de mon premier bal masqué ! »
L’incident semble lui avoir laissé une forte impression, et le ton un peu cru est très inhabituel dans l’ensemble de ses Mémoires.
Le baron ne parle plus de sa mère et, pour en savoir plus, il faut se tourner vers d’autres sources, les Mémoires du général Griois et le livre de M. Gavoty, Drames inconnus à la cour de Napoléon, La démission de Mme de Vaudey, qui évoquent la figure de la fille du général d’Arçon (future maîtresse éphémère de Napoléon), grande amie de Mme de Vienney depuis Besançon, qui vient à Paris en 1798 pour obtenir la radiation de son mari de la liste des émigrés et devient une assidue du salon de Mme de Vienney.
Car, comme l’écrit Griois « La journée finie et le magasin fermé, Mme de Vienney redevenait femme du monde, et sa maison était ouverte à tout ce que la société comptait de brillant et de remarquable. Ambassadeurs, danseurs, émigrés, artistes, députés de toutes opinions étaient reçus. Mon père et moi y étions en qualité de compatriotes et je vis là Trenis, le beau danseur, c’était l’Apollon de la Danse, a dit Norvins et le digne partenaire de Mme Hamelin. On faisait cercle alors que dansait ce couple merveilleux. On y voyait aussi Carle Vernet (père d’Horace) et l’ambassadeur turc, qui distribuait aux jolies femmes des flacons de parfums en guise de mouchoirs. »
« Les soirées étaient brillantes, on jouait aussi aux cartes et le produit de la « bouillotte » couvrait les frais des bals et des soupers fins et recherchés que Mme de Vienney donnait 2 ou 3 fois par semaine. »
On ne sait trop ce que devint notre jeune Louis-Philippe dans ce milieu un peu particulier. Il faut dire que le salon de sa mère rassemblait aussi de nombreux danseurs, musiciens, célébrités littéraires subsistant du XVIIIe siècle et c’est peut-être là que naquit l’intérêt du futur baron pour la littérature et les beaux-arts, musique en particulier, qui sera un élément important dans sa vie.
Les campagnes de Louis-Philippe Girod de Vienney
Victor Bonaventure est revenu en France début 1797, et retrouve son grade de général de brigade, à titre définitif, en 1799. La situation du couple doit être assez ambiguë puisque Mme de Vienney vit avec un colonel de l’armée de Condé, M de la Condamine revenu d’émigration. M. Gavoty écrit « M. de la Condamine et Mme de Vienney se vantent, parfois à juste titre, d’avoir grand crédit auprès du gouvernement.
Après avoir parlé affaires et déploré la tristesse des temps on dirige les invités vers les tables de jeux, car ces hôtes ont transformé leur domicile en fructueux tripot. » Un rapport de police du 13 janvier 1799, cité par Gavoty, parle d’ailleurs » des Trois Pigeons, maison de jeux tenue par une femme Vieney (sic) qui favorise les orléanistes. « Ailleurs » Aux Trois Pigeons Élisabeth (de Vaudey) commença par être plumée. Elle fut en outre dupée car l’intervention de M. de la Condamine, de sa maîtresse, du mari de celle-ci et de leurs invités ne devait modifier en rien l’exil de M. de Vaudey. »
Il y aurait donc eu pendant un certain temps un ménage à trois aux Trois Pigeons (nom prédestiné !).
Toujours est-il que Louis-Philippe retrouve son père et il écrit dans son autobiographie « Je rejoignis bientôt mon père à l’armée, il me fit porter sur les contrôles du 2e régiment de dragons et, détaché près de lui, je fis mes deux premières campagnes sous ses ordres et trois autres sans lui. » C’est aussi la version qu’il reprend dans sa proclamation au habitants de la Côte-d’Or en 1831. Qu’en est-il exactement ?
D’abord, le baron confond manifestement l’épisode du 2e dragons qui se situe en réalité en 1790 ; ensuite, s’il est certain qu’il accompagne son père, lors de ses campagnes de Hollande puis, fin 1799, à l’armée du Rhin avec le général Moreau et le futur maréchal Brune, on se demande à quel titre ce fut. Louis-Philippe est signalé en 1800 comme « adjoint aux inspecteurs aux revues », c’est-à-dire dans l’intendance. Son père cherche d’ailleurs obstinément à le caser officiellement, témoin deux lettres du général (figurant au SHAT), l’une adressée à Lazare Carnot, alors ministre de la Guerre en germinal an VIII (mars 1800).
La seconde lettre, datée du 25 pluviôse an VIII (15 février 1800) de Bâle, quartier général de l’armée du Rhin, est adressée au général en chef, le Premier Consul Bonaparte. Elle mérite d’être citée in extenso : « Après son accident, mon fils veut servir utilement le gouvernement avec sa plume. Il a une très belle main, dessine parfaitement, est lettré, studieux, appliqué, plein de sentiments et d’excellentes moeurs. La révolution et ses effets m’ont enlevé toute ma fortune, pendant que j’ai constamment servi dans les Armées sur terre et sur mer pour y défendre la cause de la liberté et la gloire du nom français.
Un boulet m’atteignant, je n’ai d’autre héritage à laisser à cet enfant et à sa mère que l’exemple de ma bonne conduite en tous genres. Daignez donc aussi, citoyen Premier Consul, être le père de cet enfant. En lui donnant un emploi, vous lui donnerez plus que moi puisque vous lui pourvoirez le moyen de vivre. Il loge à Paris chez sa mère, rue de la Loi, au n° 14. »
Il a dû obtenir gain de cause, puisque Louis-Philippe signale qu’il est passé en 1800 dans l’administration militaire comme adjoint à l’inspecteur aux revues Fères avec lequel il participe à la campagne de Marengo (juin 1800), puis attaché comme sous-inspecteur à Barbier de Tinan, il fait la campagne de Hohenlinden (décembre 1800), puis passe à l’armée d’observation du Midi, en Italie et en Calabre, où il est reçu au quartier général de Tarente du maréchal Soult, adjoint de Murat (été 1801). « Ainsi je passai sans transition ni repos à des campagnes d’été dans les pays chauds, et à des campagnes d’hiver dans les pays froids. »
Il dit aussi que le poste d’adjoint aux inspecteurs des revues ayant été supprimé en 1802, il est passé dans l’administration civile, mais ne donne aucune renseignement sur ses activités pendant la période 1802 à 1808. Dans sa notice sur l’abbé Fraissinous, il parle de personnalités qu’il a rencontrées en Italie, en 1802 le cardinal Maury, alors archevêque de Montefiascone (au bord du lac de Bolsena, au nord-ouest de Rome) et le pape Pie VII (élu à Venise en 1799, grâce en particulier à l’influence du cardinal Maury).
Il donne quelque indications sur ses voyages en différents pays (malheureusement sans aucune date) : « J’ai fait successivement trois voyages en Italie, deux voyages en Allemagne et trois en Suisse. J’ai passé aussi une année en Angleterre. »
Louis-Philippe Girod de Vienney au Conseil d’État
Le général Girod de Vienney cesse ses fonctions en mai 1801, mais il occupera encore divers postes : commandant la place d’armes à Nice, puis à Lyon (avril 1802) et à Grenoble. D’un caractère difficile et jaloux de son autorité, excessif et grand buveur, il a des démêlés avec les autorités civiles et sera même mis aux arrêts de rigueur à Nice. Mis à la retraite en 1807, il est chevalier d’Empire en 1808, et meurt à Paris le 13 mai 1808.
Un rapport de 1820 du ministre de la Guerre mentionne qu’à son décès « aucun inventaire n’a été fait, suivant déclaration faite devant notaire par M. le lieutenant-général duc de Valmy (Kellermann), M. Labey de Pompierre, membre de la Chambre des députés, et M. de la Condamine, chef de division à la Légion d’honneur, déclaré décédé sans fortune et n’ayant laissé à sa veuve aucun moyen d’existence. Mme Girod de Vienney, qui n’est pas divorcée, ne jouit elle-même d’aucune propriété ni revenu, n’exerce aucun état d’industrie qui lui permette de subvenir à ses besoins. »
On voit donc réapparaître l’amant, au moment de la mort du mari, et il semble bien que les époux vivaient séparés, probablement depuis 1800.
Que va devenir le fils Louis-Philippe, qui a alors à peine 30 ans ? « Mon désir était d’entrer au Conseil d’État comme auditeur, mais comment y parvenir sans crédit ni protection puissante ? J’avais perdu mon père, je me décidai à adresser directement ma demande à l’Empereur. Je me présentai à lui comme fils d’un officier général mort des suites de ses blessures (?), et moi-même forcé de quitter l’état militaire… sans croire trouver un titre dans mes trop courts et trop obscurs services. Par un bonheur inespéré, je reçus ma nomination à la première promotion en décembre 1808. »
Comme il a servi précédemment dans l’armée, il est affecté d’emblée à la section de la guerre. « Le général Lacuée, comte de Cessac, gouverneur général de l’École polytechnique présidait cette section ; sévère et grand travailleur, il aimait les hommes laborieux et me fournit du travail en abondance. » Au cours des séances, il fait la connaissance de l’Empereur et de M. de Talleyrand. Il a la plus grande admiration pour Napoléon et vante « son esprit d’analyse et son éloquence concise » dans ses interventions. Il va avoir la chance de sa vie dans des conditions assez curieuses qu’il rapporte en détail.
Peu avant son départ pour la campagne d’Autriche, l’Empereur charge le comte de Cessac et deux conseillers de lui faire un rapport confidentiel sur les recettes et dépenses du royaume et de l’armée française au Portugal, pendant les trois années de gouvernement de Junot, ami de longue date de l’Empereur. À la fin d’une séance du Conseil le comte de Cessac demande à Louis-Philippe de passer chez lui et lui expose la mission dont il est chargé ; avec ses collègues, ils ont jugé souhaitable de confier ce travail à un jeune homme laborieux et discret. Louis-Philippe rentre alors chez lui en fiacre, nanti d’un volumineux dossier de 3 600 pièces. Le ministre de la Guerre avait déjà fait un rapport, le ministre des Finances aussi, mais sous des formes vagues et obscures, personne ne se souciant de mettre en cause Junot ou ses collaborateurs. « Ces atermoiements n’avaient pas satisfait l’Empereur qui aimait l’ordre et détestait les dilapidations. »
Notre jeune auditeur trie un millier de pièces importantes. « Je décidai de parler clair et vrai. Je présentai mon rapport après dix jours et dix nuits de travail, soutenu par ma jeunesse et force cafés à l’eau. M. de Cessac parut étonné de la rapidité de mon travail. » À l’issue d’une séance au Conseil, il lui déclare « Nous avons adressé votre rapport à l’Empereur en vous nommant comme son auteur. Je fus éclairé subitement, ils avaient trouvé commode de faire peser sur moi toute la responsabilité. » Il est donc fort inquiet et voit déjà sa carrière compromise !
Or, huit jours après, l’Archichancelier lui dit que « l’Empereur lui-même a donné ordre que je lui portasse le premier portefeuille ; chaque semaine, lorsque l’Empereur était aux Armées, un auditeur était désigné pour porter le travail du Conseil d’État à l’Empereur ; c’était regardé comme une grande marque de faveur. »
Louis-Philippe arrive à Schoenbrunn peu après la bataille d’Essling (20 mai 1809) et remet le portefeuille à Napoléon qui lui dit « M. l’auditeur, quand un écolier de mon Conseil d’État me dit ce que je n’ai pu obtenir de trois de mes ministres, il mérite que je ne le perde pas de vue. Allez, restez à mon quartier général. »
Il profite d’un passage à Vienne pour rendre visite à Beethoven, visite préparée de longue date puisqu’il a demandé une lettre de recommandation au compositeur Cherubini avant son départ de Paris.
Intendant en Moravie et Croatie
Après la bataille de Znaim, remportée par Marmont sur les Autrichiens commandés par l’archiduc Charles, un armistice est signé le 11 juillet, la Moravie est occupée par les troupes françaises, Louis-Philippe est nommé intendant du « cercle » de Znaim. M. de Bassano lui signale « qu’il sera en rapport constant avec le maréchal Massena, qui a toute la confiance de l’Empereur, mais croit qu’on surmonte toutes les difficultés de l’administration comme on enlève une redoute. L’Empereur aura les yeux fixés sur vous, je crois devoir vous en prévenir pour votre gouverne. »
De fait, l’intendant est bientôt coincé entre les demandes contradictoires et impossibles à satisfaire simultanément, de Massena et de l’intendant général le comte Daru. Il s’en tire élégamment par des méthodes peu orthodoxes (il connaît l’armée et les ficelles du métier) mais qui, apparemment, satisfont tout le monde.
Le traité de Vienne (octobre 1809) met fin à la guerre, rend la Moravie à l’Autriche et donne à la France les Provinces illyriennes. Louis-Philippe se retrouve intendant en Croatie civile dont le centre administratif est Agram (aujourd’hui Zagreb). L’Empereur prescrit d’appliquer l’administration française dans les Provinces illyriennes, ce qui pose des problèmes aigus en Croatie, qui dépendait de la Hongrie et avait un régime féodal avec des institutions et coutumes datant du Moyen Âge. Le désordre commence à s’installer dans la région, alors dégarnie de troupes françaises. Girod de Vienney demande les pleins pouvoirs pour régler les différends en « interprétant » les ordres de Napoléon ; il réussit à calmer les esprits et à rétablir l’ordre et la paix. Il fait aussi partie d’une Commission chargée de régler les litiges entre Autrichiens et Croates subsistant après la paix, ce qui lui permet de se frotter aux problèmes de la diplomatie. On retrouve d’ailleurs des lettres adressées par l’Intendant général des Provinces illyriennes à Laybach (Ljubliana), baron de Belleville, au « baron » de Vienney, dans les Archives du ministère des Affaires étrangères.
Préfet de l’Aveyron (1810−1814)
L’Empereur ne perd apparemment pas de vue notre auditeur puisqu’il est nommé préfet de l’Aveyron le 30 novembre 1810, et titré baron d’Empire « de Trémont » par lettres patentes du 16 décembre, avec constitution de majorat sur la terre de Rosey (propriété familiale de sa mère) et non de Trémont, comme l’indiquent généralement divers auteurs.
Le baron n’apprend sa nomination que le 16 janvier 1811, alors qu’il mène encore des négociations avec les représentants autrichiens à Carlstadt et fait des navettes fréquentes entre Carlstadt et Agram. Il termine sa mission (qui dépend des Affaires étrangères) alors que l’Intérieur réclame à grands cris sa présence à Rodez, où la conscription pose de graves problèmes, avec un taux record d’insoumis et de déserteurs. Il se met en route début février, arrive à Paris au moment de la naissance du roi de Rome (20 mars) et ce n’est que le 27 avril (soit cinq mois après sa nomination !) qu’il est procédé à son installation à Rodez et « reconnu en la qualité de préfet par toutes les autorités administratives du département de l’Aveyron ».
L’Empereur lui a dit à son passage à Paris « Vous voyez que je ne vous ai pas oublié. La conscription s’est toujours très mal faite dans l’Aveyron, sachez à quoi cela tient et rétablissez l’obéissance à la loi. » Sur une levée annuelle de 6 à 700 hommes, il n’y en a en effet qu’une centaine qui reste sous les drapeaux. Il y a près de 4 000 réfractaires, pour la plupart passés en Espagne. Une colonne mobile de « garnisaires ? épuise les familles (il s’agit de personnes mises en garnison chez les contribuables retardataires ou les parents de conscrits réfractaires, ils ont la nourriture, le logement et une indemnité journalière). Notre préfet passe l’éponge, il supprime les garnisaires et fait rayer les anciens réfractaires hors d’atteinte. Il réussit assez bien puisqu’en 1811, il n’y a que 32 déserteurs et 5 en 1812.
Après la désastreuse campagne de Russie, les levées d’hommes se multiplient, on rappelle d’anciennes classes précédemment libérées. Intervient l’affaire des « gardes d’honneur » créés par un décret de 1813 pour reconstituer la cavalerie quasi détruite. Recrutés, désignés par les préfets parmi les fils de famille riches, ils doivent s’équiper à leurs frais. Le baron trouve ce système odieux et demande aux catégories visées de désigner entre elles les volontaires. Son système est mal accueilli par le ministère de la Guerre, mais il arrive à son nombre de gardes, et même deux supplémentaires qu’il équipe à ses frais.
Dans la notation des préfets aux Archives nationales figure, pour l’année 1813, cette appréciation « Quoique jeune, il n’a pas fait de faute dans son département. Les affaires marchent régulièrement. Il a des talents agréables, peut-être un peu de ces prétentions qu’ils donnent, mais elles ne vont pas jusqu’au ridicule. La conscription avait été mal faite longtemps dans ce département, il est parvenu à la faire exécuter. » Perce ici le fait que notre baron était probablement un peu précieux, et qu’il a gardé un certain ton d’Ancien Régime.
Arrivent 1814 et l’abdication de Fontainebleau. Pour la première fois, le baron lâche l’Empereur dans sa proclamation aux habitants de l’Aveyron : « Un gouvernement oppresseur vient de finir. Ainsi se détruit tout ce qui n’est pas guidé par la modération. Et la chute de ce gouvernement a cela de particulier qu’après avoir rempli l’Europe de sa puissance, il ne peut même pas inspirer un regret à ceux qui l’ont le plus fidèlement servi. Car, depuis longtemps, la fidélité ne venait plus du coeur. Elle n’était que le résultat du devoir et de ce sentiment d’honneur qui ne permet pas d’abandonner dans le malheur celui qu’on a servi dans la prospérité. »
À la Restauration, il donne, dit-il, sa démission (il est plutôt révoqué) et rentre dans la vie privée. En décembre 1814 il écrit à Son Excellence M. l’abbé de Montesquiou, ministre de l’Intérieur et des Cultes :
» Votre Excellence a cru devoir m’ôter les fonctions que j’exerçais depuis près de quatre ans, et m’a dit en juillet ne pouvoir me donner d’autre destination. J’ai donc perdu ma place, ma carrière et mes moyens d’existence. »
» Des débris d’une fortune ancienne et considérable que la Révolution a détruite, la liquidation de la succession de mon père ne m’a laissé pour tout patrimoine que 1 700 livres de rente, et une seule et unique propriété (probablement Rosey). Pour avoir la représentation que me semble exiger le poste que j’occupais, je n’ai point calculé l’insuffisance de ma fortune, j’ai dû contracter des dettes que je ne peux plus acquitter.?
« Je n’ai dû la carrière que j’ai parcourue qu’à mon travail et jamais au crédit que ma famille eût conservé dans l’Ancien Régime et qui a cessé. Âgé de 35 ans, il y a dix-neuf ans que je sers l’État. »
» Daignez, Monseigneur, être aussi généreux pour moi que pour plusieurs de mes collèges, et me faire obtenir un traitement provisoire qui assure mon existence. » Apparemment, il n’y eut aucune suite, et le baron ne toucha pas de pension et n’exerça aucune charge publique pendant les deux Restaurations, ce dont il se prévaudra d’ailleurs après la Révolution de 1830.
Les Cent-Jours – Préfet des Ardennes
Au retour de Napoléon de l’île d’Elbe (mars 1815) le baron assure qu’il ne crut pas à un succès durable, il ne se manifeste pas aux Tuileries à l’arrivée de Napoléon à Paris (20 mars). Il se croit oublié, et ne le regrette pas. Mais Napoléon, qui connaît pourtant sa défection et sa proclamation de 1814, le nomme préfet des Ardennes, en lui disant : « Si je ne puis éviter la guerre, ce département sera le plus important. »
Après Waterloo (18 juin), il voit passer successivement l’Empereur, qui lui pose quelques questions sur les dispositions des habitants dans le cas probable d’un siège, puis le 11 juin, le maréchal Ney, commandant l’aile gauche de l’Armée « qui lui parla d’une manière fort inconvenante de l’Empereur ».
Le baron subit donc le glorieux siège de Mézières, « six semaines de tranchées ouvertes, et j’eus l’honneur d’être cité deux fois à l’ordre du jour de l’Armée », écrit-il. À vrai dire, il parle en détail de la bataille de Waterloo et de sa vie lors du siège dans sa notice sur l’abbé Delvincourt ; il se cacha au séminaire mais on ne trouve pas trace d’action d’éclat particulière. Après la capitulation, il regagne Paris en diligence.
Nouvelle Restauration et nouvelle révocation du baron.
Préfet de Côte-d’Or (mars à octobre 1831)
« Je rentrai dans la vie privée. Après la révolution de 1830, le gouvernement replaça quelques-uns des préfets de l’Empire. L’un deux (Viefville des Essarts, ancien condisciple du baron au Conseil d’État) laissa arborer le bonnet rouge à Dijon sur un arbre de la liberté. On me fit partir en vingt-quatre heures pour le remplacer. J’y rétablis l’ordre, l’obéissance à la loi et le paiement des impôts, malgré le violent esprit de réaction qui animait la population. Au bout d’un an, dégoûté de l’incurie du gouvernement et de la négligente paresse des bureaux ministériels, je quittai pour toujours l’Administration. »
Son séjour à Dijon ne dure en réalité que sept mois, celui de Viefville des Essarts avait été de six mois. La question de l’épuration fut probablement la cause profonde de l’éviction de Viefville des Essarts, il avait dénoncé au ministre de l’Intérieur certains magistrats comme suspects de sentiments légitimistes. Une lettre de Guizot, confidentielle, l’exhorte d’ailleurs « à la plus grande réserve dans vos relations avec les personnes dont vous m’entretenez » et à une grande prudence. L’épisode du bonnet rouge ne sera qu’un « prétexte » à son renvoi.
La principale tâche administrative du baron de Trémont sera l’organisation des élections de juillet 1831. Les résultats avec les élections d’Hernoux à Dijon et de Mauguin à Beaune sont défavorables au gouvernement, et marquent probablement le début de la disgrâce du baron. Son départ est ainsi commenté dans le Journal de la Côte-d’Or du 6 octobre : « M. de Trémont vient d’être révoqué. L’on présume généralement qu’il doit sa disgrâce aux mêmes motifs qui ont fait destituer M de Viefville des Essarts et dès lors, elle est honorable. » Opinion douteuse, le Journal avait accueilli fraîchement son arrivée, l’accusant d’attaches avec les milieux royalistes de l’Ancien Régime.
Le baron est remplacé par Achille Chaper (X 1813), qui n’arrive à Dijon que le 30 novembre, soit un mois après le départ de son prédécesseur. Orléaniste bon teint, apparenté à Casimir Périer, ce sera un « grand préfet » de Côte-d’Or. Il restera en poste à Dijon jusqu’en 1839 et laissera une abondante correspondance. Il écrit à propos du renvoi du baron : « Peut-être lui avait-on reproché non plus une ardeur intempestive comme à son prédécesseur, mais au contraire trop de mollesse. » Ailleurs « administrateur compétent, mais âgé »… il avait 52 ans, il est vrai que Chaper n’en avait que 36.
Exit donc le baron de la carrière administrative. « Je quittai pour toujours l’Administration. Ainsi, de 1815 à 1830, puis de 1832 à 1849 (moment où j’écris), j’ai eu la libre disposition de mon temps. S’il ne m’a pas été donné de l’employer d’une manière utile pour les autres, du moins l’a-t-il été pour moi d’une manière intellectuelle. »
Les écrits du baron de Trémont
Le baron va occuper ses loisirs à écrire, à rassembler une collection d’autographes et à cultiver son goût pour les beaux-arts, musique en particulier. À sa mort, le 1er juillet 1852 dans sa maison de campagne de Saint-Germain-en-Laye, il lègue ses volumes de « cahiers-mémoires » à la Bibliothèque nationale. Il demande que ces papiers ne soient mis à la disposition du public que vingt-cinq ans après sa mort et qu’ils ne soient pas publiés. Il pense toutefois que peut-être un chercheur curieux, d’ici un siècle ou deux, s’intéressera à ses Mémoires et que, sous certaines conditions, ils pourraient être publiés.
Que trouve-t-on dans ces cahiers ?
– D’abord une autobiographie, où j’ai largement puisé ci-avant.
– Ensuite un ensemble de « notices biographiques », concernant les personnalités, ou simples individus qu’il a côtoyés pendant sa vie, ou dont il a entendu parler. Chaque notice comporte un texte d’une ou deux pages, un autographe et, très souvent, une gravure du personnage. Ces notices concernent des hommes politiques, des religieux, des administrateurs, des compositeurs de musique, des artistes, des acteurs et actrices, des savants, des danseuses et même une diseuse de bonne aventure.
Certaines notices présentent un intérêt général particulier, car le personnage-titre n’est souvent qu’un prétexte à mettre par écrit ce que le baron a dans la tête sur ce qu’on appellerait aujourd’hui des problèmes de société : religion, instruction publique, gouvernement, administration et fonctionnaires, propriété foncière et agriculture, industrie, inventions et débuts du machinisme, délinquance et assistance publique, sans parler des beaux-arts, de la Légion d’honneur, etc. Véritable encyclopédie qui prend souvent la forme d’une comparaison entre « l’Ancien Régime » et « aujourd’hui », c’est-à-dire vers 1835–1850 ; il parle de la révolution de 1848, du coup d’État du 2 décembre 1851, il fait des ajouts à certaines de ses notices, évoque les débuts du socialisme, des saint-simoniens et des nationalisations.
Le baron parle ainsi de ses goûts artistiques hérités de son père. « À cinq ans, je lisais la musique couramment. Plus tard, une assez jolie voix et une aptitude à jouer de tous les instruments à cordes me mirent à même de faire ma partie avec les meilleurs artistes… J’ai eu chez moi des réunions amicales dans lesquelles tous les musiciens célèbres français et étrangers ont bien voulu se faire entendre. Comme il aurait fallu une grande fortune pour que ce fût à prix d’argent, j’étais d’autant plus flatté de leur concours aussi désintéressé que bienveillant. »
Il cite les auteurs dramatiques qu’il a connus : Fleury, Talma, Mesdemoiselles Mars, Contat, Duchesnois… Il paraît assez flatté d’avoir fait partie d’une Commission permanente des Beaux-Arts formée par le ministre de l’Intérieur sous la direction du duc de Luynes, et d’avoir été choisi comme « membre du jury chargé de désigner les récompenses à décerner aux artistes de l’Exposition de 1849 ».
Fait curieux pour un littéraire, il porte un grand intérêt aux chiffres et cite de nombreux chiffres et « statistiques » ; il connaît l’anglais et cite des articles de journaux britanniques ; il fait preuve de connaissances en économie et finances.
Il se veut toujours un témoin de son temps, conscient qu’il a connu une période fertile en événements (il a connu, dit-il, dix révolutions, ou plutôt changements de régime) avec ses lumières et ses espoirs, mais aussi les ombres sinistres de la Terreur, qui, pense-t-il, peuvent et doivent être connues des générations futures à travers les souvenirs de quelqu’un qui a vécu et a même été parfois un acteur de ces événements.
Certaines notices sont de véritables petits « tableaux de genre » avec des scènes rapportées sur un ton alerte et enjoué, d’autres sont plus monotones et un peu indigestes. Mais elles mériteraient mieux à mon avis que d’être enfouies sur les rayonnages de la Bibliothèque nationale où très peu de gens doivent les consulter.
Le testament du baron de Trémont
J’en ai découvert un exemplaire aux Archives de l’École et c’est peut-être sa plus belle oeuvre. Il l’a rédigé en 1847 et c’est à travers ses dispositions qu’on réalise le mieux les valeurs morales du baron et sa philosophie intime. Le texte commence ainsi : « Étant toujours resté célibataire, et n’ayant ni frère, ni soeur, ni neveu ou nièce, ma préoccupation la plus vive a été de laisser quelques traces utiles de mon passage dans ce monde, et d’appliquer ma fortune à diverses destinations que je juge les plus propres à remplir ce but. »
Suit une liste de legs, dont le montant total s’élève à plus de 18 000 F (en revenu annuel), en particulier :
- des prix d’encouragement à trois étudiants distingués et sans fortune à distribuer par les facultés de Sciences, de Droit et de Médecine de Paris,
– des prix d’encouragement à un jeune peintre ou statuaire, et à un jeune musicien,
– fondation de trois bourses et de trois trousseaux à l’École polytechnique pour que les trois départements de l’Aveyron, des Ardennes et de la Côte-d’Or entretiennent un élève choisi dans une famille pour laquelle la pension serait une gêne,
– fondations du même genre pour l’école des Arts et Métiers de Châlons, pour un ouvrier suivant les cours du Conservatoire des Arts et Métiers de Paris, pour aider un savant sans fortune dans les frais de travaux et expériences faisant espérer une découverte utile dans les sciences et les arts libéraux et industriels (à distribuer par l’Académie des sciences),
– une dot pour faciliter le mariage d’une fille-mère, reçue à l’hospice de la maternité de Paris « pour une pauvre fille qui, avec des sentiments honnêtes, n’aurait commis d’autre faute que celle qui l’a rendue mère. »
Cette disposition sera d’ailleurs rejetée par les exécuteurs testamentaires car, disent-ils « cette disposition pourrait conduire à un résultat contraire de celui recherché en donnant une prime à l’immoralité. » Tout à fait typique de l’époque, qui montre en outre que le baron devait être considéré comme un original !
Sa philosophie apparaît clairement ici, comme dans ses papiers, il ne veut d’aristocratie ni de naissance ni de fortune, mais estime une aristocratie du « mérite » et de la « qualité » quel que soit le domaine, artistique, intellectuel, scientifique ou manuel où s’exercent la compétence et l’excellence (il a inventé une sorte d’ordre du Mérite avec des couleurs différentes pour les divers domaines). Il veut donc que sa fortune serve à aider les jeunes qui ont des dispositions mais dont les familles n’ont pas les moyens d’assurer le développement et l’accomplissement.
Au fil de lecture de livres d’art ou de revues scientifiques de la deuxième moitié du XIXe siècle, j’ai découvert quelques lauréats de ces « prix de Trémont » qui commencent en 1857, car la fondation n’a été autorisée par décret impérial que le 8 septembre 1856. J’ai ainsi relevé pour les prix de l’Académie des sciences des noms connus comme Ruhmkorff et Niepce de Saint-Victor et pas mal d’autres moins connus et tombés dans l’oubli.
Je me suis bien sûr plus directement intéressé aux polytechniciens de Côte-d’Or ayant bénéficié de la bourse de Trémont. En rapprochant les comptes rendus de séances du Conseil général de Côte-d’Or (qui gère les fonds) et les documents sur les élèves de Polytechnique, j’ai pu reconstituer à peu près la liste des bénéficiaires depuis 1857 jusqu’en 1900, époque où la pension ne sera plus payante. Je citerai entre autres :
- 1857, Meurgey, entré 27e, sorti 1er, fils d’un chef de bureau de la Préfecture. Il finira ingénieur en chef des Mines,
– 1859, Genreau, entré et sorti 1er, fils d’un cordonnier de la rue Charrue à Dijon. Il finira inspecteur général des Mines,
– 1865, Thoux, entré 13e, sorti 14e, fils d’un notaire de Salives. Il finira inspecteur général des Ponts et Chaussées,
– 1869, Boulanger, entré 134e, sorti 80e, fils d’un constructeur de travaux des Ponts et Chaussées. Il finira colonel du Génie. C’est lui qui m’a permis de découvrir le baron,
– 1876, Jacob, entré et sorti 3e, fils d’un « teneur de livres » de Dijon. Il finira colonel d’Artillerie,
– 1879, Lorain, entré et sorti 73e, fils d’un cultivateur de La Roche- en-Brenil. Il finira au ministère des PTT,
– 1900, Tarnier, entré 83e et sorti 10e. Fils d’un représentant de commerce. Il finira ingénieur en chef des Ponts et Chaussées.
Au total, j’ai trouvé une trentaine de noms d’élèves qui sont probablement redevables au baron de Trémont d’avoir pu entrer à l’École et fait souvent une belle carrière dans l’administration ou l’armée. Avec les polytechniciens de l’Aveyron et des Ardennes, c’est peut-être près d’une centaine d’élèves qui bénéficièrent de ces legs.
En 1900, le président de la Commission instruction du Conseil général signale qu’il n’y a plus de demande de bourse – les produits capitalisés restent sans emploi et atteignent un chiffre tel qu’il faut prendre des mesures. En 1904, le département des Ardennes indique que la fondation est désormais employée pour des bourses au collège du chef-lieu du département. Après 1910, les fonds continuent à s’accumuler, il n’y a plus de bourses pour Polytechnique, mais 2 600 F attribués chaque année au lycée Carnot de Dijon. En 1921, il y a 24 000 F de fonds libres, l’attribution au lycée passe à 4 100 F. On signale pour la dernière fois la fondation de Trémont au budget du Conseil général en 1946. Il y a alors 15 000 F de fonds libres… et c’est le grand silence.
Si le baron de Trémont est mort physiquement en 1852, on peut dire qu’il se perpétua à travers ses filleuls jusqu’à la fin du siècle. Ensuite, il est sûr que personne ne sait plus ni qui était le baron, ni en quoi consistait son legs, plutôt ses legs.
Puisse cette communication avoir ressuscité pour quelques instants un personnage (et ses parents) hors du commun, placé à une époque charnière de l’histoire, tiraillé entre un Ancien Régime dont il a la nostalgie, et un ordre nouveau qui lui apparaît bénéfique à certains égards, mais plein d’incertitudes pour l’avenir. Le baron apparaît comme un libéral, opposé à tout système de caractère socialiste, un partisan de l’ordre opposé à toute révolution qui excite « l’écume du peuple », la Terreur lui a laissé un sentiment d’horreur qui ne s’efface pas. Il est partisan d’une certaine solidarité, mais à condition qu’elle soit individuelle et méritée.
Des points d’ombre et des « trous noirs » subsistent dans ma biographie du baron : qu’a-t-il fait entre 1802 et 1809, puis entre 1815 et 1830 ? Comment a‑t-il récupéré sa fortune après la Restauration ? Car, incontestablement, il meurt avec « du bien ». Pourquoi a‑t-il apparemment laissé sa mère, qu’il aimait pourtant, dans la misère la plus profonde ?
Ce personnage m’a intrigué, passionné ensuite. Je ne pensais certes pas en 1987 que les quelques indications de Mlle Vignier m’entraîneraient pendant plusieurs années dans la quête parfois ardue et toujours renouvelée d’un voyage à travers le temps et l’espace européen du Premier Empire.