Assimiler la culture scientifique

Dossier : ExpressionsMagazine N°671 Janvier 2012
Par Pierre FUERXER (61)

Il est essen­tiel de rap­pe­ler le brillant pas­sé de l’École poly­tech­nique, car seule la connais­sance de l’histoire per­met de com­prendre le pré­sent et d’imaginer le futur. Les poly­tech­ni­ciens qui ont lais­sé leur nom dans l’histoire des sciences étaient à la fois géo­mètres, mathé­ma­ti­ciens, astro­nomes, chi­mistes, phy­si­ciens, etc. Depuis Poin­ca­ré et l’explosion des connais­sances, on ne pour­rait plus tout savoir sur tout ; mais cela est-il réel­le­ment nouveau ?

Un morcellement excessif

Com­ment la science pour­rai­telle atti­rer de grands esprits si le cloi­son­ne­ment des dis­ci­plines ne leur per­met que d’être des besogneux ?

La cri­tique de l’encyclopédisme n’at- elle pas d’autres rai­sons ? La diver­si­té de la science moderne résulte sans doute davan­tage d’un mor­cel­le­ment exces­sif que d’une réelle néces­si­té. Comme par le pas­sé, l’Académie des sciences devrait per­mettre à un col­lège d’éminents géné­ra­listes de juger de la valeur des tra­vaux scien­ti­fiques. Ne recon­nais­sons-nous pas cette capa­ci­té au comi­té Nobel ?

Les étu­diants sont de moins en moins nom­breux à suivre des études scien­ti­fiques. Com­ment la science pour­rait-elle atti­rer de grands esprits si le cloi­son­ne­ment des dis­ci­plines ne leur per­met que d’être des beso­gneux, fai­sant un tra­vail obs­cur seule­ment com­pris par quelques spé­cia­listes ? Une sorte de pro­gram­meur igno­rant tout de l’application ?

Le goût de l’activité professionnelle

Jean Debeau­puis (76) et Pierre Tapie (77) affir­maient que « les dix-huit mois d’enseignement scien­ti­fique dis­pen­sé à l’École ont pour effet per­vers immé­diat d’amener au moins deux élèves sur trois à se détour­ner défi­ni­ti­ve­ment de toute acti­vi­té scien­ti­fique ou technique ».

Qui n’a pas été frap­pé, en par­ti­ci­pant à un jury de thèse, de voir le can­di­dat citer un ensemble de grands pré­dé­ces­seurs, de mon­trer qu’il pour­suit dans la même voie et sur les mêmes concepts, en fait qu’il est le membre docile d’une grande famille ?

Ils cri­ti­quaient les « contraintes abru­tis­santes du clas­se­ment et les blo­cages péda­go­giques » et assu­raient que « le goût de l’activité pro­fes­sion­nelle est le préa­lable indis­pen­sable au suc­cès de toute réforme ».

La Réforme X 2000 cor­res­pon­dait à un rap­pro­che­ment de l’enseignement de l’École avec celui des uni­ver­si­tés grâce à l’introduction d’options, avec le sou­ci de faci­li­ter une spé­cia­li­sa­tion dans d’autres éta­blis­se­ments d’enseignement supé­rieur, sou­vent étrangers.

Il fal­lait alors rendre le cur­sus des élèves intel­li­gible pour les res­pon­sables de ces éta­blis­se­ments. Cette réforme enté­ri­nait une évo­lu­tion sans doute inévi­table, mais qui peut mettre en cause l’existence même de l’École.

L’adaptation aux besoins

On ne sau­rait trop insis­ter sur la qua­li­té de la for­ma­tion que les pro­fes­seurs des classes pré­pa­ra­toires apportent à leurs élèves. Il s’agit d’une spé­ci­fi­té fran­çaise qu’il convient de préserver.

Les deux tiers envi­ron des élèves issus de l’École vont en entre­prise pour leur pre­mier emploi, pour moi­tié dans le sec­teur ter­tiaire (banque, ser­vices et conseil). Ils trouvent à leurs côtés des élèves des grandes écoles com­mer­ciales, for­més pour occu­per des fonc­tions de mana­ge­ment. De même, ceux qui intègrent les grands corps de l’État se trouvent aux côtés de cadres issus de l’ENA des­ti­nés à occu­per des postes de diri­geants au sein de l’administration.

Il faut que les élèves soient armés pour trou­ver leur place dans ces envi­ron­ne­ments, mais aus­si qu’ils puissent, grâce à leur culture scien­ti­fique, évi­ter à nos entre­prises et à notre admi­nis­tra­tion tant de déci­sions erronées.

Une poli­tique stable et ambitieuse
Le mode de ges­tion admi­nis­tra­tive de l’École est sans doute curieux. Dans l’administration fran­çaise, rien n’est pos­sible sans une volon­té poli­tique forte comme celle du géné­ral de Gaulle lors de la créa­tion en 1961 de la DRME, orga­nisme alors impen­sable, asso­ciant uni­ver­si­taires, ingé­nieurs de l’armement et offi­ciers. La réno­va­tion de l’École poly­tech­nique pour­rait-elle béné­fi­cier d’une prio­ri­té aus­si forte au niveau de l’État ? Il y a cin­quante ans, une grande par­tie de l’industrie fran­çaise était consti­tuée d’entreprises pérennes, essen­tiel­le­ment auto­fi­nan­cées et ne se pré­oc­cu­pant que très peu des action­naires. Le monde ayant pro­fon­dé­ment chan­gé, les écoles de com­merce ont répon­du aux besoins des entre­prises en s’adaptant aux nou­velles condi­tions. Les aspects éco­no­miques et finan­ciers ont été leurs pré­oc­cu­pa­tions essen­tielles. Quelle culture scien­ti­fique doit appor­ter l’École poly­tech­nique aux futurs cadres ? Pour conser­ver sa mis­sion, elle devra mettre en oeuvre une poli­tique stable et ambi­tieuse. Pour la mener, la nomi­na­tion d’un pré­sident du Conseil d’administration à plein temps est sédui­sante, mais le can­di­dat sera dif­fi­cile à trou­ver. Nul ne pou­vant être uni­ver­sel, il fau­dra sans doute que les com­pé­tences néces­saires soient répar­ties au sein d’une petite équipe.

Encyclopédisme ou culture scientifique

N’oublions pas qu’une culture scien­ti­fique n’est ency­clo­pé­dique que lorsqu’elle n’a pas été assi­mi­lée. Évi­ter l’encyclopédisme, reproche adres­sé à l’École depuis sa fon­da­tion, sans renon­cer à une culture scien­ti­fique de qua­li­té, est plus que jamais impor­tant. Cela ne sera pos­sible qu’en évi­tant la bal­ka­ni­sa­tion du savoir universitaire.

L’intelligence n’est-elle pas la capa­ci­té d’établir des liens entre des pro­blèmes appar­te­nant à des domaines différents ?

Cer­tains cours de qua­li­té, comme le cours d’astrophysique de M. Tar­di ou celui de M. Man­del sur la méca­nique des milieux conti­nus, m’ont ser­vi dans une car­rière consa­crée à l’électronique de défense.

La for­ma­tion scien­ti­fique doit faire décou­vrir aux élèves les simi­li­tudes, sou­vent plus fortes qu’il n’y paraît, qui existent entre les dif­fé­rents domaines scien­ti­fiques et tech­niques. Comme les orga­ni­grammes des socié­tés, l’ensemble des ensei­gne­ments devrait avoir une struc­ture matri­cielle, met­tant en relief les ana­lo­gies entre les domaines scientifiques.

Éty­mo­lo­gi­que­ment, l’intelligence n’est-elle pas la capa­ci­té d’établir des liens entre des pro­blèmes appar­te­nant à des domaines dif­fé­rents ? Nous sommes loin de l’encyclopédisme à la Diderot.

Si les élèves pensent qu’ils ne feront jamais appel à ce qui leur est ensei­gné, c’est que cet ensei­gne­ment ne cor­res­pond pas à leur attente : acqué­rir une culture scien­ti­fique qui les dif­fé­ren­cie des autres cadres admi­nis­tra­tifs ou industriels.

La nature des études

Pour Pierre Faurre, l’un des prin­ci­paux concep­teurs de la Réforme X2000, « la diver­si­té du cur­sus offert per­met­tra à chaque élève de bâtir un pro­jet pro­fes­sion­nel […], et de sor­tir de l’École avec une forte motivation ».

L’École poly­tech­nique est des­ti­née à for­mer des ingé­nieurs. La science qui y est ensei­gnée ne doit être ni théo­rique ni appli­quée, mais claire, cohé­rente et apte à résoudre des pro­blèmes concrets.

L’un des buts affi­chés de la Réforme X 2000 était de rac­cour­cir la sco­la­ri­té en la rame­nant de cinq ans (dont deux années d’école d’application) à quatre ans (dont une année d’école d’application ou équivalent).

L’École devien­drait-elle une école d’application ? Les élèves seront-ils inci­tés à acqué­rir une culture scien­ti­fique qui les valo­ri­se­ra ou à res­sem­bler à leurs futurs collègues ?

Il existe des cher­cheurs vivant au sein de cénacles inter­na­tio­naux et qui s’attachent à l’élaboration de construc­tions intel­lec­tuelles sans uti­li­té pra­tique. Ils font peut-être de la science, mais en aucun cas de la science pour l’ingénieur, et leur place n’est pas à l’École polytechnique.

Rester concret

Il faut abor­der l’ensemble des ques­tions concer­nant l’École, sa place dans l’enseignement supé­rieur fran­çais et son ave­nir dans le cadre européen.

Le plus impor­tant pour l’École est de conser­ver sa spé­ci­fi­ci­té par rap­port à l’université

À mon avis, le plus impor­tant pour l’École est de conser­ver sa spé­ci­fi­ci­té par rap­port à l’université, et son posi­tion­ne­ment d’école d’ingénieurs. La for­ma­tion inten­sive des deux années de classes pré­pa­ra­toires donne aux poly­tech­ni­ciens des traits par­ti­cu­liers : une grande rigueur intel­lec­tuelle et sou­vent son corol­laire, une cer­taine intran­si­geance. Un rai­son­ne­ment mathé­ma­tique est juste ou ne l’est pas. La véri­té ne sau­rait résul­ter du consen­sus de la com­mu­nau­té scien­ti­fique mais d’une ana­lyse rigou­reuse et sans idée pré­con­çue des faits expérimentaux.

Au cours du XXe siècle, la tech­no­lo­gie a pro­gres­sé très rapi­de­ment, la science uni­ver­si­taire deve­nant de plus en plus abs­traite. L’enseignement de l’École ne doit pas suivre cette évo­lu­tion mais res­ter concret et asso­cier à une base scien­ti­fique sérieuse des connais­sances en éco­no­mie et en ges­tion qui seront indis­pen­sables aux anciens élèves, quel que soit le dérou­le­ment de leur car­rière dans le public ou le privé.

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Sacha Kra­ko­wiak (56)répondre
21 janvier 2012 à 14 h 09 min

Sur la culture scien­ti­fique (réponse à Pierre Fuerxer)
Je réagis au « point de vue » de Pierre Fuerxer sur la culture scien­ti­fique, publié dans la « Jaune et la Rouge » de jan­vier 2012. Je par­tage son sou­ci d’a­mé­lio­rer la for­ma­tion don­née dans notre École et de ren­for­cer le rayon­ne­ment natio­nal et inter­na­tio­nal de celle-ci. Je suis néan­moins en désac­cord avec cer­tains de ses arguments.

1. Concer­nant l’en­sei­gne­ment scien­ti­fique. Fuerxer éta­blit une dis­tinc­tion entre la science « abs­traite » (déta­chée de toute uti­li­té pra­tique, et consi­dé­rée comme un attri­but « uni­ver­si­taire » ) et une science « pour l’in­gé­nieur » apte à « résoudre des pro­blèmes concrets ». Les choses ne sont pas aus­si simples, et il ne faut pas se trom­per de cible. L’abs­trac­tion, culti­vée pour elle-même, peut en effet être sté­rile ; mais, bien com­prise et bien exploi­tée, elle est très sou­vent la clé du suc­cès dans les domaines les plus appli­qués. J’en donne quelques exemples tirés de l’in­for­ma­tique, dis­ci­pline que je connais un peu pour l’a­voir pra­ti­quée et ensei­gnée (y com­pris à l’École).

* La créa­tion même de l’or­di­na­teur tel que nous le connais­sons aujourd’­hui a sa source dans les tra­vaux d’A­lan Turing (dont on célèbre cette année le cen­te­naire), tra­vaux au départ extrê­me­ment abs­traits dans le domaine de la méta-mathématique.

* La solu­tion du pro­blème de la construc­tion de pro­grammes « sans bugs », le Graal de l’in­for­ma­tique (inac­ces­sible en toute rigueur, mais dont on peut s’ap­pro­cher), a for­te­ment pro­gres­sé grâce à des tra­vaux ini­tia­le­ment très abs­traits, où la recherche fran­çaise a joué un rôle impor­tant : l’in­ter­pré­ta­tion abs­traite, due à Patrick Cou­sot, le model che­cking pour lequel Joseph Sifa­kis a récem­ment obte­nu le prix Turing, l’as­sis­tant de preuve Coq, issu des tra­vaux de Thier­ry Coquand et Gérard Huet sur une nou­velle logique, et grâce auquel Xavier Leroy a construit le pre­mier com­pi­la­teur du lan­gage C dont la vali­di­té soit mathé­ma­ti­que­ment prouvée.

Je suis sûr que des col­lègues phy­si­ciens, méca­ni­ciens, chi­mistes ou bio­lo­gistes auraient des exemples ana­logues à citer. L’abs­trac­tion en soi ne doit pas être dia­bo­li­sée. C’est un outil intel­lec­tuel qu’il faut apprendre à manier avec discernement.

2. Concer­nant la plu­ri- (et l’in­ter-) dis­ci­pli­na­ri­té. J’ai du mal à per­ce­voir com­ment mettre en œuvre une « orga­ni­sa­tion matri­cielle » des dis­ci­plines. Chaque dis­ci­pline a son champ propre et ses propres méthodes d’in­ves­ti­ga­tion. S’il y a des aspects com­muns, il faut sans doute les cher­cher dans l’ordre métho­do­lo­gique. Que les élèves découvrent, au contact des labo­ra­toires de recherche, la démarche scien­ti­fique, la modé­li­sa­tion, l’in­te­rac­tion entre théo­rie et expé­rience ; qu’on leur fasse per­ce­voir les traits com­muns aux diverses dis­ci­plines et leurs dif­fé­rences ; les pra­tiques actuelles de stages d’im­mer­sion dans les labos vont bien dans ce sens. Enfin, sur le point de savoir si les élèves feront appel à ce qui leur est ensei­gné, je pense qu’il faut s’é­car­ter d’une vision uti­li­ta­riste ; d’a­bord, la pré­vi­sion dans ce domaine paraît fort aléa­toire ; ensuite et sur­tout, l’es­sen­tiel est une for­ma­tion à une méthode, à une démarche de for­mu­la­tion, d’a­na­lyse et de réso­lu­tion des pro­blèmes, à une approche cri­tique de l’his­toire et de l’é­tat de l’art des sciences et tech­niques, au tra­vail col­lec­tif, au-delà des élé­ments pure­ment tech­niques voués à l’obsolescence.

3. Concer­nant les classes pré­pa­ra­toires, je suis entiè­re­ment d’ac­cord sur leur valeur for­ma­trice ; c’est un modèle qu’il convien­drait d’ex­por­ter et de déve­lop­per ; se pose la ques­tion de savoir s’il faut les main­te­nir au sein des lycées. Je n’ai pas d’a­vis tran­ché sur la ques­tion, mais elle mérite au moins d’être posée.

4. Concer­nant la recherche de la véri­té. D’a­près Fuerxer, » la véri­té ne sau­rait résul­ter du consen­sus de la com­mu­nau­té scien­ti­fique ». Mais si, jus­te­ment ! c’est même comme cela que l’on déter­mine (sou­vent au terme d’un long pro­ces­sus contra­dic­toire) qu’un résul­tat scien­ti­fique peut être consi­dé­ré comme acquis, y com­pris dans le domaine des mathé­ma­tiques. Et « l’a­na­lyse rigou­reuse […] des faits expé­ri­men­taux » ne peut se conce­voir que dans l’ou­ver­ture de ces faits à la com­mu­nau­té, par la repro­duc­ti­bi­li­té des expériences.

5. Concer­nant l’am­bi­tion pour l’É­cole, Fuerxer écrit : « le plus impor­tant pour l’É­cole est de conser­ver sa spé­ci­fi­ci­té par rap­port à l’u­ni­ver­si­té » (et cette phrase est mise en relief par la rédac­tion de la « Jaune et la Rouge »). Piètre ambi­tion que celle de se dif­fé­ren­cier d’un autre sys­tème d’en­sei­gne­ment par ailleurs un peu fan­tas­mé (tou­jours l’abs­trac­tion…). Mieux vau­drait regar­der ce qui marche et s’en ins­pi­rer, ou tout au moins en tirer quelques leçons. Sont sou­vent cités Cal­tech ou le MIT ; certes, mais point n’est besoin d’al­ler aus­si loin. Tout près de nos fron­tières, les Écoles poly­tech­niques fédé­rales suisses (EPFL à Lau­sanne et ETH à Zürich) sont pas­sées en quelques décen­nies de l’é­tat d’é­ta­blis­se­ments pro­vin­ciaux à celui de pôles d’at­trac­tion de por­tée mon­diale, tant pour les étu­diants que pour le corps ensei­gnant. Ces exemples, par­mi d’autres, montrent que l’on peut réunir les carac­té­ris­tiques d’une uni­ver­si­té et d’une école d’in­gé­nieur (les mas­ters de l’EP­FL sont d’ailleurs habi­li­tés par la com­mis­sion fran­çaise des titres d’in­gé­nieur) et faire preuve d’ex­cel­lence en recherche dans de mul­tiples dis­ci­plines. Il y a là matière à un débat qui dépasse le cadre de notre École et qu’il serait vain de conti­nuer à esquiver.

Sacha Kra­ko­wiak (56)

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