Assimiler la culture scientifique
Il est essentiel de rappeler le brillant passé de l’École polytechnique, car seule la connaissance de l’histoire permet de comprendre le présent et d’imaginer le futur. Les polytechniciens qui ont laissé leur nom dans l’histoire des sciences étaient à la fois géomètres, mathématiciens, astronomes, chimistes, physiciens, etc. Depuis Poincaré et l’explosion des connaissances, on ne pourrait plus tout savoir sur tout ; mais cela est-il réellement nouveau ?
Un morcellement excessif
Comment la science pourraitelle attirer de grands esprits si le cloisonnement des disciplines ne leur permet que d’être des besogneux ?
La critique de l’encyclopédisme n’at- elle pas d’autres raisons ? La diversité de la science moderne résulte sans doute davantage d’un morcellement excessif que d’une réelle nécessité. Comme par le passé, l’Académie des sciences devrait permettre à un collège d’éminents généralistes de juger de la valeur des travaux scientifiques. Ne reconnaissons-nous pas cette capacité au comité Nobel ?
Les étudiants sont de moins en moins nombreux à suivre des études scientifiques. Comment la science pourrait-elle attirer de grands esprits si le cloisonnement des disciplines ne leur permet que d’être des besogneux, faisant un travail obscur seulement compris par quelques spécialistes ? Une sorte de programmeur ignorant tout de l’application ?
Le goût de l’activité professionnelle
Jean Debeaupuis (76) et Pierre Tapie (77) affirmaient que « les dix-huit mois d’enseignement scientifique dispensé à l’École ont pour effet pervers immédiat d’amener au moins deux élèves sur trois à se détourner définitivement de toute activité scientifique ou technique ».
Ils critiquaient les « contraintes abrutissantes du classement et les blocages pédagogiques » et assuraient que « le goût de l’activité professionnelle est le préalable indispensable au succès de toute réforme ».
La Réforme X 2000 correspondait à un rapprochement de l’enseignement de l’École avec celui des universités grâce à l’introduction d’options, avec le souci de faciliter une spécialisation dans d’autres établissements d’enseignement supérieur, souvent étrangers.
Il fallait alors rendre le cursus des élèves intelligible pour les responsables de ces établissements. Cette réforme entérinait une évolution sans doute inévitable, mais qui peut mettre en cause l’existence même de l’École.
L’adaptation aux besoins
Les deux tiers environ des élèves issus de l’École vont en entreprise pour leur premier emploi, pour moitié dans le secteur tertiaire (banque, services et conseil). Ils trouvent à leurs côtés des élèves des grandes écoles commerciales, formés pour occuper des fonctions de management. De même, ceux qui intègrent les grands corps de l’État se trouvent aux côtés de cadres issus de l’ENA destinés à occuper des postes de dirigeants au sein de l’administration.
Il faut que les élèves soient armés pour trouver leur place dans ces environnements, mais aussi qu’ils puissent, grâce à leur culture scientifique, éviter à nos entreprises et à notre administration tant de décisions erronées.
Une politique stable et ambitieuse
Le mode de gestion administrative de l’École est sans doute curieux. Dans l’administration française, rien n’est possible sans une volonté politique forte comme celle du général de Gaulle lors de la création en 1961 de la DRME, organisme alors impensable, associant universitaires, ingénieurs de l’armement et officiers. La rénovation de l’École polytechnique pourrait-elle bénéficier d’une priorité aussi forte au niveau de l’État ? Il y a cinquante ans, une grande partie de l’industrie française était constituée d’entreprises pérennes, essentiellement autofinancées et ne se préoccupant que très peu des actionnaires. Le monde ayant profondément changé, les écoles de commerce ont répondu aux besoins des entreprises en s’adaptant aux nouvelles conditions. Les aspects économiques et financiers ont été leurs préoccupations essentielles. Quelle culture scientifique doit apporter l’École polytechnique aux futurs cadres ? Pour conserver sa mission, elle devra mettre en oeuvre une politique stable et ambitieuse. Pour la mener, la nomination d’un président du Conseil d’administration à plein temps est séduisante, mais le candidat sera difficile à trouver. Nul ne pouvant être universel, il faudra sans doute que les compétences nécessaires soient réparties au sein d’une petite équipe.
Encyclopédisme ou culture scientifique
N’oublions pas qu’une culture scientifique n’est encyclopédique que lorsqu’elle n’a pas été assimilée. Éviter l’encyclopédisme, reproche adressé à l’École depuis sa fondation, sans renoncer à une culture scientifique de qualité, est plus que jamais important. Cela ne sera possible qu’en évitant la balkanisation du savoir universitaire.
L’intelligence n’est-elle pas la capacité d’établir des liens entre des problèmes appartenant à des domaines différents ?
Certains cours de qualité, comme le cours d’astrophysique de M. Tardi ou celui de M. Mandel sur la mécanique des milieux continus, m’ont servi dans une carrière consacrée à l’électronique de défense.
La formation scientifique doit faire découvrir aux élèves les similitudes, souvent plus fortes qu’il n’y paraît, qui existent entre les différents domaines scientifiques et techniques. Comme les organigrammes des sociétés, l’ensemble des enseignements devrait avoir une structure matricielle, mettant en relief les analogies entre les domaines scientifiques.
Étymologiquement, l’intelligence n’est-elle pas la capacité d’établir des liens entre des problèmes appartenant à des domaines différents ? Nous sommes loin de l’encyclopédisme à la Diderot.
Si les élèves pensent qu’ils ne feront jamais appel à ce qui leur est enseigné, c’est que cet enseignement ne correspond pas à leur attente : acquérir une culture scientifique qui les différencie des autres cadres administratifs ou industriels.
La nature des études
Pour Pierre Faurre, l’un des principaux concepteurs de la Réforme X2000, « la diversité du cursus offert permettra à chaque élève de bâtir un projet professionnel […], et de sortir de l’École avec une forte motivation ».
L’un des buts affichés de la Réforme X 2000 était de raccourcir la scolarité en la ramenant de cinq ans (dont deux années d’école d’application) à quatre ans (dont une année d’école d’application ou équivalent).
L’École deviendrait-elle une école d’application ? Les élèves seront-ils incités à acquérir une culture scientifique qui les valorisera ou à ressembler à leurs futurs collègues ?
Il existe des chercheurs vivant au sein de cénacles internationaux et qui s’attachent à l’élaboration de constructions intellectuelles sans utilité pratique. Ils font peut-être de la science, mais en aucun cas de la science pour l’ingénieur, et leur place n’est pas à l’École polytechnique.
Rester concret
Il faut aborder l’ensemble des questions concernant l’École, sa place dans l’enseignement supérieur français et son avenir dans le cadre européen.
Le plus important pour l’École est de conserver sa spécificité par rapport à l’université
À mon avis, le plus important pour l’École est de conserver sa spécificité par rapport à l’université, et son positionnement d’école d’ingénieurs. La formation intensive des deux années de classes préparatoires donne aux polytechniciens des traits particuliers : une grande rigueur intellectuelle et souvent son corollaire, une certaine intransigeance. Un raisonnement mathématique est juste ou ne l’est pas. La vérité ne saurait résulter du consensus de la communauté scientifique mais d’une analyse rigoureuse et sans idée préconçue des faits expérimentaux.
Au cours du XXe siècle, la technologie a progressé très rapidement, la science universitaire devenant de plus en plus abstraite. L’enseignement de l’École ne doit pas suivre cette évolution mais rester concret et associer à une base scientifique sérieuse des connaissances en économie et en gestion qui seront indispensables aux anciens élèves, quel que soit le déroulement de leur carrière dans le public ou le privé.
Commentaire
Ajouter un commentaire
Sur la culture scientifique (réponse à Pierre Fuerxer)
Je réagis au « point de vue » de Pierre Fuerxer sur la culture scientifique, publié dans la « Jaune et la Rouge » de janvier 2012. Je partage son souci d’améliorer la formation donnée dans notre École et de renforcer le rayonnement national et international de celle-ci. Je suis néanmoins en désaccord avec certains de ses arguments.
1. Concernant l’enseignement scientifique. Fuerxer établit une distinction entre la science « abstraite » (détachée de toute utilité pratique, et considérée comme un attribut « universitaire » ) et une science « pour l’ingénieur » apte à « résoudre des problèmes concrets ». Les choses ne sont pas aussi simples, et il ne faut pas se tromper de cible. L’abstraction, cultivée pour elle-même, peut en effet être stérile ; mais, bien comprise et bien exploitée, elle est très souvent la clé du succès dans les domaines les plus appliqués. J’en donne quelques exemples tirés de l’informatique, discipline que je connais un peu pour l’avoir pratiquée et enseignée (y compris à l’École).
* La création même de l’ordinateur tel que nous le connaissons aujourd’hui a sa source dans les travaux d’Alan Turing (dont on célèbre cette année le centenaire), travaux au départ extrêmement abstraits dans le domaine de la méta-mathématique.
* La solution du problème de la construction de programmes « sans bugs », le Graal de l’informatique (inaccessible en toute rigueur, mais dont on peut s’approcher), a fortement progressé grâce à des travaux initialement très abstraits, où la recherche française a joué un rôle important : l’interprétation abstraite, due à Patrick Cousot, le model checking pour lequel Joseph Sifakis a récemment obtenu le prix Turing, l’assistant de preuve Coq, issu des travaux de Thierry Coquand et Gérard Huet sur une nouvelle logique, et grâce auquel Xavier Leroy a construit le premier compilateur du langage C dont la validité soit mathématiquement prouvée.
Je suis sûr que des collègues physiciens, mécaniciens, chimistes ou biologistes auraient des exemples analogues à citer. L’abstraction en soi ne doit pas être diabolisée. C’est un outil intellectuel qu’il faut apprendre à manier avec discernement.
2. Concernant la pluri- (et l’inter-) disciplinarité. J’ai du mal à percevoir comment mettre en œuvre une « organisation matricielle » des disciplines. Chaque discipline a son champ propre et ses propres méthodes d’investigation. S’il y a des aspects communs, il faut sans doute les chercher dans l’ordre méthodologique. Que les élèves découvrent, au contact des laboratoires de recherche, la démarche scientifique, la modélisation, l’interaction entre théorie et expérience ; qu’on leur fasse percevoir les traits communs aux diverses disciplines et leurs différences ; les pratiques actuelles de stages d’immersion dans les labos vont bien dans ce sens. Enfin, sur le point de savoir si les élèves feront appel à ce qui leur est enseigné, je pense qu’il faut s’écarter d’une vision utilitariste ; d’abord, la prévision dans ce domaine paraît fort aléatoire ; ensuite et surtout, l’essentiel est une formation à une méthode, à une démarche de formulation, d’analyse et de résolution des problèmes, à une approche critique de l’histoire et de l’état de l’art des sciences et techniques, au travail collectif, au-delà des éléments purement techniques voués à l’obsolescence.
3. Concernant les classes préparatoires, je suis entièrement d’accord sur leur valeur formatrice ; c’est un modèle qu’il conviendrait d’exporter et de développer ; se pose la question de savoir s’il faut les maintenir au sein des lycées. Je n’ai pas d’avis tranché sur la question, mais elle mérite au moins d’être posée.
4. Concernant la recherche de la vérité. D’après Fuerxer, » la vérité ne saurait résulter du consensus de la communauté scientifique ». Mais si, justement ! c’est même comme cela que l’on détermine (souvent au terme d’un long processus contradictoire) qu’un résultat scientifique peut être considéré comme acquis, y compris dans le domaine des mathématiques. Et « l’analyse rigoureuse […] des faits expérimentaux » ne peut se concevoir que dans l’ouverture de ces faits à la communauté, par la reproductibilité des expériences.
5. Concernant l’ambition pour l’École, Fuerxer écrit : « le plus important pour l’École est de conserver sa spécificité par rapport à l’université » (et cette phrase est mise en relief par la rédaction de la « Jaune et la Rouge »). Piètre ambition que celle de se différencier d’un autre système d’enseignement par ailleurs un peu fantasmé (toujours l’abstraction…). Mieux vaudrait regarder ce qui marche et s’en inspirer, ou tout au moins en tirer quelques leçons. Sont souvent cités Caltech ou le MIT ; certes, mais point n’est besoin d’aller aussi loin. Tout près de nos frontières, les Écoles polytechniques fédérales suisses (EPFL à Lausanne et ETH à Zürich) sont passées en quelques décennies de l’état d’établissements provinciaux à celui de pôles d’attraction de portée mondiale, tant pour les étudiants que pour le corps enseignant. Ces exemples, parmi d’autres, montrent que l’on peut réunir les caractéristiques d’une université et d’une école d’ingénieur (les masters de l’EPFL sont d’ailleurs habilités par la commission française des titres d’ingénieur) et faire preuve d’excellence en recherche dans de multiples disciplines. Il y a là matière à un débat qui dépasse le cadre de notre École et qu’il serait vain de continuer à esquiver.
Sacha Krakowiak (56)