Assises des mathématiques : deux X mathématiciens décryptent les enjeux
Les mathématiques françaises ont eu leurs gloires et sont encore au plus haut niveau international, mais les inquiétudes à leur sujet se multiplient. Les Assises des mathématiques, dont le grand colloque se tiendra à Paris du 14 au 16 novembre, déploient leurs travaux tout le long de l’année 2022. Venez y défendre notre souveraineté nationale dans ce domaine !
Repère
Un récent rapport commandé par l’Institut national des sciences mathématiques et de leurs interactions, institut du CNRS qui a pour mission d’animer et coordonner la recherche mathématique en France, évalue à 3,3 millions le nombre d’emplois salariés impactés par les mathématiques, soit encore 18 % du PIB, en hausse de deux points par rapport au résultat d’une étude similaire publiée en 2015. On anticipe que cette tendance va s’amplifier.
Les mathématiques sont omniprésentes dans la société de haute technologie dans laquelle nous vivons. Voici deux exemples concrets où les mathématiques vont jouer un rôle clef : l’arrivée prochaine de l’ordinateur quantique oblige à repenser entièrement les mathématiques de la cryptographie existant actuellement ; la cryptographie de demain devra utiliser des résultats nouveaux et profonds, notamment de géométrie algébrique ou de théorie des nombres. De nombreux algorithmes d’intelligence artificielle sont aujourd’hui des boîtes noires nécessitant des calculs d’une complexité phénoménale ; comprendre comment leur fonctionnement peut être mis en défaut et en diminuer le coût demande la construction de nouvelles théories mathématiques qui en sont encore à leurs balbutiements.
De la souveraineté nationale
Moins tangibles pour le grand public que les dépendances liées à une économie reposant largement sur la délocalisation, ces enjeux sont tout aussi importants en termes de souveraineté nationale. Ils le sont même davantage sur le long terme : il est possible de réactiver la production de masques sanitaires en quelques mois et de relocaliser des industries stratégiques en quelques années ; mais des exemples à l’étranger montrent que, s’il est facile de démanteler une souveraineté scientifique en quelques mois (l’ex-Union soviétique y a très bien réussi au début des années 1990), le temps de la construction, ou de la reconstruction, est beaucoup plus long : ainsi la Chine, partie de très bas, développe depuis une vingtaine d’années une politique extrêmement ambitieuse pour mettre en place une école mathématique à la hauteur de ses ambitions planétaires ; et cette politique volontariste, assortie de moyens considérables, commence tout juste à porter ses premiers fruits.
Une glorieuse tradition française
La France, elle, a l’avantage de bénéficier d’une tradition d’excellence mathématique ininterrompue depuis le XVIIe siècle ; patrie de Descartes, Fermat et Pascal, elle est toujours réputée pour sa recherche mathématique, comme le montre l’attribution cet été d’une médaille Fields à Hugo Duminil-Copin, professeur permanent de l’Institut des hautes études scientifiques et pur produit de la filière d’excellence française des classes préparatoires suivies de l’École normale supérieure. Aujourd’hui encore, les mathématiciens français aiment citer avec fierté le nombre de médailles Fields et de prix Abel que leurs compatriotes ont reçues ; le classement dit « de Shanghai », place 18 universités françaises parmi les 100 premières universités en mathématiques dans le monde ; et, pour le meilleur ou pour le pire, les mathématiques sont encore souvent perçues comme la discipline « reine » permettant d’opérer la sélection des élites depuis le collège jusqu’aux plus prestigieuses grandes écoles.
Un avenir incertain
Peut-on conclure pour autant que l’école mathématique française sera au rendez-vous des grands défis scientifiques et technologiques du XXIe siècle ? Plusieurs rapports et tribunes envoient des signaux inquiétants, qui permettent de douter que la relève sera assurée : la France a chuté dans les classements PISA et TIMSS, montrant un fléchissement important du niveau des élèves en mathématiques ; des notions élémentaires, comme les pourcentages, ne sont plus comprises par une part importante de la population et de longues discussions sur des plateaux de télévision concernant l’efficacité des vaccins auraient pu être rapidement abrégées si les participants avaient eu des connaissances élémentaires de la notion de probabilité conditionnelle. Après de nombreuses alertes par les sociétés savantes, des chefs d’entreprise se sont exprimés dans la presse cette année, annonçant les dangers que cette chute de niveau entraînera, non seulement dans les secteurs scientifiques et de haute technologie, mais aussi pour toute la société ; un enseignement mathématique solide au collège et au lycée apprend à raisonner, développe les capacités d’analyse et de synthèse, et montre que la vérité scientifique ne fluctue pas en fonction des opinions personnelles d’influenceurs sur les réseaux sociaux, mais que l’on y accède par des méthodes rigoureuses lentement élaborées au cours des siècles. Affaiblir l’enseignement des mathématiques à l’école, c’est désarmer les futures générations face aux fake news et à la défiance montante envers la science.
Que faire ?
Comment redresser cette situation alors que l’enseignement a perdu toute attractivité (un grand nombre de postes sont aujourd’hui non pourvus aux concours du Capes et de l’agrégation de mathématiques) ? Cette faiblesse dans l’enseignement primaire et secondaire est-elle compensée dans le supérieur ? rien n’est moins sûr : de nombreux chefs d’entreprise alertent sur le manque d’ingénieurs et le niveau de ceux qu’ils recrutent. Enfin, si le niveau de la recherche mathématique en France reste élevé et reconnu par de récents prix, celle-ci est fragilisée par une baisse constante des effectifs dans l’enseignement supérieur : alors que le nombre de professeurs et maîtres de conférence dans les universités a globalement augmenté de 7 % durant les 20 dernières années, il a baissé de 20 % durant la même période en mathématiques fondamentales.
Que faire ? Depuis les différentes lois sur l’indépendance des universités, les ministres de l’Enseignement supérieur et de la recherche ne disposent plus de leviers d’actions directs pour agir sur de telles situations. On a maintenant recours en France au lancement de grands plans nationaux auxquels les établissements, et leurs chercheurs, peuvent volontairement adhérer ; l’année 2021 a ainsi vu éclore la Stratégie nationale pour l’intelligence artificielle et, pour 2022, le Plan France 2030. Si ce plan fixe des objectifs nécessaires, il ne mentionne pas les mathématiques et ne doit pas occulter la nécessité de continuer de développer une science fondamentale qui peut parfois sembler inutile au moment de son développement, mais permettra les progrès de demain. Les moteurs de recherche reposent sur de l’algèbre du début du XXe siècle, la cryptographie actuelle trouve ses racines dans un théorème dû à Fermat qui n’avait à sa construction d’autre objectif que de construire des nombres premiers. La théorie de Langlands enfin, qui se développe depuis les années 1970 dans un cadre de la plus haute abstraction, permet des avancées en cryptographie quantique. Pour faire face aux grands enjeux de demain, comme le réchauffement climatique ou la transition numérique, de nouvelles avancées seront nécessaires dans toutes les disciplines scientifiques, et donc en mathématiques, qui font chaque jour la preuve qu’elles jouent un rôle déterminant dans toutes les sciences.
L’impact économique des mathématiques
Le CNRS, via son Institut national des sciences mathématiques et de leurs interactions (INSMI), a décidé de saisir à bras le corps ce problème en lançant les Assises des mathématiques. Ce grand chantier s’étale durant toute l’année 2022. La première partie, maintenant achevée, avait pour but d’objectiver les nouveaux besoins en mathématiques, dans les sciences, l’industrie et la société. Dans un premier temps, la mise à jour de « L’impact économique des mathématiques » (qui datait de 2015) a été effectuée. Ce nouveau document, disponible sur le site web de l’INSMI, permet d’affirmer que les mathématiques contribuent à la création de valeur ajoutée en France à hauteur de 17,6 % du PIB en 2019, en progression de 1,8 point depuis 2012. La création de valeur liée aux mathématiques augmente plus rapidement que la valeur ajoutée en France de 2012 à 2019 : elle connaît un taux de croissance annuel moyen de 3,7 %, alors qu’il n’est que de 2,1 % pour l’ensemble de l’économie. Des groupes de travail ont auditionné une centaine de scientifiques de toutes disciplines, d’acteurs de l’économie, de la politique, des médias, ainsi que des universitaires étrangers ayant été confrontés aux mêmes enjeux et ayant mené à bien des réformes, comme c’est le cas, en particulier, en Grande-Bretagne. Le but est de cataloguer les nouveaux besoins en mathématiques exprimés par des personnes n’appartenant pas à la communauté mathématique française, de les analyser, examiner les pistes de solution, estimer leurs coûts et faire des propositions permettant d’affronter ces nouveaux défis. Cette enquête montre que les mathématiques dans toute leur diversité seront nécessaires, car on ne peut pas anticiper à l’avance quels outils se révèleront les plus adéquats.
Les mathématiques dans toute leur diversité seront nécessaires.
Des points d’application inattendus
L’un des points les plus fascinants de l’histoire des sciences est que les mathématiques nécessaires à la résolution d’un problème sont souvent issues de préoccupations n’ayant rien à voir avec celui-ci ; ajoutons un exemple à ceux donnés précédemment : vingt ans après leur découverte, des résultats très ésotériques de géométrie de espaces de Banach se sont révélés être l’outil clef du compressed sensing, nouvelle méthode de traitement du signal qui a révolutionné l’imagerie médicale. Une autre conclusion importante est l’apparition de besoins nouveaux dans des secteurs inattendus : il y a un an, La Jaune et la Rouge avait consacré un numéro spécial à l’expertise judiciaire, mettant en évidence la place grandissante que les sciences du numérique y tiennent. Pour que le dialogue avec ces experts ne soit pas complètement déséquilibré, avocats et juges auront eux aussi besoin d’un minimum de culture mathématique, qui fait aujourd’hui cruellement défaut dans leurs formations.
Sensibiliser le public
Les conclusions des groupes de travail montrent que, pour être efficace, un vaste plan d’action en faveur des mathématiques devra nécessairement être accompagné par une prise de conscience de l’ensemble de la communauté mathématique française qu’elle ne peut plus se reposer sur ses lauriers, mais doit se réinventer en profondeur, et, notamment, multiplier les actions vers les jeunes pour les convaincre que les mathématiques ne sont pas une discipline élitiste, repliée sur elle-même et inaccessible aux filles mais que, ouvertes à toutes et à tous, elles détiennent de nombreuses clefs des défis que notre civilisation devra impérativement relever au XXIe siècle, et que s’engager dans cette voie est une aventure enthousiasmante. Durant tout l’automne, nous mènerons des actions d’information et de sensibilisation en direction des médias, politiques, décideurs du monde économique et universitaire, et de l’ensemble de la société ; ces activités culmineront avec un grand colloque qui se tiendra à Paris du 14 au 16 novembre. Il réunira des personnalités clefs des mondes universitaire, économique et politique, et il sera l’occasion d’une prise de conscience nationale de la nécessité de mettre en œuvre une politique ambitieuse en faveur des mathématiques. Ouvert à toute personne intéressée par la place et l’impact des mathématiques sur les sciences et l’ensemble de la société, elles donneront une large place au monde socio-économique.
Chères et chers camarades, nous avons besoin de votre soutien pour mener à bien cette vaste entreprise et nous comptons sur votre présence aux Assises des mathématiques pour venir témoigner de votre attachement à cette discipline !