Assurer la sécurité alimentaire en préservant la biodiversité
Pourquoi faut-il une « transition agroécologique » de l’agriculture ? Il est dorénavant prouvé que biodiversité et agriculture sont antagonistes. Il faut transformer cet antagonisme en synergie. C’est l’un des défis de la recherche agronomique du XXIe siècle. C’est aussi un des défis auxquels les industries agro-alimentaires sont confrontées. Mais c’est un chantier d’importance vitale pour la planète et pour notre espèce.
La biodiversité est au cœur de la production agricole et à la base des systèmes alimentaires : tout ce que nous mangeons est issu, d’une manière ou d’une autre, de la biodiversité, qu’elle soit végétale ou animale. Or il est désormais admis que l’agriculture fait partie des principales pressions qui s’exercent sur la biodiversité, du fait notamment de changements d’usage des terres (déforestation) ou de l’usage excessif d’intrants (pesticides, engrais, etc.).
Le modèle agricole intensif a de nombreux impacts sur la biodiversité : érosion de la biodiversité, y compris de la biodiversité cultivée ou élevée (comme les variétés de plantes cultivées ou les races d’animaux d’élevage), pollution des sols et des eaux, résistance des insectes ravageurs ou des champignons pathogènes aux pesticides, etc., avec une forme d’effet boomerang puisque les atteintes à la biodiversité et aux ressources naturelles (eau, sols…) fragilisent les systèmes cultivés, accroissent leur vulnérabilité et diminuent leur résilience à divers aléas, dont ceux associés au changement climatique.
Vertus de l’agroécologie
La biodiversité est essentielle pour rendre possible l’indispensable transition des systèmes alimentaires via leur transformation vers des systèmes qui permettent d’atteindre plusieurs objectifs : la sécurité alimentaire pour tous, la satisfaction des préférences alimentaires des consommateurs, un niveau de vie décent pour tous les producteurs, la production de denrées dans le respect de la biodiversité et des écosystèmes, ainsi que l’atténuation et l’adaptation au changement climatique. La transition des systèmes alimentaires permet de lier les changements agricoles à ceux des chaînes de valeur agroalimentaires et des modes de consommation. C’est donc une transformation sociale de grande ampleur.
En plaçant le vivant et la biodiversité au cœur de la reconception des systèmes agricoles et alimentaires, l’agroécologie vise au développement de systèmes qui soient moins dépendants des intrants, plus durables et plus résilients vis-à-vis des perturbations, dont le changement climatique. Domaine à la fois scientifique, pratique et mouvement social, elle a été reconnue comme favorable à la biodiversité dans le Cadre mondial pour la biodiversité de Kunming-Montréal adopté en décembre 2022 lors de la COP15 Biodiversité et elle est au cœur du pacte vert pour l’Europe (Green Deal).
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Changer de paradigme
L’agroécologie intègre les concepts et méthodes d’une diversité de disciplines dont l’écologie, l’agronomie, l’économie et la sociologie. Elle mobilise aussi des connaissances locales ou traditionnelles et a pour objectif la durabilité des systèmes de production et des systèmes alimentaires, ainsi que la préservation et l’utilisation durable de la biodiversité. L’interdisciplinarité, l’interaction entre disciplines, tout comme la transdisciplinarité, l’interaction entre la recherche et la société, sont centrales dans l’agroécologie.
« Obtenir des arrangements combinant biodiversité cultivée et biodiversité spontanée. »
La démarche de l’agroécologie consiste à réintroduire ou à maintenir de la biodiversité, cultivée ou non cultivée, dans les systèmes et les paysages agricoles, de façon à exploiter au mieux la diversité des conditions et ressources offertes par le milieu et à tirer profit de la complémentarité entre espèces. Cela amène à passer du paradigme « individuel », fondamental dans l’agriculture intensive, qui consistait à se focaliser sur la biodiversité gérée et à obtenir la plante ou l’animal les plus performants dans un environnement rendu optimal par l’usage de pesticides ou d’engrais, au paradigme « interaction et intégration », qui vise à obtenir des arrangements combinant biodiversité cultivée et biodiversité spontanée qui soient mieux adaptés à des environnements plus hétérogènes et changeants du fait de la présence d’une diversité d’individus, de variétés, de races ou d’espèces (y compris en associant cultures et élevage).
Pour cela, la démarche de l’agroécologie mobilise à la fois les connaissances théoriques et les pratiques disponibles, afin de concevoir des modes de production qui reposent sur l’utilisation des principes et concepts issus de l’écologie, et in fine de permettre la transition des activités agricoles vers une moindre dépendance aux intrants et une limitation des impacts négatifs de leur usage ; une plus grande résilience face au changement climatique et aussi vis-à-vis de la volatilité des prix agricoles et alimentaires ; et un renforcement des différents services fournis par les agrosystèmes (approvisionnement, régulations environnementales…).
Valoriser les processus biologiques
L’agroécologie vise à valoriser les processus biologiques pour couvrir à la fois les attentes de production et l’ensemble des autres services écosystémiques fournis par les agrosystèmes. En particulier, le sol n’est plus considéré comme un support inerte, mais comme un environnement vivant contribuant non seulement à la fertilité des terres et à la productivité des cultures, mais aussi à la régulation du cycle de l’eau et à l’atténuation du changement climatique ; la biodiversité cultivée est revue sous le prisme de la diversification, et les espaces semi-naturels des régions agricoles sont reconnus pour leur rôle dans le maintien d’organismes bénéfiques aux agroécosystèmes.
Tous les niveaux de la biodiversité (génétique, spécifique et écosystémique) sont concernés. Il s’agit bien sûr de la diversité des espèces cultivées et élevées et de celle des espèces associées (aussi parfois appelée « biodiversité non planifiée »), qu’il s’agisse par exemple de micro-organismes, d’auxiliaires des cultures (espèces pollinisatrices ou prédatrices d’organismes nuisibles), ou bien encore de ce que l’on nomme les infrastructures écologiques (haies, bandes enherbées, etc.). L’élevage est un pilier majeur des processus à mobiliser, à la fois pour la fertilisation organique des cultures et comme levier pour l’entretien des paysages et le maintien d’espèces et d’écosystèmes particuliers (prairies permanentes, tourbières…).
La diversité comme atout
Ainsi, associer des variétés différentes d’une même espèce de plante dans une parcelle présente divers intérêts agronomiques, dont une meilleure valorisation des ressources permettant une meilleure productivité et de qualité et une meilleure gestion des risques, conduisant à une plus grande stabilité des productions. Par exemple, en semant un mélange de colza composé à 5 % d’une variété très précoce et à 95 % d’une variété à précocité « normale », il est possible d’attirer sur les plantes de la variété précoce un insecte ravageur, le méligèthe, qui mange les boutons floraux et fait son unique cycle annuel sur ces plantes. Cela évite les attaques sur les plantes de l’autre variété et permet d’éviter un traitement insecticide.
Les cobénéfices sont une meilleure protection des utilisateurs de produits phytosanitaires, des auxiliaires et des pollinisateurs, notamment les abeilles. Il est possible de combiner dans une même parcelle des espèces différentes, certaines étant récoltées tandis que d’autres, appelées plantes compagnes, peuvent dans certains cas fournir différents services aux plantes cultivées (elles sont alors appelées « plantes de service ») : couverture du sol et contrôle des adventices ; fixation symbiotique de l’azote atmosphérique qui est ensuite restitué à la mort de la plante de service (par exemple à la suite d’un épisode de gel) ; contrôle des insectes nuisibles (plantes pièges qui les attirent et les éloignent de la culture principale ou au contraire plantes émettant des substances répulsives, etc.).
« Les cobénéfices sont une meilleure protection des utilisateurs de produits phytosanitaires, des auxiliaires et des pollinisateurs, notamment les abeilles. »
Parmi les exemples figure notamment celui du colza d’hiver, avec lequel on peut semer des légumineuses (pois, féveroles ; des plantes capables de fixer l’azote atmosphérique) sensibles au gel. Les résultats d’essais menés dans différentes régions de France montrent que cette technique permet de réduire l’usage d’engrais azotés ainsi que d’herbicides et d’insecticides, sans pénaliser le rendement du colza. La gestion et le pilotage de ces interactions biologiques sont délicats, afin de capitaliser sur la complémentarité des espèces sans que leurs croissances respectives ne soient pénalisées. La stratégie à déployer repose donc plutôt sur des combinaisons de leviers qui peuvent être mobilisés de façon complémentaire à plusieurs échelles d’espace et de temps.
Les effets de voisinage
L’agroécologie ne se limite pas à l’échelle des champs ou même de l’exploitation agricole. En effet, les systèmes élaborés en agroécologie vont davantage dépendre d’effets de voisinage ou d’éléments du paysage que dans le cas de systèmes intensifs. La gestion devra donc prendre en compte des étendues spatiales supérieures à celles de la parcelle ou de l’exploitation (paysage, territoire). Ces questions de changement d’échelle sont complexes du fait que les solutions sont très dépendantes des conditions locales. Ça va conduire à l’émergence de systèmes divers, aux trajectoires variées, mieux adaptés aux milieux et aux attentes sociétales, mais pouvant impliquer des ruptures et une certaine prise de risque pour les acteurs.
Une plus grande résilience
Face aux risques climatiques et à leurs impacts sur le système alimentaire, les systèmes de production doivent devenir plus résilients. Des retours d’expérience suggèrent que plusieurs des leviers mobilisés par la transition agroécologique (diversification, amélioration des sols, partage d’expérience entre acteurs, etc.) sont favorables à la résilience des systèmes agricoles vis-à-vis des chocs induits par le changement climatique, en permettant de réduire leur sensibilité et leur vulnérabilité tout en augmentant leurs capacités d’adaptation, avec des cobénéfices pour l’atténuation du changement climatique, la société et la biodiversité dans son ensemble.
Mobiliser l’ensemble de la chaîne de valeur
Dans un contexte de pressions multiples (économiques, climatiques, mais aussi sociales) sur les agriculteurs et d’incertitudes sur la stratégie et les actions à mettre en œuvre, les agriculteurs savent qu’ils ne peuvent plus continuer à l’identique, sans nécessairement pour autant savoir comment agir autrement. La mise en œuvre de l’agroécologie nécessite de changer de mode de raisonnement, car piloter les activités agricoles sur la base des processus écosystémiques est très différent du pilotage conventionnel fondé sur l’utilisation d’intrants.
“Réconcilier agriculture et biodiversité constitue un défi de taille mais d’importance capitale.”
Il n’y a pas de trajectoire unique, car il est nécessaire d’adapter le système à son contexte de production, en intégrant les incertitudes (connaissances incomplètes, résultat des actions…). Il en résulte que la transition agroécologique d’une exploitation se raisonne localement et chemin faisant. Comme l’agroécologie peut nécessiter de développer des pratiques mal connues par l’agriculteur, voire en rupture, la participation à des collectifs ou des groupes d’échange, accompagnés ou non de conseillers ou d’animateurs, est très utile pour faciliter la créativité, l’apprentissage, la réassurance face aux incertitudes, la construction de nouveaux référentiels d’action, mais aussi la réflexivité et l’appropriation de nouvelles valeurs.
Sortir de la standardisation
La diversification des productions qu’implique l’agroécologie s’accompagne bien entendu d’une augmentation de la variabilité et de l’hétérogénéité des produits agricoles, alors que les filières se sont en général organisées pour favoriser la standardisation des matières premières ainsi que des procédés de transformation. Valoriser la diversité passe donc notamment par une adaptation des procédés mis en œuvre dans le cadre des industries agroalimentaires (traitement physique ou chimique, bioprocédés, etc.) et par une redéfinition de la chaîne logistique (méthodes de séparation et de tri, collecte, stockage, transport…), tout en garantissant bien sûr la sécurité des aliments. Enfin, la transition agroécologique des systèmes alimentaires concerne bien entendu les consommateurs, au travers notamment d’un rééquilibrage des régimes (par exemple entre sources de protéines animales et végétales) mais aussi d’actes d’achat permettant le soutien des filières concernées.
Des perspectives renouvelées
Le changement de paradigme que représente le fait de placer le vivant et la biodiversité au cœur de la reconception des systèmes agri-alimentaires ouvre des perspectives renouvelées pour la recherche et pour l’ensemble des acteurs concernés. Au-delà des problématiques liées à la production et à l’alimentation, il s’agit de répondre à des enjeux critiques dont l’adaptation aux changements globaux (notamment climatiques), en visant des approches préventives, avec une attention particulière portée à une meilleure utilisation des processus naturels, au développement de solutions fondées sur la nature, ainsi qu’à la valorisation des services fournis par les écosystèmes.
Un défi collectif
Même si beaucoup de progrès ont été réalisés, il est nécessaire de poursuivre les efforts engagés, pour reconcevoir les systèmes agricoles et pour permettre le changement d’échelle de l’agroécologie, c’est-à-dire de rendre possible la transition agroécologique des 400 000 exploitations agricoles de France. Cela nécessite de renforcer les capacités des acteurs par la formation, de favoriser le partage d’expériences et les actions collaboratives, notamment au travers de démarches d’innovation ouverte dans des « laboratoires vivants » (living labs), supports d’approches d’innovation participative incluant les utilisateurs. Enfin, il est aussi nécessaire d’adapter les cadres institutionnels et réglementaires qui stimulent et accompagnent cette dynamique. Réconcilier agriculture et biodiversité constitue un défi de taille mais d’importance capitale, c’est l’affaire de tous que de le relever.