Au-delà du périphérique
Le 12 février, je reçois, comme tous les signataires d’un appel à la désobéissance civique, une lettre d’Éric Raoult m’invitant à passer un mois dans une cité, en l’occurrence celle des Grands Pêchers à Montreuil.
Quelques jours plus tard, je suis contacté par certains habitants des Grands Pêchers qui m’invitent à les rencontrer dans la cité. Je me retrouve face à plus de 250 personnes choquées, blessées, offensées par la lettre du Ministre. Et c’est là qu’est née l’idée d’un film qui leur permette de répondre, de parler de leurs problèmes, de leurs luttes, de leur vie… de leur colère.
Parti dans la cité avec mon fils Nils, nous y sommes restés, non pas un mois, mais près de trois, avec des moments d’absence. À plusieurs reprises, surtout au début, nous nous y sommes rendus sans caméra, pour apprendre à connaître les gens, leur parler, montrer que l’on ne venait pas les piéger, ni les regarder comme des animaux dans un zoo.
Nous n’avons jamais caché la caméra. Il nous est même arrivé, parfois, de la confier à des habitants de la cité, souvent des jeunes, et de les laisser poser des questions à notre place.
Ces « témoins » n’ont éludé aucun problème. Ils m’en ont même fait découvrir certains, dont je n’avais pas conscience, dont vous n’avez pas conscience… Des problèmes graves, comme le « tout électrique », ou cruciaux, comme le local pour les jeunes, revendication récurrente dans les cités ; des problèmes politiques, comme la fermeture de classes d’école, ou l’abandon du financement du logement social…
Il y a toutes ces images, tous ces faits qui me serrent le cœur : quand on réalise durant « L’Aide aux devoirs », que sans les efforts de cette association, aucun des enfants qui jouent dans ce local en béton n’auraient jamais pu apprendre leur leçon, faire un puzzle, ou se livrer à un jeu de société, faute de place chez eux.
Au début, avec mon fils, nous avançons doucement. Certains habitants nous accueillent très favorablement, d’autres sont plus réservés, voire hostiles. Mais peu à peu, les barrières tombent, les portes s’ouvrent et l’on peut aborder très librement les sujets de préoccupation et de discorde : l’insécurité, le vandalisme, la délinquance et les rapports difficiles avec les « Schmidt », surnom donné aux policiers dans la cité. Ces rapports heurtés, difficiles, gangrènent la vie quotidienne des Grands Pêchers. Et aussi les sujets évoqués par Éric Raoult dans sa lettre et qui sont censés « favoriser l’intégration », comme l’école, le logement et le travail. Très vite, on dépasse la lettre et les propos du Ministre. Des personnages apparaissent, comme Monsieur Ollivier.
Heureusement, au-delà de ces conflits, de ces brutalités et des responsabilités respectives, on trouve aussi des raisons d’espérer quand on voit le combat mené par des animateurs comme Bougary Sangaré, dit « Bouba », ou Siaka Doucouré, et par des associations comme « L’Amicale des locataires », « L’Aide aux devoirs » ou « Excalibur » ; quand on mesure tout le trajet et le combat des femmes comme Mahati Fofana, qui parle si ouvertement du divorce, de la polygamie et de la contraception.
Filmer ces enfants assemblant leur puzzle, écouter Cédric me parler de ces appartements où l’on plie et déplie sans relâche pour faire de la place, participe du même sentiment et de la même révolte. Un sentiment qu’ont dû éprouver, à leur époque, Louis Lumière et ses opérateurs.
Il y a, bien sûr, tous les problèmes avec la police : en trois mois, nous avons filmé de quoi faire trois longs métrages, tant ce sujet écorche certaines vies et sensibilités, celles des jeunes, notamment.
Nous marchions sur des œufs, et Nils et moi avons tout fait pour respecter les différents protagonistes. Nous avons écouté aussi attentivement le discours républicain du commissaire de police, l’émotion d’un jeune appelé qui craque dans un commissariat, que les propos répressifs de quelques policiers, ou les témoignages de brutalité, de harcèlement et de racisme de la part de certains membres de la police, propos que nous ont fournis à satiété les jeunes de la cité.
Nous n’avons rien éludé, pour ainsi montrer qu’on ne peut pas réduire la vie de la cité à ces rapports de police et de délinquance. Que dans une cité, comme les Grands Pêchers, il y a également un tissu de solidarité, d’entraide, de lutte et de revendication :
- des enfants qui mettent des pièces dans une soucoupe pour aider leurs parents,
- une de ces femmes maliennes, qui constituent l’espoir de l’Afrique, et qui prend des positions extrêmement courageuses, en plaidant pour la contraception et la liberté de divorce,
- des gens qui se battent pour préserver leur espoir,
- un jeune, autrefois délinquant, et devenu souffleur de verre,
- des hommes à qui on a envie d’offrir une minute de vie.
Pour moi, ces découvertes justifient ces mois de travail ; elles m’ont fait chaud au cœur et m’ont donné de nouvelles raisons de continuer à vivre.
L’article de Bertrand Tavernier fait partie du dossier de presse qu’il avait présenté, avec son fils Nils, pour la sortie de son film De l’autre côté du périph et qu’il nous a autorisés à utiliser. Le film est disponible sur cassette vidéo à : Little Bear, 7–9, rue Arthur-Groussier, 75010 Paris.