Au service des jeunes sourds, quelques décennies d’action sociale
Les sourds forment une communauté méconnue. Les handicapés en général et les sensoriels en particulier ont été oubliés par la loi créant, à la fin du XIXe siècle, l’enseignement obligatoire et gratuit.
La difficulté commence lorsqu’on se préoccupe de définir les intéressés. Oublions la tendance récente à préférer le terme « malentendant ». Un sourd, c’est quelqu’un qui n’entend pas, ou qui entend mal ; il y en a plusieurs catégories. Il faut donc introduire un moyen de mesurer la surdité, en croisant deux données, la hauteur du son et son intensité.
Enfin, un enfant atteint d’une surdité sévère ou profonde ne peut apprendre à parler spontanément puisqu’il ne perçoit pas les sons de la voix humaine. Sans appareillage, sans éducation spéciale, il est aussi muet.
Une maladie de la communication
Le phénomène de la surdimutité a toujours intrigué médecins, savants et philosophes car il interroge d’emblée la relation entre langage et pensée. Sans parler de l’Église qui se demandait comment un sourd-muet pouvait faire profession de foi ou s’engager, par exemple dans le mariage. Les sourds étaient pratiquement exclus de la vie collective, la surdité apparaissant comme une maladie de la communication.
“ Un sourd, c’est quelqu’un qui n’entend pas, ou qui entend mal ”
Il a fallu attendre le siècle des Lumières pour que deux grands esprits se penchent sur la question : Diderot, qui publie en 1751 une Lettre sur les sourds et muets, et surtout l’abbé de l’Épée, qui consacre sa vie à l’éducation des sourds.
Double innovation fondamentale : il faut s’intéresser aux sourds dès leur plus jeune âge et les aider à communiquer par des moyens adaptés, une langue gestuelle. C’est dans cet esprit qu’est créée en 1791 l’institution de la rue Saint-Jacques. Le problème de l’éducation est double : communication des sourds entre eux et avec les non-sourds.
Parler en signes
Un congrès de Milan, en 1880, condamne et interdit l’utilisation de la langue des signes dans l’enseignement spécialisé : il faut « démutiser » l’enfant pour que l’adulte puisse communiquer avec les autres. Ce n’est qu’en 1991 qu’un amendement autorise les parents à choisir entre une éducation bilingue ou uniquement orale.
En 2005, la loi met fin à l’obligation de la méthode orale et la langue des signes est considérée au même titre que la langue française : les sourds ont le droit de bénéficier d’une éducation en langue des signes dans n’importe quelle école.
Nos activités avec les jeunes sourds commencent dans les années 1950, période où la démutisation est de rigueur et les signes en principe interdits. En réalité, ils existent, et les élèves d’une même école les utilisent entre eux, souvent sans lien avec les autres écoles. Nous aussi.
Le scoutisme au-delà du handicap
LA TÉLÉVISION ET LES SOURDS
Notre association fait partie des fondatrices de l’UNISDA, Union nationale pour l’insertion sociale du déficient auditif. J’ai été, à ses débuts, membre de son Conseil d’administration comme secrétaire général adjoint (à un sourd), plus particulièrement en charge de la communication externe.
Avec une priorité absolue : l’adaptation de la télévision aux sourds, dans la vie courante mais aussi pour les campagnes électorales où elle prenait de plus en plus d’importance : les déficients auditifs ne devaient pas être considérés comme des citoyens de second ordre. Allait commencer un parcours de quelques années depuis les sociétés (alors publiques) de télévision jusqu’à la présidence de la République, en passant par la commission de contrôle des campagnes ou les partis politiques.
J’ai pu constater la difficulté à faire évoluer des habitudes acquises : je revois un haut responsable de la télévision m’affirmer qu’il était impossible d’accompagner des émissions de sous-titres ou de signes alors que je lui donnais des exemples de réalisations à l’étranger.
Avec quelques résultats à la longue : la création d’un « journal de sourds » sur Antenne 2, l’accueil d’une interprète en langue des signes (de notre équipe) pour une émission de la campagne législative de 1978 et, surtout, le sous-titrage des émissions terminales de la campagne présidentielle en 1981. L’élan donné, il s’est révélé irréversible.
Ces activités concernent les loisirs des jeunes sourds, pour la plupart internes de l’Institution. Elles sont assurées, pour les garçons, par une association de scoutisme laïc, les Éclaireurs de France et, pour les filles, par la section « neutre » de la Fédération française des éclaireuses.
Le scoutisme apporte aux sourds, outre sa pédagogie propre, un contexte éducatif : d’une part, la continuité tout au long de l’année, avec réunions, sorties, camps ; et, d’autre part, des contacts périodiques avec des jeunes entendants permettant de limiter l’isolement des jeunes handicapés.
Lancées à titre expérimental en 1934, ces activités ont vite connu le succès. En 1954, elles concernent tous les âges représentés à l’Institut et sont encadrées par des responsables bénévoles qui, au contact des jeunes, apprennent la langue des signes.
Une association dédiée
D’abord, cette animation reste de type classique. J’apporte une aide financière et logistique et recrute quelques camarades pour participer à l’animation ou devenir donateurs. Mais, assez vite, nous rencontrons un besoin né de nouvelles exigences administratives : l’encadrement doit être assuré par des animateurs homologués par des diplômes d’État, or les sourds n’y ont pas accès car les examens ne tiennent pas compte de leur handicap.
D’où l’idée de former de jeunes cadres en utilisant la langue des signes et d’élargir nos propositions d’activités à tous les intéressés, sourds et entendants.
Cette idée se concrétise essentiellement grâce à la Société centrale d’éducation et d’assistance pour les sourds-muets en France, association « loi de 1901 » née quelques décennies avant la loi. Les membres de son Conseil d’administration, pour la plupart enseignants à l’INJS, adoptent notre projet.
En 1964, nous créons l’association « Loisirs éducatifs de jeunes sourds », qui se fixe deux objectifs : d’une part, mettre en place des stages de formation « mixtes » recevant des candidats animateurs sourds à côté d’entendants, donc utilisant la langue des signes comme moyen de communication ; d’autre part, créer un centre de rencontres pouvant accueillir des séjours d’enfants, des stages et des réunions de tous types.
Coéducation
Dans les deux cas, la solution choisie est celle de la coéducation des sourds et des entendants. Ce terme est important car il faut éviter de favoriser la communautarisation de jeunes n’utilisant que la langue des signes pour communiquer entre eux. Les deux objectifs sont atteints assez rapidement.
Notre association, habilitée à délivrer des diplômes officiels attestant la formation de nos animateurs, est également agréée comme association d’éducation populaire, ce qui lui permet de recevoir des subventions pour la réalisation du centre de rencontres.
Un parcours de quarante ans
Commence alors un parcours de quarante ans. Les deux objectifs seront atteints, essentiellement par la mise en place d’équipes tout aussi bénévoles que passionnées. Les stages de formation d’animateurs utilisant la langue des signes connaîtront un vif succès : agréés par l’État au titre du BAFA, ils permettront à de jeunes sourds de disposer d’un diplôme très utile dans leur parcours professionnel.
“ Éviter de favoriser la communautarisation de jeunes n’utilisant que la langue des signes ”
Le centre de rencontres sera installé dans une vieille ferme de la Creuse, progressivement aménagée par une série de chantiers successifs, correctement subventionnés, qui permettront d’en porter la capacité d’accueil à une soixantaine de personnes.
Actuellement, le stage existe toujours. Le relais a été assuré par l’association des Éclaireuses & Éclaireurs de France qui forme annuellement quelques dizaines de jeunes. Le centre de rencontres a fermé en 2004, victime du désengagement progressif de l’État mais aussi de contraintes administratives.
Engagement et bénévolat
Tout au long de ces années, mon engagement a été totalement bénévole, à côté de ma vie familiale et professionnelle. Le bénévolat n’est pas assimilable à de la charité, chrétienne ou autre, il ne se limite pas à un apport à autrui.
C’est un enrichissement en soi, par la conduite de projets choisis délibérément, en coopération avec des équipes appelées à assurer les relais. Nombreux sont, parmi les jeunes que nous avons rencontrés, animés et formés, ceux qui, eux-mêmes, ont choisi de s’intéresser à la vie associative du secteur.
Il n’est pas désagréable de s’attribuer une certaine utilité.