Être radical, c’est prendre les choses à la racine
Après un début de carrière dans la compensation des émissions de GES via la reforestation, Aurélie Moy a pris conscience de l’urgence à remettre en question profondément les modèles économiques des entreprises. Elle relate ce moment de bascule déterminant pour son engagement, et l’importance pour elle de la composante émotionnelle.
Aurélie, pour démarrer, pourrais-tu nous résumer ton parcours professionnel ?
J’ai intégré l’X en 2013, j’y ai suivi le parcours Sciences pour les défis de l’environnement et, en 4A, j’ai fait un master d’ingénieur environnemental à l’UNSW de Sydney (à l’époque, je n’avais pas encore de scrupule à prendre l’avion !). À mon retour en France, j’ai trouvé un premier emploi chez PUR Projet. C’est une entreprise qui opère des projets de reforestation, d’agroforesterie et de conservation forestière, financés par des entreprises si possible au sein de leur propre chaîne de valeur (le concept d’insetting).
J’étais très séduite par leur vision au démarrage mais, au bout d’un an, j’ai déchanté, je n’étais plus alignée avec cette vision. Par ailleurs, je ne supportais plus de vivre à Paris. J’avais commencé à créer le Ty Village – un lieu qui offre à la location des emplacements pour tiny houses –, je faisais régulièrement des allers-retours à Saint-Brieuc où la vie me paraissait beaucoup plus douce.
En 2019, j’ai donc décidé de quitter PUR Projet et je me suis installée en Bretagne où j’ai consacré la plus grande partie de mon temps au Ty Village. C’est le moment où l’on a commencé à discuter, avec Vincent Rabaron (X02) que j’avais rencontré chez PUR Projet, de l’idée d’une agence de redirection écologique. C’étaient les fondements de ce qui s’appelle aujourd’hui 21–22.
« Sans une remise en question profonde des modèles économiques des entreprises, la réponse ne sera jamais à la hauteur des défis. »
Nous nous retrouvions autour du même constat : on pourra planter tous les arbres de la terre ; sans une remise en question profonde des modèles économiques des entreprises, la réponse ne sera jamais à la hauteur des défis. Au-delà des aménagements de méthode, des systèmes de compensation, il faut travailler au sein des entreprises sur des bifurcations, des changements de cap.
Aujourd’hui, je passe le plus gros de mon temps à travailler au sein de 21–22, où je fais de la sensibilisation aux questions écologiques via toutes sortes d’ateliers, de la formation et de l’accompagnement. Depuis deux ans, j’explore aussi la voie plus sensible de l’écologie à travers le Travail qui Relie (TQR), une démarche de travail en groupe permettant d’aborder la question des déséquilibres écologiques et sociaux en liant les dimensions corporelle, émotionnelle et spirituelle avec notre compréhension rationnelle du monde. J’anime des ateliers auprès du grand public et je commence à introduire l’écologie sensible dans mon travail avec les organisations.
Tu dis : on pourra planter tous les arbres du monde ; si on ne change pas le paradigme, ce ne sera jamais à la hauteur des défis. Peux-tu développer ?
Les projets de plantation d’arbres en agroforesterie sont de beaux projets qui font du bien au climat, au sol, à l’eau, à la biodiversité, aux paysans et paysannes… D’un point de vue local c’est super. Le problème est que ce sont des projets qui restent au service de la croissance de l’entreprise, sans aucune remise en cause des fondements de son modèle économique et de la compatibilité de ce modèle économique avec les limites planétaires (cf. article p. 24). J’ai eu une prise de conscience vertigineuse quand j’ai commencé à me dire que, avec mon travail chez PUR Projet, je contribuais à faire aller le monde dans la direction opposée à celle que j’aimerais qu’il prenne.
Quel est le mouvement que tu aimerais voir advenir et comment cela irrigue-t-il ton accompagnement en entreprise ?
Il y a une chose dont je suis convaincue, c’est que la solution à tout ça est nécessairement simple. Pour moi, le cœur de la redirection écologique, c’est de questionner le modèle économique et parfois la raison d’être des entreprises. Dans les approches de type développement durable ou RSE, on ne questionne pas la finalité, mais uniquement les moyens. On va continuer à faire la même chose, mais on va le faire autrement.
On va changer sa flotte de véhicules, peut-être revoir son processus opérationnel, mettre des poubelles de tri et enlever les gobelets en plastique de la cafétéria… là où la redirection écologique vient questionner la finalité, la raison d’être et le modèle économique de l’organisation. Par exemple, un de nos clients historiques chez 21–22 est une compagnie aérienne. On les a aidés à regarder droit dans les yeux les trajectoires climatiques.
“Dans les approches de type développement durable ou RSE, on ne questionne pas la finalité, mais uniquement les moyens.”
Qu’est-ce que ça veut dire, l’Accord de Paris ? Qu’est-ce que ça implique pour l’entreprise en termes de trajectoire de réduction nécessaire ? On les accompagne pour définir leur objectif Science Based Targets (c’est-à-dire aligné avec les sciences climatiques) et à mettre en face de cet objectif toutes les solutions existantes à ce jour (écopilotage, renouvellement de la flotte d’avions, carburant durable d’aviation, etc.). Puis on additionne tous les gains permis par ces solutions dans les scénarios actuels de croissance du trafic aérien… et il apparaît que le cumul de ces solutions ne permet pas d’atteindre la trajectoire visée.
Petit à petit émerge alors la question suivante : est-ce qu’il ne faudrait pas étudier la projection de croissance du trafic ? Bien sûr ça prend du temps, ça ne se fait pas du jour au lendemain. Mais, une fois qu’on a tourné le problème dans tous les sens et qu’on voit qu’il n’y a pas de solution suffisante, la seule question qui n’a pas encore été explorée, c’est : est-ce qu’on a besoin de faire voler autant d’avions et qu’est-ce que ça voudrait dire pour nous, compagnie aérienne, un scénario de stabilisation voire de décroissance du trafic aérien ?
Bien sûr, ça introduit plein de dissonances au sein de l’organisation. C’est difficile. Mais c’est cela, revenir à la racine : oser s’interroger sur la finalité de l’entreprise et peut-être l’amener à envisager d’autres voies de développement plus compatibles avec les limites planétaires.
Quel est ton apport dans ces accompagnements ?
Permettre l’émergence d’un imaginaire partagé est un énorme enjeu dans la redirection écologique. J’ai vraiment une grande appétence pour la facilitation des processus de groupe, c’est mon cœur de compétence. En ce moment, j’anime beaucoup l’atelier « Inventons nos vies bas carbone ». Le gouvernement français s’est donné pour objectif de former 25 000 cadres supérieurs de la fonction publique d’État aux sujets écologiques.
“Faire émerger au plus profond de soi l’élan de prendre soin de la vie.”
L’atelier Inventons nos vies bas carbone aborde la question des leviers d’accélération de la transition écologique dans le cadre de ce parcours de formation de 30 heures. J’anime ces ateliers, je forme des agents de l’État à animer eux-mêmes et je les accompagne dans leurs premières animations. J’adore faire cela. L’autre grande source d’enthousiasme dans ma vie professionnelle en ce moment, c’est l’animation d’ateliers d’écologie sensible selon le processus du Travail qui Relie, pour amener les personnes à une reconnexion à elles-mêmes, aux autres et au reste du vivant, pour faire émerger au plus profond l’élan de prendre soin de la vie.
Comment le Travail qui Relie est-il reçu dans les entreprises que tu accompagnes ?
Mon expérience du Travail qui Relie en entreprise la plus significative a eu lieu en octobre dernier avec une petite trentaine de personnes chargées des sujets « carbone » dans des entreprises de facility management. La majorité des personnes dans ce groupe ont été très touchées, et d’autres ont montré de fortes résistances. Ça a été une expérience très apprenante sur la manière d’introduire le travail sur les émotions dans un contexte professionnel, d’aborder la différence culturelle, de respecter les limites de chacun et chacune.
C’est un énorme changement culturel de parler d’émotions dans un contexte professionnel, de donner une place aux vivants autres qu’humains, de proposer des activités qui impliquent le corps. Si je mets autant d’énergie à animer des ateliers de Travail qui Relie ou les rencontres de printemps d’X Urgence écologique, c’est parce que j’ai l’impression de m’être moi-même vraiment mise en mouvement par rapport aux questions écologiques, en vivant des moments forts avec d’autres humains. Et j’ai envie que d’autres puissent vivre ça dans leur cœur et dans leur corps, pour faire cette bascule à leur tour. Et, si c’est vécu avec des collègues, ça pourra amener des changements plus profonds dans les organisations.
Selon toi, c’est dans une expérience profondément émotionnelle que résident les leviers de changement les plus puissants. Voilà un point de vue très inhabituel dans nos communautés polytechniciennes.
À ma sortie de l’X, avec mon master d’ingénieur en environnement, je savais faire des analyses de cycle de vie, comptabiliser du carbone ; je comprenais le principe des limites planétaires. Mais, tout cela, c’est vraiment une écologie intellectuelle, rationnelle, cartésienne, scientifique.
Aujourd’hui, si j’ai envie de mettre toute mon énergie pour prendre soin de la vie, ce n’est pas tant parce que j’ai compris les limites planétaires et le dérèglement climatique. C’est parce que, profondément, je me sens faire partie du vivant qui souffre de nos excès. Et du coup c’est un élan vital au plus profond de moi qui s’exprime et qui me donne toute l’énergie dont j’ai besoin pour œuvrer.
Je vois vraiment ça comme le passage d’une écologie de la tête à une écologie sensible. Et c’est ce que j’ai envie de transmettre parce que j’ai vécu ce passage, qu’il a changé beaucoup de choses pour moi, et aussi qu’il me donne accès à beaucoup plus de joie et d’espérance que la simple approche rationnelle.
Le thème de ce dossier, c’est « entre radicalités et réformisme »…
Étymologiquement, être radical, c’est prendre les choses à la racine. J’assume complètement le fait de chercher la radicalité au sens de chercher la racine des crises écologiques. Et, pour moi, la racine est dans nos cœurs. Je crois que tous les dérèglements auxquels nous assistons proviennent du fait qu’on a été coupé de soi-même, de ses émotions, des autres et du reste du vivant, qu’on a perdu le lien avec tout ce qui vous entoure. Et cette culture de la séparation est entretenue dans les grandes écoles, notamment les écoles d’ingénieurs, où seule la raison est reconnue.
J’observe qu’il y a beaucoup de personnes conscientes de l’urgence environnementale qui continuent à faire leur métier comme si de rien n’était. Ça leur est possible parce qu’ils sont déconnectés d’eux-mêmes, de leurs émotions ; ils n’entendent plus cette dissonance au fond d’eux ; ils sont coupés du vivant qui souffre en eux. Cette déconnexion au sensible alimente le business as usual qui détruit la vie.
Tu as une vision très radicale de ce qui doit changer, mais tu empruntes une voie plutôt réformiste avec un accompagnement des acteurs sur le temps long. N’est-ce pas source de frustration ou de découragement ?
Oui, la frustration et le découragement font partie du cocktail d’émotions que je ressens régulièrement face à l’inertie et à la lenteur des changements en cours au regard de l’urgence. Ici encore, le Travail qui Relie m’aide à accueillir ces émotions, à porter un nouveau regard et à continuer à aller de l’avant. Parmi les imaginaires qui m’inspirent, je retiens une image découverte durant The Week, celle des grains de sable qui, accumulés, peuvent faire pencher la balance du côté de la vie.
Aujourd’hui, la majorité des grains de sable pèse du côté d’un rapport au vivant qui est destructeur. Mais plein de grains de sable sont en train de se déplacer et de s’engager au service de la vie. Leur poids n’est pas encore suffisant pour modifier l’équilibre de la balance mais, un jour, un xe grain de sable fera basculer l’équilibre. L’effet de bascule aura été rendu possible non seulement par ce xe grain de sable, mais aussi par tout ce qui aura été réalisé auparavant sans résultat visible. Cette image me donne de l’espérance et de l’énergie pour continuer à œuvrer, petit pas après petit pas.
Comment envisager que cette part sensible puisse s’inviter demain dans le cursus à l’X, et des grandes écoles en général ?
Il me paraît nécessaire de prendre en compte la dimension émotionnelle des bouleversements écologiques dans les cursus. D’abord parce que c’est un sujet de santé mentale qui touche tout le monde, en particulier les jeunes. Ça me semblerait utile de faire appel à des professionnels spécialisés dans l’accompagnement des personnes face à la crise écologique, par exemple des psychologues du RAFUE – réseau des professionnels de l’accompagnement face à l’urgence écologique – ou au minimum des psychologues formés aux éco-émotions.
Ensuite, chaque professeur pourrait mettre un peu plus de cœur et un peu plus de corps dans ses cours. J’ai échangé récemment avec un enseignant-chercheur de Centrale Supélec qui est en train de créer un nouveau parcours sur les sujets écologiques. Il m’a décrit la liste de tous les contenus qui étaient prévus sur l’état des lieux (cycles du carbone, limites planétaires, limite des ressources, biodiversité, pollution eau et air), les outils scientifiques (éco-conception et low tech, risques des événements extrêmes, analyse du cycle de vie – ACV, indicateurs pour le pilotage de politiques environnementales, économie de l’environnement), les sciences humaines, etc.
Après que j’ai fait remarquer l’absence d’une brique émotionnelle, ils ont décidé d’ajouter un atelier de trois heures d’initiation au Travail qui Relie, avec la possibilité pour les personnes intéressées d’approfondir. J’ai le sentiment qu’il y a plein de nouvelles approches pédagogiques qui se développent, qu’il y a des profs qui sont sensibles à ça et qui ont les clés en main pour laisser une place aux émotions dans leurs cours. C’est réjouissant !
Aurais-tu des lectures à nous recommander ? des inspirations ?
J’ai eu une période de boulimie de livres pendant ma « bascule écologique » il y a quelques années, durant laquelle j’ai été particulièrement touchée par le Petit manuel de résistance contemporaine de Cyril Dion et bien sûr par L’espérance en mouvement de Joanna Macy, qui pose les fondements du Travail qui Relie. Aujourd’hui j’ai plutôt envie de partager la magnifique chanson Amour de Kalune, dans laquelle il y a cette phrase : « Être radical, c’est prendre les choses à la racine. » Ça résume tout. J’invite tous les lecteurs et toutes les lectrices de cet article à écouter cette chanson.
Quelques références pour aller plus loin au sujet du Travail qui Relie :
- Joanna MACY, Molly YOUNG BROWN, Écopsychologie pratique et rituels pour la Terre, Le Souffle d’Or, 2008.
- Joanna MACY, L’espérance en mouvement, Les éditions Labor & Fides, 2018.
2 Commentaires
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Remarquable ! Je souscris à 100% et je suggère aussi la lecture d’un livre plus ancien, de Gaultier Bes, « Radicalisons nous », ou la politique par la racine, cf. https://premierepartie.com/boutique/gaultier-bes-radicalisons-nous/
Thierry Deneux (72)
De manière plus profonde, même s’il est nécessaire de questionner le modèle économique et parfois la raison d’être des entreprises, cette démarche risque de n’être pas suffisante car, en effet, on risque alors de ne pas vraiment questionner la finalité des entreprises et de façon plus générale, la finalité de toutes nos organisations humaines, mais uniquement les moyens. On risque de continuer à faire la même chose, mais en le faisant autrement. Questionner la finalité, la raison d’être et le modèle économique d’une organisation est difficile, car on touche alors à quelque chose de plus profond et le plus souvent inconscient : quelle est la finalité de la vie, de notre vie, de la vie des autres, et plus généralement de tout le « vivant » qui nous entoure ? La question « écologique » ne se posait pas à l’époque des religions premières, c’est-à-dire « hier » sur l’échelle des temps géologiques ! Le cycle de le vie, les murmures de la vie sur terre laissaient parfois jaillir la symphonie des dieux. Dans ce monde sacralisé et sécurisé, tout était dans l’ordre, tout avait un sens. Mais, quand au sacré succédait l’esclavage, quand la puissance des uns soumettait la liberté des autres, alors, « hier » comme aujourd’hui, nombreux étaient, et sont toujours, ceux qui se révoltent… Le contexte de notre 21ème siècle est bien sûr différent des millénaires qui nous ont précédés. Les défis sont différents, les sciences expliquent le « comment », elles donnent des moyens pour agir, mais elles ne peuvent pas dire grand chose du « pour quoi ». Bravo à Aurélie Moy de mettre son énergie et son intelligence au service de la vie.