Autobiographies
Dites ces mots : ma vie et retenez vos larmes
Louis Aragon, La Diane française
On peut diviser les œuvres musicales en deux catégories : celles qui font suite à une commande, ou même tout simplement à une nécessité alimentaire – il faut bien vivre ; et celles qui sont dictées par un besoin impérieux d’extérioriser son émotion sans se soucier de l’accueil du public. Celles-là sont les plus belles.
Les Concertos des Schumann
1845 : Robert Schumann termine enfin, après quatre ans de gestation, son Concerto pour piano en la mineur. Dix ans auparavant, Clara Wieck, qui deviendra bientôt Clara Schumann, crée, sous la direction de Felix Mendelssohn, son Concerto pour piano en la mineur – composé deux ans plus tôt à l’âge de 14 ans. Même tonalité, peu fréquente pour un concerto pour piano, même inspiration typiquement romantique. Il n’est pas interdit de penser que ces deux œuvres sont le témoignage, la matérialisation de l’amour profond qui unissait Robert et Clara (qui connaissait Robert dès l’âge de 9 ans).
Clara était une compositrice et pianiste majeure, que seul le souci de ne pas faire de l’ombre à Robert aura conduit à limiter sa production. En écoutant son Concerto, on ne peut s’empêcher de trouver des similitudes avec celui de Robert, qui s’en est, apparemment, directement inspiré. La grande pianiste italienne Beatrice Rana a enregistré les deux œuvres avec le Chamber Orchestra of Europe dirigé par Yannick Nézet-Séguin. Comme toujours, elle privilégie le toucher par rapport à la virtuosité, révélant ainsi dans le Concerto de Robert des beautés cachées d’une œuvre mille fois entendue. En final, la jolie transcription par Liszt du lied Widmung de Robert. Un très beau disque.
1 CD WARNER
Mendelssohn, Quatuors, volume 2
Mai 1847 : mort de Fanny, la sœur de Felix Mendelssohn. Felix entretenait avec Fanny une relation fusionnelle. Fanny, qui a reçu la même éducation musicale que son frère, l’a assisté dans la plupart de ses travaux, dont la recréation de la Passion selon saint Matthieu, qui a bouleversé l’Europe. Felix s’isole à Interlaken et, durant l’été 1847, écrit ce qui va se révéler être la pièce la plus forte de toute son œuvre (concertos et symphonies inclus), et aussi sa dernière composition, le Quatuor op. 80 en fa mineur. Il mourra peu après, en novembre. Dominé de la première à la dernière note par une douleur nue, forte, presque indécente tant elle s’exprime sans retenue, c’est une musique unique, à laquelle aucun auditoire ne peut résister – nous en avons fait l’expérience au cours de maints concerts – sans être submergé par l’émotion, tout comme les musiciens d’ailleurs. Le Quatuor Van Kuijk (français) vient d’enregistrer le deuxième volume des quatuors de Mendelssohn, où figurent aussi les Quatuors 4 et 5 (op. 44). Assez jeune (11 ans) pour être fougueux, ‑suffisamment mûr pour provoquer l’émotion sans s’y perdre, il donne de ce Quatuor op. 80 une interprétation inoubliable.
1 CD ALPHA Classics
Chostakovitch – Symphonie n° 10
Mars 1953 : mort de Staline. Juin à octobre : Chostakovitch compose sa 10e Symphonie, la première œuvre totalement libre depuis des décennies. Jusque-là, il n’était autorisé à ‑composer que des œuvres de chambre, de la musique de film et des œuvres chorales en phase avec la doxa soviétique. Il pouvait enfin respirer et ne plus craindre la venue du KGB à l’heure du laitier. Après une dernière controverse dont Chostakovitch sortit vainqueur, l’œuvre fut diffusée dans le monde entier. Elle est considérée aujourd’hui comme l’œuvre la plus autobiographique du compositeur, avec le 8e Quatuor. Cette « tragédie optimiste » (selon Khatchaturian) reste rugueuse et inquiète : et si ce n’était pas fini ?
La toute dernière version est due au ‑Phil-harmonique de l’Oural, merveilleux orchestre encore peu connu en Occident, et que dirige Dmitry Liss avec fougue et précision.
Au fond, la musique, du moins celle qui est capable de nous émouvoir, est une œuvre humaine, faite souvent de larmes et de sang. Au-delà des notes, le compositeur apparaît toujours en filigrane. Pensons à lui : c’est notre frère.
1 CD FUGA LIBERA