L’industrie automobile, du hardware au software
Les constructeurs d’automobiles doivent-ils pour survivre devenir des géants de la Tech ? Ils sont en tout cas violemment concurrencés par les géants de la Tech qui investissent dans l’automobile. Un nouveau monde se révèle et il y aura des morts !
Pourquoi le software va dévorer le monde ? C’est le titre prophétique d’un essai sorti en août 2011 dans le Wall Street Journal. L’auteur, Marc Andreessen, est l’un des plus influents investisseurs de la Silicon Valley. Selon lui, nous allions vivre une révolution technologique et économique massive au cours de laquelle les entreprises de software étaient destinées à s’emparer de larges pans de l’économie. Dix ans plus tard, sa prédiction est en train de se réaliser sous nos yeux. Apple vend plus de montres que toute l’industrie horlogère suisse, après avoir détruit, pratiquement à lui seul, les acteurs historiques de la photographie et du téléphone. Le marché publicitaire est dominé par Google, Facebook et Alibaba. L’industrie musicale, l’édition, la presse ont également été totalement bouleversées.
REPÈRES
C’est très discrètement que le logiciel a fait son entrée dans la voiture, apporté par des fournisseurs par la petite porte ou, plus exactement, sous le capot. Dès 1969, la Volkswagen 1600 est le premier véhicule de série équipé du système D‑Jetronic, une injection électronique développée par la firme Bosch. La technologie est, dans un premier temps, réservée à des modèles sportifs ou haut de gamme. En 1973, la Citroën SM est l’un des premiers modèles français équipés d’injection électronique. Les calculateurs moteurs mettront dix ans à s’imposer, sous la pression des réglementations d’émissions européennes sans cesse plus sévères, qui finiront par signer l’arrêt de mort du bon vieux carburateur.
Un défi pour l’industrie automobile
L’industrie automobile s’est longtemps cru à l’abri de cette vague de destruction créatrice. Certes, depuis plus de cinquante ans, le logiciel a progressivement grignoté toutes les fonctions du véhicule. Mais les constructeurs avaient jusqu’ici sous-traité cette complexité à leurs fournisseurs. Ceux-ci ont su tirer profit de leur avance technologique en produisant des composants intégrant hardware et software. La maîtrise technologique des moteurs thermiques a toujours constitué une barrière à l’entrée du secteur automobile, quasi infranchissable pour de nouveaux acteurs. L’irruption de Tesla montre que cette barrière tombe avec l’électrification. Dans le même temps, le développement de systèmes de conduite autonome va requérir une maîtrise du développement logiciel, qui est peut-être devenue hors de portée des industriels historiques du secteur. Les géants de la Tech ont aujourd’hui un pied dans le monde de l’automobile et tout un écosystème de start-up débarque en force, soutenu par la puissance financière des fonds de capital-risque. Pour ne pas se faire avaler tout cru, les constructeurs d’automobiles vont devoir apprendre de nouveaux métiers, ceux du logiciel et de la data. Ils devront aussi faire preuve d’humilité et développer leur agilité. Les constructeurs d’automobiles peuvent-ils devenir des géants de la Tech ? Et les géants de la Tech, veulent-ils devenir à leur tour des constructeurs d’automobiles ? Il semblerait que cette révolution soit possible, mais le succès est loin d’être garanti. Les dix années à venir seront décisives… et passionnantes !
Comment la voiture est devenue un ordinateur sur roues
À côté de l’injection électronique, la sécurité a été un levier du développement de l’électronique et du software embarqués. L’airbag et l’ABS – le système antiblocage de roues – se sont généralisés dans les années 1990 sous l’impulsion notamment de Volvo, suivis par les régulateurs de vitesse. Le conducteur bénéficie aujourd’hui d’aides électroniques sans cesse plus sophistiquées. Freinage d’urgence, aide au parking, au dépassement, alerte d’endormissement, les systèmes d’assistance à la conduite se multiplient. Ces ADAS – Advanced Driving Assistance Systems – nécessitent toujours plus de capteurs, de caméras, de radars, de calculateurs et encore plus de logiciels. La conduite autonome est la prochaine cible et requiert une maîtrise technologique telle que même le géant Google peine à y arriver. « Mettre au point un véhicule autonome demande un boulot incroyable », déclare aujourd’hui le patron de sa filiale Waymo.
Avec l’avènement de la navigation et du multimédia, les écrans tactiles garnissent les planches de bord, accompagnés de processeurs graphiques de plus en plus puissants. La plupart des fonctions sont à présent gérées par des calculateurs électroniques, dont on en compte plusieurs dizaines sur les véhicules actuels. « Nous avons vraiment conçu le Model S comme un ordinateur roulant très sophistiqué », proclame Elon Musk en mars 2015, « Tesla est, en grande partie, une entreprise de software de la Silicon Valley ». Le véhicule bénéficie d’une mise à jour à distance du logiciel, avec de nouvelles fonctionnalités, à l’instar de ce qu’Apple pratique sur ses iPhones. Ainsi, en octobre 2015, les clients de Tesla se voient-il proposer de télécharger la nouvelle version de l’OS – Operating System – de leur véhicule et une nouvelle fonctionnalité est au menu : « Votre Autopilot est arrivé », annonce le blog de la marque.
Vous ne pouvez pas juste appuyer sur un bouton et devenir une entreprise de software
Les malheurs de Volkswagen vers l’électrification sont exemplaires. « Nous avons peut-être sous-estimé l’ampleur de la tâche », reconnaît Karsten Michels, l’ingénieur en chef du projet chez Continental. C’est à ce fournisseur historique que Volkswagen avait demandé de coordonner les 19 partenaires impliqués dans le développement de l’ICAS1, le nouvel ordinateur central de l’ID3. Cette dépendance vis-à-vis des fournisseurs de premier rang est aujourd’hui remise en question. « Nous nous sommes tous plus ou moins endormis, et non seulement l’industrie automobile, mais en particulier les fournisseurs », dira Peter Mertens, l’ancien patron de la R & D chez Audi. « J’ai pris de mauvaises décisions. Nous avons trop fait confiance à nos fournisseurs, en espérant qu’ils allaient nous apporter la solution, d’une manière ou d’une autre. » Arrivé à la tête du groupe Volkswagen en avril 2018, Herbert Diess décide de développer 60 % du logiciel en interne dans sa nouvelle entité Car.Software qui regroupera 5 000 développeurs. De son côté, après le rachat des activités d’Intel en France en 2017, le Groupe Renault vient de créer sa Software Factory. Mercedes veut « remplacer les coûts des fournisseurs par des employés, des bâtiments et des coûts informatiques », comme l’annonce son patron, Ola Källenius. Pour sa future plateforme, le constructeur de Stuttgart développera le logiciel en interne, avec un nouveau partenaire, le concepteur de processus graphiques Nvidia. « La clé est de remplacer un ensemble de calculateurs éparpillés dans le véhicule, ainsi que des douzaines, voire des centaines d’applications, afin de tout centraliser », explique Danny Shapiro, patron de la division automotive de Nvidia. « Cela est extrêmement complexe avec une voiture. […] Vous ne pouvez pas juste appuyer sur un bouton et devenir une entreprise de software. »
“Tesla a pris plus de six ans d’avance sur ses concurrents allemands.”
Révolution culturelle
Sur ce terrain, Tesla a pris plus de six ans d’avance sur ses concurrents allemands avec le Model 3, sorti fin 2017. Quatre cartes électroniques centralisent la plupart des calculateurs du véhicule. Ainsi, la plupart des fonctions peuvent être programmées et reconfigurées à distance. Cette architecture, en totale rupture avec celle de ses concurrents, va progressivement être adoptée par l’ensemble des constructeurs. La voiture devient véritablement un ordinateur sur roues et sa conception évolue largement vers le développement logiciel. Cette voiture-ordinateur produit aussi des milliers de données, grâce aux nombreux capteurs, radars et autres caméras embarqués dans le véhicule. C’est ainsi que l’automobile entre dans l’ère de la donnée massive, le fameux big data. L’architecture centralisée et la connectivité, bientôt en 5G, permettent de faire remonter dans le cloud des volumes massifs de données qui vont alimenter la conception des véhicules. Ainsi Tesla utilise déjà les données des véhicules de ses clients pour mettre au point ses algorithmes de conduite automatique. La voiture pourra ainsi apprendre à partir de ses propres données, améliorer ses prestations et les personnaliser en connaissant mieux son conducteur. Les marques vont pouvoir proposer des services personnalisés de la maintenance, de l’assurance ou du financement, en s’appuyant sur la connaissance de l’usage réel du véhicule. Les villes pourront disposer en temps réel de données de circulation, tandis que les météorologistes sauront où il pleut en détectant l’activation des essuie-glaces.
Le nouveau pétrole de la voiture
La donnée est-elle un nouveau pétrole, un nouvel eldorado ? Les données constituent bel et bien un actif stratégique pour chaque constructeur qui seul en détient l’accès. Pour raffiner ce pétrole, il lui faut construire en interne des pipelines de traitement de données capables d’absorber en temps réel des millions de gigaoctets par jour. De solides compétences en data ingénierie et data science sont indispensables. Une révolution est en marche pour ces constructeurs qui doivent se transformer en entreprises de développement logiciel et devenir des data companies. Le défi est technologique, il est surtout culturel et humain. Pour attirer, développer, retenir les nouveaux talents, la culture d’entreprise doit s’adapter, se transformer en profondeur. Agilité, méritocratie, autonomie des équipes et des individus, apprentissage permanent, lignes hiérarchiques réduites sont les caractéristiques déterminantes dans les entreprises de la Tech.
Une transformation entamée
Les groupes de l’automobile ont d’abord cherché à créer de petites unités agiles et autonomes, afin de créer un environnement plus accueillant et proche des codes du monde de la Tech. Dans ce registre, Renault a lancé sa filiale Renault Digital, PSA a construit une Data Factory. Volkswagen et Mercedes ont créé des hubs de développement à Lisbonne, Berlin ou encore dans la Silicon Valley. L’idée est simple : aller chercher les talents là où ils se trouvent actuellement. Ces initiatives ont permis aux constructeurs d’amorcer leur transformation. Elles resteront pourtant sans impact durable, à moins de passer à l’échelle. Car c’est bien toute la culture de ces entreprises qui doit évoluer. En effet, le logiciel a ceci de particulier que les cycles de développement se raccourcissent drastiquement. Les décisions se prennent rapidement et les produits sont actualisés en permanence, par itérations successives, en s’appuyant sur le feedback en temps réel que permet la data. Dès lors, le management et les équipes dirigeantes doivent adapter leur style et leur mode de fonctionnement et accueillir des profils Tech qui intègrent cette culture et en maîtrisent les codes.
Les malheurs de VW
En septembre 2015, le Dieselgate frappe de plein fouet Volkswagen. Au premier plan de ce scandale, une affaire de logiciel truqué qui finira par coûter au groupe allemand plus de 30 milliards d’euros. Cette affaire met singulièrement en lumière l’importance qu’a prise le logiciel dans l’industrie automobile. Sous pression, l’entreprise décidera d’investir 50 milliards d’euros pour créer sa nouvelle plateforme électrique MEB – Modular electric drive matrix. Cinq ans après, les résultats sont mitigés. Certes Volkswagen a bondi au deuxième rang des ventes de véhicules électriques, juste derrière Tesla. Mais le lancement de l’ID3, le nouveau modèle électrique, a été retardé plusieurs fois à cause de retards successifs dans la mise au point du logiciel. Les premiers véhicules sortiront avec un logiciel incomplet, les clients devant effectuer une mise à jour après la livraison. Cette opération ne se fera pas à distance : les clients laisseront leur véhicule dans un atelier de la marque afin qu’il y passe la nuit…
Un nouveau monde
« Les constructeurs plus conventionnels doivent adapter leur approche, leur appareil productif, créatif, à un nouveau monde », résume le patron de Stellantis Carlos Tavares. « On accepte l’idée que le monde de l’automobile et de la mobilité va changer. Il faut qu’on se prépare à créer une entreprise qui est aujourd’hui un producteur de véhicules qui intègre de la technologie, à devenir une boîte Tech qui intègre des véhicules. Il faut pivoter », constate de son côté le nouveau patron du Groupe Renault, Luca de Meo. En 1999, lors d’une conférence au Comdex de Las Vegas, Bill Gates déclarait que « si General Motors avait continué à progresser comme l’industrie informatique l’a fait, nous conduirions tous des voitures qui coûteraient 25 $ et consommeraient 1⁄4 de litre aux 100 km. » Jack Welch, à l’époque patron de GM, General Motors, lui fit une réponse humoristique, déclarant que dans ce cas « la voiture tomberait en panne deux fois par jour sans raison apparente, l’airbag demanderait « Êtes-vous sûr ? » avant de se déclencher et vous auriez à appuyer sur « Démarrer » pour éteindre le moteur ». Cette anecdote est symptomatique de l’état d’esprit de deux mondes qui se sont longtemps ignorés. Aujourd’hui ces deux mondes apprennent à se connaître et à travailler ensemble pour créer le nouveau monde de la mobilité. Les ingénieurs en automobile, pétris de culture mécanique et adeptes du zéro défaut apprennent le code, le machine learning et le fail fast, learn fast. Les développeurs, de leur côté, apprivoisent les lourdeurs d’une industrie aux multiples contraintes, où le hardware reste essentiel.
Les cartes sont rebattues et de nouveaux acteurs apparaissent. Tandis que la Chine veut ravir à l’Allemagne le leadership automobile avec de nouvelles marques ambitieuses comme Nio ou Byton, la Silicon Valley finance un essaim de start-up autour de la mobilité. Apple serait en train de relancer son projet Titan pour développer son Apple Car que la rumeur annonce pour 2024. Amazon a investi avec Ford dans la start-up de véhicules électriques Rivian. Quant à Microsoft, il vient d’investir dans Cruise, la start-up de conduite autonome contrôlée par… General Motors. Ce paysage en mouvement offre peut-être une belle occasion pour l’industrie automobile française et la French Tech. Un écosystème très dynamique existe dans le pays autour du numérique et de la data. La créativité, l’innovation et le niveau technologique des ingénieurs français sont des atouts indéniables. De nouveaux business sont à inventer, de nouvelles marques peuvent exister.