Automobile et citoyens
Notre industrie automobile baigne aujourd’hui dans l’euphorie. Mois après mois sont annoncés des records de vente, corrélatifs de nos records de prospérité. Oublié le marasme commercial du milieu de la dernière décennie, le seul souci de nos producteurs est de faire face à la montée de la demande avec des outils qui n’étaient pas nécessairement préparés à une telle surcharge.
C’est que la place du transport dans l’économie des pays industrialisés demeure essentielle, avec quelque 10 % de l’emploi total : le seul chiffre d’affaires des constructeurs, qui emploient environ 8,5 % du personnel total de l’industrie manufacturière, est de l’ordre de 6 % du produit intérieur brut de l’Union européenne. L’industrie automobile est un puissant moteur de l’économie : la » balladurette » et la » jupette » n’avaient, dans des temps plus difficiles, pas d’autre raison d’être.
Moteur par sa nature, et puissant par notre irrésistible aspiration à la liberté de mouvement. »
Le marché des pays développés est un marché de renouvellement. » L’affirmation n’est pas infondée, mais mérite d’être nuancée, comme le montre le tableau ci-contre.
Ainsi, en douze ans, le nombre de voitures par habitant de ce marché européen » de renouvellement » devait croître de 30 %, soit 2,2 % par an. Pendant ce temps, la Chine et l’Inde stagnaient à des niveaux dérisoires – il est vrai que, pour combler le retard de leur motorisation moyenne par habitant par rapport à l’Union européenne, vingt années de la production mondiale de 1999 suffiraient…
Que conclure de ce rapide rappel, qui se veut seulement qualitatif ?
Que l’automobile est devenue pour chacun d’entre nous un élément inséparable de sa vie propre ; que l’industrie automobile est un élément majeur de notre prospérité économique ; que, à côté de marchés dits saturés, des marchés immenses restent ouverts à la mondialisation croissante de cette même industrie ; que, donc, tout va bien pour elle, comme pour chacun de nous muni de sa » bagnole « .
Et pourtant…
Et pourtant souvenons-nous que » les arbres ne montent pas jusqu’au ciel « , comme l’ont éprouvé voici un quart de siècle l’industrie pétrolière et l’industrie sidérurgique. » L’automobile encombre, l’automobile gêne notre vue et notre ouïe, l’automobile pollue l’air que nous respirons et réchauffe dangereusement notre atmosphère, l’automobile tue ; fermons nos villes à l’automobile, fermons nos routes aux poids lourds, défendons nos campagnes contre l’invasion du bitume « , c’est là un bruit de fond que nous ne pouvons ignorer, même si nous savons bien qu’après semblable discours l’orateur écologiste sautera dans son véhicule ou sur sa moto et rejoindra sa prochaine tribune à la vitesse de son gré et non pas à celle de la loi.
Certes, perdre un temps croissant dans des encombrements est désagréable, la pollution de nos villes n’est pas acceptable, le bruit d’un motard déchaîné sous nos fenêtres à 5 heures du matin est intolérable, le 14 juillet 1989 la vue d’un arrondissement de Paris vidé de toute circulation faisait rêver, et savoir qu’à chaque heure qui s’écoule une vie est sacrifiée sur la route est insupportable. Comment donc sauver notre liberté indissociable aujourd’hui de la voiture, tout en respectant celle des autres, leur confort – et le nôtre -, leur santé – et la nôtre -, leur vie – et la nôtre ?
» L’automobile nuit… »
Autrement dit, nous sommes des pollueurs.
Passons rapidement sur les pollutions liées à la production. Il s’agit d’un problème industriel classique, que les producteurs traitent et traiteront comme leurs collègues d’autres industries, tant au niveau des usines (émissions polluantes, notamment d’origine chimique, affectant l’air et l’eau) qu’à celui du recyclage des produits usagés. Seul subsistera le problème du citoyen qui effectue lui-même sa vidange…
Les pollutions liées à la circulation sont dues aux émissions gazeuses : pour simplifier, nous distinguerons les poisons (CO, SO2, NOx, particules), et les gaz à effet de serre (CO2).
Sur le plan des » poisons » aucune comparaison n’est possible entre la situation de la décennie 80 et celle des prochaines années, tant sont spectaculaires les réductions consécutives à la mise en place d’équipements adaptés et à l’évolution des moteurs. Reste que les techniques les plus économes en carburants posent des problèmes difficiles au niveau des émissions de » poisons » : faisons confiance aux constructeurs, qui ont réduit ces dernières émissions d’un facteur de 12 à 25 en trente ans.
Il en va de même sur le plan de la production de dioxyde de carbone. Il est beaucoup reproché aux transports de produire 20 % du CO2 mondial, un peu plus en Europe, entre 35 et 40 % en France. Mais le bon sens voudrait qu’on s’attaque d’abord aux productions de CO2 les plus faciles à réduire : recours étendu au gaz naturel, cofourniture d’énergie électrique et de chaleur, appel aux énergies renouvelables lorsque leur coût n’est pas prohibitif, c’est-à-dire d’abord à l’hydraulique et à l’énergie nucléaire. Le véhicule routier est tenu de transporter lui-même son énergie : il en réduira la consommation par ses techniques propres – rappelons que, grâce aux efforts constants dans ce sens, les véhicules européens sont les plus économes du monde (consommation moyenne : Europe, 7,3 l/100 km ; Japon, 7,5 l/100 km ; USA, 10,8 l/100 km) ; mais la mise en œuvre de sources alternatives à bord des véhicules – électricité, biomasse, voire piles à combustibles -, si elle doit avoir un effet bénéfique sur l’émission de » poisons » en ville, ne fera que déplacer la production de CO2 vers les usines d’électricité, de carburants d’origine agricole (nos moteurs ne se nourrissent pas directement de betterave ou de colza), ou d’électrolytes, sans résultat sensible sur l’effet de serre.
Nous entendrons parler, bien sûr, de remplacer la route par le fer : les ordres de grandeur en cause sont tels que les efforts les plus coûteux dans ce sens ne produiront, à vue humaine, que des résultats marginaux, sans commune mesure avec ce qui peut être gagné en remplaçant dans nos centrales le fuel par l’atome. Si, en France, la part relative des transports routiers dans la production de CO2 est de l’ordre d’une fois et demi ce qu’elle est en Europe, ce n’est évidement pas que les Français soient des agités de la route, mais bien parce que le pourcentage des autres sources s’est considérablement réduit chez nous grâce au recours massif à l’électricité d’origine nucléaire.
Une dernière remarque sur les problèmes évoqués ci-dessus. Ils se ramènent à une certaine recherche de la propreté et de la santé. Il est courant de dire que la santé n’a pas de prix ; il en va de même de la propreté. Malheureusement, tout a un prix. Nos ressources ne sont pas illimitées ; leur utilisation fait constamment l’objet d’arbitrages. Rien ne serait pire que de fonder de tels arbitrages, nécessairement politiques et traduits en coûts, sur des sentiments irraisonnés.
» On ne peut plus circuler… »
Là, notre liberté se heurte à celle des autres. C’est vrai, ou plutôt nous le ressentons comme tel, même si la durée moyenne de nos déplacements ne se modifie guère.
Il reste que l’encombrement des villes est considéré comme une nuisance, sans doute à juste titre.
Les réponses à ce problème sont multiples, et impliquent souvent des choix politiques difficiles. Notons seulement que le développement des transports en commun est une de ces réponses, sous la condition qu’il s’agisse là d’un véritable service public qui ne soit pas interruptible. La multiplication des taxis en est une autre.
De même, la réduction du bruit suppose que les règles existantes soient imposées à tous les usagers, et notamment aux motards.
Enfin, réduire la pénétration en ville de véhicules venant de la périphérie appelle le péage urbain. Nos élus savent tout cela : ne manque que l’action ; courage !
En attendant, les constructeurs développent des équipements d’information et de guidage de nature à améliorer le confort de la circulation en ville et sur route, équipements coûteux mais efficaces, et facteurs de sécurité – ce sera notre dernier chapitre, mais il est capital.
» L’automobile tue !… »
Eh oui, en 1999 dans notre doux pays, 125 000 accidents corporels, un peu plus de 8 000 tués et plus de 167 000 blessés. Bilan scandaleux, d’autant moins acceptable que la France est, dans ce domaine, championne d’Europe.
Trois facteurs dans ce bilan : le matériel, la route, les hommes.
Répartition des tués par réseau (en 1999) |
LES DOSSIERS DU CCFA, L’AUTOMOBILE CITOYENNE |
Le matériel d’abord : de longue date, les constructeurs français ont pris conscience de la gravité du phénomène et de la part qu’il leur fallait prendre dans le combat contre l’insécurité. En 1969, (environ 15 000 morts sur nos routes à cette époque pour un parc inférieur à la moitié du parc actuel), Renault et PSA créaient conjointement le LAB, laboratoire d’accidentologie et de biomécanique, dans le but d’analyser l’ensemble des facteurs d’accidents et de mettre à la disposition des constructeurs une banque de données d’une exceptionnelle richesse. Ce n’est pas ici le lieu de détailler les efforts accomplis dans ce sens : je me contenterai de renvoyer le lecteur à l’excellente brochure du Comité des Constructeurs français de l’automobile intitulée Automobile et Sécurité. Retenons que le LAB fait autorité dans le monde entier, et que le véhicule de l’an 2000, fruit de ses leçons, ne ressemble que de très loin, sur le plan de la sécurité active et passive, à celui d’il y a vingt ans.
La route ensuite : nos ingénieurs des ponts et chaussées connaissent les statistiques. Dans la mesure des crédits dont ils disposent, ils multiplient les ronds-points, développent le réseau autoroutier, luttent contre le maintien des obstacles fixes au bord des routes. Encore faut-il que des objections » écologiques » ne leur soient pas opposées, qui oublient de quel prix en vies humaines se paye la prise en compte de telles objections, loin du » principe de précaution « …
Restent les hommes. Et là, il nous faut bien revenir sur la triste exception française, telle que la traduisent les statistiques européennes.
Alcool, vitesse, indiscipline : les éléments de cette » exception française » sont connus. Ne sommes-nous pas trop intelligents pour respecter littéralement la loi ? Ne se trouve-t-il pas, dans les kiosques, des publications périodiques qui consacrent de longues pages à la critique de nos règlements de circulation et à la façon de les tourner, voire de les violer impunément ? Et le mépris de ces règlements, constaté quotidiennement dans les détails, souvent exaspérants, de la circulation urbaine, ne nous incite-t-il pas à généraliser par notre comportement ce refus de toute organisation de la circulation ?
Il est, me semble-t-il, temps de mettre un terme à un désordre qu’aucune préoccupation électorale ne saurait excuser. La loi est bonne ou mauvaise, mais elle est la loi. Que ceux qui ne la goûtent pas militent pour sa réforme : c’est leur droit. Mais qu’en attendant ils l’appliquent, de gré ou de force : c’est là leur devoir, sans lequel il n’y a pas de vie en société possible, et c’est le devoir de l’État de le leur imposer.
Liberté, mais civisme !
Dans les premières lignes de ce texte, j’ai parlé du lien quasi organique entre automobile et liberté. C’est là un des éléments de la fierté de tous ceux qui œuvrent dans cette merveilleuse industrie ; je l’ai profondément ressenti moi-même lorsque j’ai été appelé à diriger Renault à la suite du drame que l’on sait.
Dois-je avouer que, avec l’âge et le recul que me donnent les huit années passées loin de cette industrie, j’en viens à m’interroger sur la qualité de cette liberté-là ? Notre vie sociale va se détériorant, l’irrespect et le mépris de l’autre deviennent la règle, et nous voyons disparaître progressivement ces éléments essentiels du comportement envers les autres, envers notre État démocratique, envers ses lois comme envers ses règles non écrites, qui constituent ce que je voudrais pouvoir appeler encore sans crainte du ridicule » le civisme « . Et je me demande avec inquiétude si l’automobile, ce merveilleux outil de bonheur et de liberté, ne nous encourage pas, par l’isolement dans lequel elle confine son conducteur et par la puissance qu’elle lui confère, allant même jusqu’à un véritable permis de tuer – que l’on considère seulement les peines dérisoires, au regard des malheurs qu’elles sanctionnent, qui frappent les conducteurs coupables d’homicides par imprudence ! – à oublier que, en même temps que des hommes libres, nous devons être aussi des citoyens.
L’automobile citoyenne
Tel est le sous-titre du document du CCFA cité plus haut. Citoyenne pour nos ingénieurs, ceux des routes comme ceux des voitures – c’est déjà le cas -, que l’automobile soit aussi, chers camarades et chers lecteurs, citoyenne par et pour chacun d’entre nous !