Autoportraits ?
Chercher derrière les notes : la tentation est grande, pour certains, d’essayer de percer le mécanisme de l’inspiration musicale. Mozart était-il poursuivi par l’idée de la mort quand il composa le Requiem, Chostakovitch désespéré lorsqu’il écrivit son Trio en mi mineur ? Quelles amours, quels enthousiasmes, quelles souffrances ? Malgré les explications parfois laborieuses des musicologues, cette quête est souvent vaine, voire aberrante : que vous chaut, ami lecteur, que Beethoven se soit disputé avec sa gouvernante (sic) lorsqu’il écrivit le fameux “ Muss es sein ? es muss sein ! ” en exergue d’un quatuor ?
En outre, dans nombre de cas, il vaut mieux ne pas chercher à savoir, sous peine d’être atterré par la banalité du contexte psychologique (chez Richard Strauss, par exemple). Et si l’essentiel des préoccupations des compositeurs n’était que de technique musicale, et d’engagements matériels auprès d’un éditeur ou d’un organisateur de concerts ? Au total, cette recherche ne se justifie guère que si elle s’apparente à un jeu : aucune composition n’est réellement un autoportrait.
Brahms
La musique et la vie de Brahms ont été suffisamment tourmentées et interpénétrées pour que le jeu, ici, semble facile, en particulier pour sa musique de chambre. Et pourtant, les trois Trios ne semblent avoir pu être conçus que dans des périodes d’euphorie et d’équilibre, tant ils respirent – pour l’auditeur – la plénitude, la tendresse, la joie de vivre. Renaud et Gautier Capuçon, que l’on avait découverts avec l’enregistrement inégalé du Trio de Ravel (2001) avec le pianiste Franck Braley jouent ici avec Nicolas Angelich1 : c’est rond, lumineux, parfait, un bonheur total.
Le jeune Quatuor Belcea, bien connu des aficionados du festival des Quatuors du Luberon, vient d’enregistrer le Quatuor n° 1 et le Quintette n° 2 (avec Thomas Kakuska, l’altiste des Alban Berg)2, deux œuvres débordantes d’énergie. Si le Quintette est d’inspiration presque bucolique, le Quatuor est parfaitement tourmenté, archétype de la musique de chambre romantique, les deux merveilleusement écrits. Le Quatuor Belcea, qui a travaillé avec les Alban Berg, a déjà atteint ce niveau de maturité d’exécution que seuls ont en général les ensembles de vieille réputation, avec une pâte musicale d’une homogénéité et d’une finesse exceptionnelles.
L’Orfeo
On parle beaucoup en ce moment de l’Orfeo de Monteverdi, le premier grand opéra de l’histoire (1607), et nul ne s’interroge, Dieu merci, sur la vie privée de Monteverdi, les musiciens de l’époque, tout comme les acteurs et les domestiques, n’étant pas supposés avoir de vie privée. L’Orfeo peut être imposant et ennuyeux, comme tous les monuments historiques, mais devient passionnant – comme toute tragédie classique – s’il est dépouillé de sa gangue, et si l’équipe qui le réalise cherche à recréer la tension dramatique et à lui conférer cette qualité d’œuvre novatrice et stupéfiante qui furent les siennes à l’époque. C’est le cas avec l’excellent ensemble français Le Concert d’Astrée que dirige Emmanuelle Haïm, grâce à un travail exceptionnellement approfondi, grâce aussi à une pléiade de solistes parmi lesquels Natalie Dessay et, en Orphée, le fabuleux Ian Bostridge, aussi “ en situation ” dans Monteverdi que dans la Passion selon saint Jean ou les mélodies de Noël Coward3.
Semele
En 1743, la forme de l’opera seria est bien établie, et Haendel, pour composer Semele sur un livret adapté des Métamorphoses d’Ovide, cherche vraisemblablement plus à plaire aux bourgeois londoniens assez incultes qui constituent son public qu’à suivre une inspiration qui serait liée à ses états d’âme du moment. Semele, qui suit de peu le Messie, n’en est pas moins d’une facture exquise, airs et chorals, proche de celle de ses oratorios. L’ensemble français Opera Fuoco, dont il faut saluer ici le premier enregistrement4, dirigé par David Stern, entend se consacrer à l’innovation en art lyrique en plaçant le texte au cœur de sa démarche et en privilégiant le contenu dramatique. L’expérience est ici réussie, avec des solistes de première grandeur dont l’excellente (et très belle) soprano Danielle de Niese.
Le Romancero Gitan
Si vous connaissez ce cycle de poèmes de Federico Garcia Lorca, vous le tenez certainement pour un des sommets de la poésie espagnole. Mettre en musique Muerte de Antonio el Camborio, La casada infiel, ou Romance de la luna, luna, est une gageure à laquelle s’est attelé le guitariste catalan Vicente Pradal. Comme on voit mal les textes de Lorca chantés par des solistes patentés accompagnés par des instrumentistes classiques, Pradal a fait appel à dix chanteurs et musiciens flamencos parmi lesquels Luis de Almeria, pour lesquels il a écrit une musique proche de la tradition flamenca5. Le résultat est bien dans l’esprit de Lorca, dur, rugueux, lumineux, pas assez violent parfois. Ici, on sait quel était l’esprit de Lorca, lorsqu’il a écrit le Romancero Gitan, dont il a voulu faire un cri de révolte “ contre la barbarie subie par les Gitans andalous, un pamphlet contre toutes les barbaries, tous les pogroms”, quelques années avant d’être exécuté par la garde civile en 1936.
Le disque du mois
Même si vous n’êtes pas un fanatique de la musique contemporaine, vous connaissez sûrement Luc Ferrari, qui fut un compagnon de notre camarade Pierre Schaeffer au Groupe de recherche musicale de l’ORTF. Ferrari n’est pas un théoricien rigide et sectaire, à la différence d’autres, et sa musique se caractérise par la fraîcheur, l’humour, la poésie évocatrice. L’ensemble instrumental Ars Nova, Michel Maurer au piano et Françoise Rivalland aux percussions ont enregistré 36 enfilades pour piano et magnétophone et Jeu du hasard et de la détermination6. Si vous avez aimé l’exquis Presque rien, des années soixante, qui concentrait, si notre mémoire est bonne, en un paysage sonore l’enregistrement des bruits d’une journée sur un bord de mer, vous aimerez ces pièces ultrabrèves, bien écrites pour la partie instrumentale, et qui évoqueront peut-être pour vous des instants dont vous seul, cette fois, aurez la clé.
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1. 1 CD VIRGIN 5 45653 2.
2. 1 CD EMI 5 57662 2.
3. 2 CD VIRGIN 5 45642 2.
4. 2 CD PIERRE VERANY PV 704021⁄2.
5. 1 CD VIRGIN 5 45638 2.
6. 1 CD L’EMPREINTE DIGITALE ED 13171.