Autour de Charles de FREYCINET
Fondé sur les actes d’un colloque tenu à Montluçon en 2014, ce bulletin de la Sabix fait revivre une personnalité exceptionnelle injustement tombée dans l’oubli, tout en éclairant la position spécifique des ingénieurs dans la vie politique.
Encore aujourd’hui, on parle d’une « freycinet » pour désigner une péniche au gabarit Freycinet. Mais qui, en dehors de quelques spécialistes, connaît vraiment celui qui a fait adopter cette norme pour la taille des écluses ?
Pourtant, Charles-Louis de Saulses de Freycinet (1828−1923, X 1846) a connu une existence d’une intensité hors du commun.
Dès l’âge de vingt ans, durant sa scolarité à l’École polytechnique, il participe à la Révolution de 1848 où il est remarqué par Lamartine. Le calme revenu, il travaille dans l’administration des Mines, puis devient pendant quelques années chef de l’exploitation de la Compagnie des chemins de fer du Midi.
De retour dans l’administration en 1861, il développe des thèses visionnaires en matière de protection de l’environnement. En 1869, son rapport sur le travail des femmes et des enfants en Angleterre reçoit un prix de l’Académie des sciences morales.
À la fin de la guerre de 1870, on le retrouve auprès de Gambetta qui le nomme d’abord préfet du Tarn-et-Garonne, puis délégué auprès du département de la guerre, chargé de coordonner les aspects logistiques. Il joue alors un rôle essentiel dans la remise sur pied de l’armée française après la défaite de Sedan.
Il devient ensuite journaliste, tout en exploitant un haut-fourneau et une forge, et entre en politique. Véritable homme-orchestre de la Troisième République, il est, entre 1877 et 1916, quatre fois président du Conseil, sept fois ministre de la Guerre, quatre fois ministre des Affaires étrangères et deux fois ministre des Travaux publics.
Entretemps, il trouve le moyen de rédiger de multiples ouvrages sur les sujets les plus divers, ce qui lui vaut de devenir membre de l’Académie des sciences, puis de l’Académie française.
On peut largement lui attribuer la bonne tenue de nos troupes lors de la Première Guerre mondiale.
Ainsi, le maréchal Foch a déclaré dans un éloge funèbre : « Freycinet a été et reste à mes yeux, je n’hésite pas à le dire, le plus grand ministre de la Guerre de la République française avant 1914. »
Pour sa part, Georges Clemenceau, qui avait pourtant souvent la dent dure, a pu écrire : « C’est une intelligence puissante. Son rôle a été grand ; plus qu’on ne le sait. »
Comment peut-on alors expliquer qu’un homme ayant reçu de tels témoignages d’estime de la part de ses contemporains, ayant connu une existence aussi exceptionnelle, soit aujourd’hui retombé dans un quasi-anonymat ?
L’un des auteurs de ce bulletin formule une hypothèse fort séduisante : alors que les politiciens exagèrent volontiers leur rôle personnel et leur indépendance par rapport aux contingences de toute nature, les ingénieurs ont souvent tendance à se voir comme de simples courroies de transmission anonymes entre théorie et pratique, minimisant à l’excès leur contribution propre.
Tel semble avoir été le cas de Freycinet, homme d’une telle modestie que les journalistes politiques l’avaient surnommé « la souris blanche »…