Avant la rentrée
Bach hier et aujourd’hui
Bach hier et aujourd’hui
Karajan enregistre en 1952 la Messe en si avec le Philharmonia et une distribution de rêve (pour un opéra) : Elisabeth Schwarzkopf, Nicolaï Gedda, Heinz Rehfuss1. Une version grandiose, romantique, presque dramatique, aux antipodes de la version baroque de Tom Koopman, et qui rappelle celle qu’utilisa Béjart pour Notre Faust. Dans le même coffret, un incunable : un extrait d’une répétition de la même œuvre en 1950, toujours dirigée par Karajan, avec la légendaire Kathleen Ferrier.
Les Sonates pour violon et clavier datent de la période dorée de Cöthen. Blandine Rannou au clavecin et Florence Malgoire en donnent une belle interprétation, polyphonique et charnue2, mieux adaptée, en définitive, à ces œuvres sensuelles d’une période heureuse et féconde, que des versions plus austères comme celle de Menuhin et Glenn Gould.
Jouer les Variations Goldberg à l’orgue est une gageure, tant ces pièces sont marquées par le clavecin, pour lequel elles ont été écrites, et le piano, sur lequel elles sont le plus souvent jouées aujourd’hui. La transcription pour orgue que propose Erik Feller3, très “ orchestrée ”, réjouira les amoureux de cet instrument aux timbres riches et fera grincer des dents ceux pour qui les versions abstraites type Glenn Gould constituent le modèle insurpassé.
Symphonies
Le XIXe siècle n’a guère vu d’évolution en musique avant la fin des années 1880. Et Dvorak utilise en 1894 pour sa 9e Symphonie (Du Nouveau Monde) le même langage que Beethoven, l’année où Debussy compose le Prélude à l’après-midi d’un faune. Et alors ? L’idée selon laquelle on doit innover à tout prix en art est récente. Et si vous aimez les symphonies romantiques bien écrites, écoutez les neuf Symphonies de Dvorak, dans l’intégrale par la Staatskapelle Berlin, dirigée par Otmar Suitner et enregistrée au début des années 19804. Les premières sont rarement jouées, et c’est dommage : cela vaut bien Bruckner, et c’est bien mieux que Saint-Saëns. À la même époque, les mêmes ont enregistré les quatre Symphonies de Brahms5 : une écoute comparée avec les interprétations de Barenboïm, Mehta, Bernstein, Furtwängler montre que la version Suitner a du souffle, est bien enregistrée, et n’a rien à leur envier.
Du souffle : c’est aussi ce que l’on peut dire de la musique symphonique d’Aubert Lemeland, compositeur français contemporain dont Skarbo, l’éditeur dirigé par notre camarade Jean-Pierre Férey, publie les 8e et 9e Symphonies, ainsi que “… In ricordo Arturo Toscanini ” et Battle Pieces pour piano et orchestre (avec J.-P. Férey au piano), par l’Orquestra Nacional do Porto, dirigé par Marc Tardue6. C’est une musique polytonale, remarquablement orchestrée, qui donne la priorité à la couleur, et dont le style la situe, pour fixer les idées, entre Roussel, Barber et Britten.
Quatuors
Ce sont précisément les trois Quatuors de Britten qu’a enregistrés le Quatuor Belcea, avec trois Divertimenti pour quatuor7. Comme pour beaucoup de compositeurs depuis Beethoven, Britten a mis dans ses quatuors la quintessence de son art. C’est subtil, très concentré et très fort, comme un whisky pur malt dont on n’a pas rééquilibré avec de l’eau la teneur en alcool après son vieillissement en fût. Mais c’est aussi une musique sans issue, désespérée. Les Quatuors de Chostakovitch, dont le Quatuor Debussy poursuit l’enregistrement de l’intégrale avec les n° 2 et 148, sont généralement moins intellectuels, plus “ au premier degré ”, et souvent tourmentés. Les quatuors 2 et 14, que séparent trente ans d’une existence souvent difficile, sont foisonnants, jaillissants, débordants de joie créatrice, dans une écriture classique : une belle musique de vie.
Le Quatuor Psophos, né à Lyon en 1997, a remporté tous les concours et il est désormais célèbre dans le monde entier. Les quatre belles jeunes femmes qui le composent jouent les trois Quatuors de Maurice Ohana9, qui rompent avec l’écriture classique et exploitent toutes les possibilités des trois instruments pour trouver des sons nouveaux : une musique sensuelle et onirique, hors tradition.
Les Quatuors de Glazounov marquent, eux, l’aboutissement et le sommet de l’écriture classique et tonale et de l’esprit russe, dans la lignée de Borodine et Tchaïkovski. Le Utrecht String Quartet a enregistré les n° 2 et 4, des années 1880–1890, et l’Élégie de 192810. Prenez une bouteille d’une bonne vodka, des zakouskis, invitez quelques amis chers et peu bavards, et laissez-vous gagner par ces mélodies superbes, ces structures harmoniques raffinées : vous êtes dans un salon bourgeois de Saint- Pétersbourg, mais Fauré et Proust ne sont pas loin.
Musique de chambre
L’amitié ajoute à la musique une dimension supplémentaire. C’est précisément de quelques amis que Martha Argerich s’entoure au Festival de Lugano, et elle a de très bons amis : Yefim Bronfman, Maxim Vengerov, Renaud et Gautier Capuçon, Lilya Zilberstein, Mark Drobinsky, entre autres, ont enregistré “ live ” la Symphonie classique de Prokofiev et la Suite Casse-Noisettes de Tchaïkovski (transcriptions à deux pianos), la 3e Sonate pour violon et piano de Brahms, la 1re de Schumann, le Trio n° 1 de Schubert, le 2e Trio de Chostakovitch, le Quintette pour piano et cordes de Schumann, et le 2e Quatuor avec piano de Dvorak11. L’atmosphère heureuse et détendue des festivals, le caractère irremplaçable du concert (l’équivalent musical d’un repas préparé avec des produits frais), où les musiciens stimulés par la présence du public et l’impossibilité de se reprendre se donnent à fond, confèrent à ces enregistrements une qualité d’autant plus unique que les interprètes sont hors pair et d’une exigence rigoureuse (alors que, souvent, les musiciens des festivals profitent d’un public euphorique porté à l’indulgence pour se laisser aller à l’à‑peu-près).
Trois compositeurs français à découvrir : Georges Onslow (1784−1853), dont les Quintettes pour cordes 7 et 8, par Le Salon Romantique12, sont romantiques et bien écrits ; André Caplet (1878−1925), dont le Miroir de Jésus, pour soprano et ensemble de chambre, homologue musical de Puvis de Chavannes, est enregistré en première mondiale13 ; enfin Jean-Michel Damase (né en 1928), qui a enregistré avec un quatuor à vent quatre de ses œuvres14, pièces exquises dans la double lignée de Ravel et Poulenc.
P. S. : on s’en voudrait de ne pas saluer les 16 standards joliment enlevés de Any Time, le dernier disque des Dixieland Seniors15, issus de la promo 1945, qui firent merveille au concert Jazz X de 2004 avec leur joie de vivre et de jouer communicative, et que vous pouvez entendre le 3e mercredi de chaque mois au Petit Journal Saint- Michel. ■
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1. 2 CD EMI 5 86838 2.
2. 2 CD ZIG ZAG ZZT 060801.
3. 1 CD ARION ARN 68673.
4. 5 CD EDEL 0002782CCC.
5. 3 CD EDEL 0013502BC.
6. 1 CD SKARBO DSK 3046.
7. 2 CD EMI 5 57968 2.
8. 1 CD ARION ARN 68674.
9. 1 CD AR-RE-SE 2004–7.
10. 1 CD MDG 603 1237–2.v 11. 3 CD EMI 4 76871 2.
12. 1 CD PIERRE VERANY PV 705051.
13. 1 CD ACCORD 476 742 8.
14. 1 CD PIERRE VERANY PV 705041.
15. 1 CD DIXIE 2 c/o F. Mayer (X 45).