Avant la rentrée
Saint-Pétersbourg ou Leningrad
Saint-Pétersbourg ou Leningrad
On aura beaucoup parlé de Saint-Pétersbourg en cette année du tricentenaire, et Valery Guerguiev, l’omniprésent directeur du Théâtre Mariinsky (ex-Kirov), aura dirigé maint concert et opéra dans la ville rénovée ; mais pas la 7e symphonie de Chostakovitch, dite Leningrad, que nous eûmes la chance d’entendre in situ dirigée par Guerguiev en 2001, et qui fut enregistrée “ live ” quelques mois plus tard par le même avec le Philharmonique de Rotterdam1. Cette symphonie fut écrite pendant le siège de Leningrad (1941−1943) et créée à Leningrad même, en plein siège, en juillet 1942.
Chostakovitch était, on le sait, sur le fil du rasoir avec le régime de Staline, tenant un équilibre instable entre les exigences de la culture officielle et ses propres aspirations. Mais là, il n’eut pas à ruser, et le résultat est une oeuvre que l’on peut placer sans hésitation au même niveau que la Symphonie fantastique de Berlioz, la 6e de Mahler, la 8e de Bruckner, la 3e de Beethoven : une oeuvre profondément émouvante, enthousiasmante – écoutez le lent crescendo de la marche du 1er mouvement – et que Guerguiev dirige avec la même fougue communicative que Bernstein dirigeant Mahler.
Perahia, Brendel, Duchâble
La mode est aux pianistes jeunes, russes de préférence, à la technique d’acier, courant de concert en festival, si bien médiatisés qu’ils en arrivent à occuper tout l’espace musical. Mais par moments des interprètes plus mûrs, plus rares et discrets, qui n’ont plus à prouver qu’ils sont les plus grands, viennent nous livrer le résultat de longues années de pratique d’un compositeur, d’une oeuvre. Et c’est l’enchantement de l’évidence : bien sûr, c’est comme cela qu’il faut jouer, qu’il fallait jouer, depuis toujours. Alfred Brendel joue ainsi trois Sonates de Mozart, fa majeur, la mineur, ré majeur, et le plus lumineux des petits chefs‑d’oeuvre de Mozart, la Fantaisie en ré mineur2. Le jeu est fluide, sans aucun excès, sans aucune sollicitation, ni préromantique, ni mécanique brillante à la Scarlatti, toute l’interprétation résidant dans les infinies nuances du toucher.
Murray Perahia a enregistré les trois dernières Sonates de Schubert, écrites dans l’année qui a précédé sa mort, trois oeuvres, contemporaines du Winterreise, qui se distinguent de toute la musique de piano de Schubert qui les a précédées par leur complexité et leur caractère sombre et énigmatique3. C’est sans doute là ce que Schubert a écrit de plus fort, avec le Quintette pour cordes, loin de ses facilités parfois un peu mièvres. Les pianistes les jouent souvent en forçant le trait, comme s’il s’agissait de Sonates de Beethoven. Avec Perahia, rien de tout cela : c’est la sérénité et la lumière qui dominent, comme dans Bach. L’écoute de ces oeuvres, qui d’ordinaire vous bouleverse, vous laisse ici avec un sentiment de grande plénitude, comme si Schubert avait transcendé les misères de sa pauvre vie pour atteindre, in fine, au nirvana.
François-René Duchâble, las des tournées de concerts, nous tire sa révérence, et l’on peut se consoler en écoutant ce pianiste flamboyant… et français jouer Liszt4 comme personne aujourd’hui : Funérailles, Consolation n° 3, la Ballade n° 2, parmi des pièces plus connues (comme Méphisto-Valse), témoignent que Liszt fut l’inventeur de la musique moderne de piano et le précurseur de Bartok et Prokofiev, entre autres.
Schumann, Brahms
Sous le titre Clara Schumann et son temps5 sont repris en CD des enregistrements des années 1970–1980 par Christian Ivaldi et Jean Martin : de Schumann la 1re Sonate et les Impromptus op.5, de Brahms la Sonate n° 2, un Scherzo, et les Variations sur un thème de Schumann, de Clara Schumann, enfin, un ensemble de pièces dont les Variations op. 20, des Romances, et les Pièces fugitives op. 15. Cet enregistrement témoigne que Clara Schumann était aussi un compositeur, inégal mais parfois génial (les Variations), et surtout, il montre l’extraordinaire interpénétration des musiques de trois êtres qui, dans les années 1850, étaient étroitement liés.
Martha Argerich se consacre désormais à la musique de chambre et aux jeunes interprètes. Un disque récent présente la Sonate de Brahms pour deux pianos (qui devait donner naissance au Quintette pour piano et cordes) avec la jeune pianiste russe Lilya Zilberstein et le Trio n° 1 de Mendelssohn6 avec les frères Capuçon. Il y aurait beaucoup à dire sur le pouvoir magique d’entraînement qu’exerce un maître sur ses disciples doués (on n’oubliera jamais le Double concerto de Bach par Menuhin et Enesco). Dans ces deux oeuvres culte de la musique de chambre, la magie opère et c’est le bonheur total.
Autre interprète jeune : le pianiste allemand Peter Floer, acteur-danseur-compositeur, etc., qui a enregistré, sur le même disque que les Tableaux d’une exposition de Moussorgski, les Davidsbündlertänze, l’une des oeuvres les plus étranges et les plus intéressantes de Schumann7.
Andrés Segovia
Certes, Segovia, mort en 1987 à 94 ans, est une institution légendaire : sans lui, la guitare classique ne serait pas ce qu’elle est aujourd’hui. Mais Segovia a été, ou plutôt est, grâce au disque, bien plus que cela : un de ces rares interprètes sans lesquels notre vie ne serait pas ce qu’elle est. Des enregistrements des années 1954 à 1970, pour moitié de pièces de musique espagnole écrites pour la guitare – Sor, Ponce, Turina… – pour le reste de transcriptions de pièces pour clavier ou cordes, de Bach à Debussy, sont publiés en CD 8. Technique hors pair, toucher d’une extrême finesse, tout cela s’oublie dans une écoute qui nous transporte au septième ciel : une merveille absolue.
Le disque du mois
Yo-Yo Ma est de ces rares musiciens qui, pourtant jeunes encore, ont approfondi toutes musiques, en ont extrait la quintessence, et sont disponibles pour toutes les aventures musicales. Il se lance ainsi dans l’exploration de la musique brésilienne populaire, celle de Carlos Jobim et de Baden Powell. Toutes les craintes étaient permises, comme lorsque tel pianiste indiscutable entreprit de jouer des tangos argentins – et ce fut dommage – ou telle grande soprano de chanter Gershwin, et ce fut pire.<p>Eh bien, ici, c’est la divine surprise : entouré d’excellents musiciens brésiliens – guitare, basse, percussion, piano, clarinette – Yo-Yo Ma nous donne un des plus beaux disques qu’il ait jamais enregistrés9. Comment un violoncelliste classique, d’origine chinoise, a‑t-il pu épouser les styles subtils des sambas et bossas-novas, et se fondre dans un ensemble rompu aux infinies nuances des décalages de rythme ? Mystère. Mais oubliez vos questions, installez-vous sur un sofa avec, à proximité, un bol de bon punch, et laissez-vous aller.
Claude Abadie
Tous les X qui aiment le jazz connaissent le Tentette de Claude Abadie. Notre clarinettiste de camarade, toujours aussi jeune, extrait de trente ans d’archives sonores une série de CD dont le premier vient de paraître10. Très ellingtonien, il s’ouvre sur un superbe Prelude to a kiss, arrangement d’Abadie (comme la plupart des arrangements du disque), et se poursuit par des thèmes d’Horace Silver, Jerry Mulligan, Quincy Jones, Thelonious Monk, etc. Boris Vian évoquait déjà Claude Abadie et son orchestre dans Vercoquin et le Plancton. Sa musique n’a pas pris une ride, et vous pourrez vous en rendre compte en allant écouter le Tentette le 5 décembre prochain au Petit Journal Montparnasse. En attendant, bonne rentrée à tous, avec beaucoup de musique !
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1. 1 CD PHILIPS 470 845 2.
2. 1 CD PHILIPS 472 689 2.
3. 2 CD SONY S2K 87706.
4. 1 CD VIRGIN 5 45573 2.
5. 2 CD ARION ARN 268603.
6. 1 CD EMI 5 57468 2.
7. 1 CD PAN 510 161.
8. 2 CD DGG 471 697 2.
9. 1 CD SONY SK 89935.
10. 1 CD chez C. ABADIE, 16, domaine des Hocquettes, 92150 Suresnes.