Avant-propos
Les véritables avantages du libre-échange doivent être cherchés dans des accords multilatéraux et non dans des accords bilatéraux qui, tout en levant certains obstacles, en créent d’autres plus gênants, y compris pour les signataires des accords.
Par ailleurs, si toutes les nations sont gagnantes à l’échange multilatéral, rien ne garantit que tous les individus composant ces nations eux aussi soient spontanément gagnants. Il y a des perdants et des gagnants, et les perdants sont plutôt du côté du travail et les gagnants du côté du capital.
« Under a system of perfectly free commerce, each country naturally devotes it capital and labour to such employments as are most beneficial to each. The pursuit of individual advantage is admirably connected with the universal good of the whole. »
David Ricardo, 1817
Si non seulement le commerce à l’intérieur des nations et entre nations est parfaitement libre, mais si en outre il n’y a pas dans les économies impliquées de distorsions comme, par exemple, des obstacles à la concurrence, des gaspillages de ressources (naturelles en particulier), des subventions publiques faussant les prix, etc., alors la première phrase de Ricardo n’est pas moins pertinente aujourd’hui qu’elle l’était dans l’Europe du début du XIXe siècle. Elle implique que les véritables avantages du libre-échange doivent être cherchés dans des accords multilatéraux (aujourd’hui sous l’égide de l’Organisation mondiale du commerce), et non dans des accords bilatéraux qui, tout en levant certains obstacles, en créent d’autres plus gênants, y compris pour les signataires des accords. C’est ce que Patrick Messerlin analyse et établit dans son article.
La seconde phrase de Ricardo est beaucoup plus ambiguë. Comme le souligne Joseph Stiglitz dans son article si toutes les nations sont gagnantes à l’échange multilatéral, au moins dans les conditions idéales rappelées ci-dessus, rien ne garantit que tous les individus composant ces nations eux aussi soient spontanément gagnants. Il y a des perdants et des gagnants, et comme le rappelle Stiglitz les perdants sont plutôt du côté du travail et les gagnants du côté du capital. Perdants et gagnants sont identifiés par Larry Summers, ancien secrétaire au Trésor de l’Administration Clinton, et professeur à Harvard, dans un article publié dans le Financial Times du 30 octobre 2006 (The Global Middle Cries out for Reassurance) : « The economic logic of free, globalised, technologically sophisticated capitalism may well be to shift more wealth to the very richest and some of the very poorest in the world, while squeezing people in the middle. »
C’est effectivement ce qu’on observe depuis une vingtaine d’années : des centaines de millions d’Asiatiques sont sortis de la pauvreté ou au moins, pour une partie d’entre eux, de la pauvreté extrême, tandis qu’on a assisté en Amérique et en Europe à un formidable transfert de revenus depuis ceux qui vendent (ou cherchent à vendre) un travail peu ou moyennement qualifié vers ceux qui vendent un travail très qualifié (en particulier de gestion) et ceux qui possèdent le capital : c’est presque 10 % de la totalité des revenus qui ont ainsi été transférés, l’effet se répétant évidemment année après année.
Cependant, ces transferts sont dus à la fois à la mondialisation des échanges et aux transformations technologiques, mises en œuvre dans le contexte de mondialisation (en particulier les technologies de l’information et de la communication, et les transports maritimes). L’effectif de l’armée de réserve, pour reprendre l’expression de Karl Marx, que le capital peut progressivement mobiliser est de l’ordre de 2,5 milliards d’individus ; cela déprécie évidemment les travailleurs américains et européens, d’abord les plus substituables, puis les autres par contagion de la concurrence pour occuper les emplois qui n’ont pas encore été délocalisés ou ne peuvent pas l’être ; n’y échappent que ceux qui d’une manière ou d’une autre sont irremplaçables, les plus favorisés étant ceux que le fonctionnement mondialisé de l’économie rend encore plus recherchés qu’auparavant.
Ce sont souvent les mêmes que les transformations technologiques d’une part, la mondialisation des échanges d’autre part, tendent à défavoriser ou au contraire à favoriser. Les transformations technologiques défavorisent en effet les travailleurs auxquels les nouvelles technologies se substituent, et plus généralement ceux dont les précédents, une fois licenciés, peuvent prendre la place ; elles favorisent ceux dont les compétences à la fois sont difficiles à acquérir et sont complémentaires des nouvelles technologies ; enfin, les nouvelles technologies confèrent au capital une augmentation nette de valeur. Jusqu’à présent il n’a pas été possible de déterminer les parts de responsabilité respectives de la mondialisation des échanges et des transformations technologiques dans la nouvelle structure de distribution des revenus (en y intégrant bien sûr les effets de la redistribution des emplois, et notamment des pertes d’emploi).
Il n’y a en revanche guère de doute quant à la responsabilité de la mondialisation des échanges dans l’aggravation de la pauvreté au sein des pays les plus pauvres, africains en particulier. Ricardo ferait immédiatement observer que ce n’est pas le fait de la libération des échanges, mais d’une mondialisation qui expose les économies des pays pauvres à une concurrence manipulée par les pays riches. Jean-Marie Fardeau montre comment cela a entraîné misère rurale, émigration vers des bidonvilles en constante croissance, et déstructuration des sociétés concernées ; il indique aussi des voies de sortie de cette situation. L’une d’elles, sans doute pas prioritaire, mais très importante en deuxième ligne, est analysée par Serge Tchuruk.
Bien que la situation en Afrique représente sans doute l’échec le plus grave – échec auquel ont contribué la Banque mondiale et le Fonds monétaire international – de la mondialisation des échanges, il ne la menace guère. La sensibilité des élus américains à la frustration des classes moyennes pourrait avoir plus d’effet ; mais il faudra compter avec la pression en sens contraire qu’exerceront les dirigeants et cadres supérieurs des grandes entreprises américaines : ils ont tant à perdre. La véritable menace est dans la dynamique même du système. Cette dynamique épuise la Chine et des pays asiatiques comme l’Indonésie, qui imitent la Chine et lui font de plus en plus concurrence pour l’implantation d’entreprises étrangères ; et elle se traduit par une accumulation incessante de créances sur les États-Unis, accumulation qui a toutes les chances de déboucher sur une rupture à laquelle les créanciers auront encore plus à perdre que les débiteurs.
La Chine, l’Indonésie et quelques autres pays entraînés dans la même dynamique ne réalisent des taux de croissance apparente très élevés qu’au prix d’une dégradation non contrôlée et non comptabilisée de leurs ressources naturelles, dégradation suffisamment rapide et irréversible pour devenir un frein à la croissance. Considérons le cas de la Chine1, avec ses terres arables emportées par l’érosion ou par l’urbanisation et l’industrialisation, ses fleuves et ses rivières qui sont de plus en plus souvent à sec quand ils ne sont pas en crue, ses sols empoisonnés par des résidus chimiques ; l’air et l’eau y sont parmi les plus pollués du monde, mais ce sont des pollutions qui sont en principe réversibles, sauf pour ce qui est des maladies induites. Pour amplifier encore ces problèmes, la Chine est un des pays les plus vulnérables aux effets du changement climatique, auquel elle est par ailleurs en passe de devenir le premier contributeur au monde.
Tous ces gaspillages et ces dommages, la Chine les accepte pour soutenir une croissance qui, à travers un excès d’épargne, alimente un excès d’accumulation de capital et un excès d’accumulation de pouvoir d’achat non exercé (sauf sous forme de bons du Trésor des États-Unis) sur le reste du monde, en premier lieu les États-Unis pour près de 1 000 milliards de dollars, soit un quart de la dette publique américaine détenue par des non-Américains. De cette croissance la population chinoise profite donc trop peu, en dépit de l’impression que peut donner la prospérité d’une minorité nombreuse en effectifs absolus, mais beaucoup moins en pourcentage de la population chinoise. C’est une dynamique de croissance embarrassante pour les partenaires commerciaux, insatisfaisante pour la majorité de la population chinoise, et conduisant à une crise écologique à moins que n’éclate d’abord une crise financière. Trop peu autocentrée – les entreprises étrangères y sont pour beaucoup – la croissance chinoise est vulnérable à un dérèglement de la mondialisation des échanges, dérèglement qu’elle aura contribué à provoquer. Comme le montre Erwann Michel-Kerjan, la mondialisation est multiforme ; elle concerne les crises autant que les échanges. Elle est de ce fait intrinsèquement instable.
Nous sommes loin des conditions, celles de l’Europe du début du XIXe siècle, qui ont inspiré à Ricardo sa théorie de la réalisation des avantages comparatifs par le libre-échange ; les maîtres contemporains de l’analyse des relations économiques internationales, Paul Samuelson, Maurice Allais, Jagdish Baghwati, Paul Krugman, l’ont bien vu. Philippe Herzog montre que ces conditions ne sont en revanche pas radicalement différentes de celles qui justifient une extension des mécanismes de l’actuel grand marché de l’Union européenne à la plupart des services. Mais certains services, qu’on appelle en France publics, relèvent de préoccupations et de logiques qui ne sont pas purement d’ordre économique. Philippe Herzog cherche à définir pour eux une approche adaptée, qui soit comprise et acceptée dans l’ensemble de l’Union. C’est aussi de l’articulation d’une approche commerciale avec des approches de nature essentiellement différente, en l’occurrence culturelle ou scientifique, que traite Claude Henry dans son article.
La mondialisation des échanges ouvre donc des perspectives, et crée des problèmes, qui la dépassent singulièrement. À certains égards, elle est assez mal engagée : elle tarde à prendre en compte ses impacts sur les équilibres écologiques de la planète, et elle est exposée à des ruptures dont elle fabrique elle-même les conditions de déclenchement. Cependant, des facteurs stabilisateurs apparaissent, insuffisamment encore : la diffusion progressive au sein des populations asiatiques et, dans une moindre mesure, latino-américaines, des revenus de la croissance économique ; et en Europe (particulièrement en Allemagne) comme en Amérique, une meilleure articulation des délocalisations et du développement local, avec notamment le retour d’entreprises délocalisées qui ont découvert l’importance de l’insertion dans un territoire.
Quant aux équilibres écologiques, on n’en est encore qu’aux déclarations d’intentions. Si on prend au sérieux celles du Président chinois Hu Jintao, dans un discours officiel prononcé le 27 décembre 2006, « Le développement économique et l’environnement sont également importants ; maintenant l’environnement doit être placé en tête », il y a peut-être lieu de ne pas désespérer.
1. On the Principles of Political Economy and Taxation, Chapitre : On Foreign Trade. L’article de Jim Yardly, A Troubled River Mirrors China’s Path to Modernity, dans le New York Times du 18 novembre 2006, relate une impressionnante descente aux enfers du fleuve Jaune.