Avant-propos
Qu’entend-on quand on parle de différences culturelles ? Comment les cerner ? Et qu’en faire ? En quoi précisément concernent-elles l’homme d’action, responsable politique ou manager ? Comment celui-ci peut-il s’y prendre pour les intégrer dans sa vision du monde et, dans la mesure où elles font partie de ce qu’il ne peut changer, pour s’y adapter de manière constructive ? Ce bref dossier ne prétend évidemment pas donner des réponses circonstanciées à toutes ces questions. Mais il cherche à donner un aperçu des connaissances, encore limitées, les concernant. Dans ce domaine, bien des idées circulent, bien des images, des stéréotypes (les Allemands disciplinés, les Français arrogants, les Libanais retors, etc.), des préjugés. Il est bon de s’en affranchir si l’on veut percevoir avec acuité comment va notre planète.
La deuxième moitié du XXe siècle a cru en l’avènement d’une humanité unifiée. Les différences de toutes sortes entre les humains, et en particulier les différences de cultures, allaient, pensait-on, perdre progressivement tout relief. Divers facteurs allaient entraîner une telle évolution : la mondialisation de l’économie, entraînant la multiplication des échanges entre les hommes ; l’élévation générale du niveau d’instruction, conduisant à faire reculer l’infinie diversité des préjugés hérités du passé ; l’action des organisations internationales. La conscience des horreurs du nazisme ne pouvait que rendre universelle l’adhésion à des droits de l’homme transcendant les temps et les lieux.
Mais, peu à peu, le regard sur le monde a changé. On s’est mis à parler de choc des civilisations. Les États-Unis paraissent plus que jamais singuliers avec la place que tient, dans leur grand rêve messianique, la conviction qu’ils ont reçu de Dieu la mission de répandre la liberté de par le monde, jointe à leur art incomparable de combiner leurs idéaux et leurs intérêts. La conception française de la laïcité paraît étrange hors de nos frontières. La Turquie se met à paraître trop différente pour entrer dans l’Europe. L’Afrique noire, le Moyen-Orient, la Chine sont ressentis comme d’autres mondes, obéissant à d’autres logiques.
Des différences qui s’accentuent
« Nous savons maintenant, écrit par exemple le New York Times, que les forces globales de l’économie et de la technologie ne font pas progressivement disparaître les cultures et les valeurs locales. Au contraire, les cultures et les valeurs donnent forme au développement économique. Bien plus, au fur et à mesure que la richesse et l’éducation se développent, les différences culturelles ne s’effacent pas mais s’accentuent ; les divers groupes s’attachent à des visions différentes d’une vie bonne et réagissent agressivement à ce qu’ils perçoivent comme des atteintes à leur dignité culturelle1. »
Des conceptions très diverses de la vie en société et du gouvernement des hommes
Plusieurs réalités bien distinctes, et souvent peu liées entre elles, se cachent derrière le terme de différences culturelles. On peut en distinguer au moins trois.
• Un premier aspect a trait à la diversité des langues, des musiques, des costumes, des architectures, des mœurs, qui distinguaient traditionnellement les habitants de telle vallée, les membres de telle tribu ou de telle province, éléments que les ethnologues tentent de recueillir pieusement, et parfois de mettre dans des musées, avant qu’il ne soit trop tard.
• Un deuxième aspect a trait à l’existence d’identités partagées par des groupes dont les membres se considèrent comme différents des « autres », parce que porteurs d’une autre histoire, héritiers d’autres ancêtres, réels ou mythiques, identités associées à un nom, brandi comme un drapeau ; Hutus et Tutsis, Flamands et Wallons, Serbes et Albanais. Loin de disparaître, ces différences sont actuellement le moteur de multiples conflits sanglants.
• Un troisième aspect, enfin, beaucoup moins immédiatement visible, concerne l’existence, largement inconsciente, de cadres de pensée qui orientent les manières de regarder les êtres et les choses, de donner sens à l’existence, de distinguer dans le flux de l’expérience quotidienne ce que l’on remarque et ce qui indiffère, d’interpréter les réussites et les échecs, la richesse et la pauvreté, la maladie et la mort. Ces manières ne se révèlent, dans leurs dissemblances, que quand ceux qui en sont porteurs rentrent en contact, et se rendent ainsi compte que ce qui paraît aux uns évidence fondatrice ne va nullement de soi pour d’autres. Appartiennent à ce registre les conceptions de ce que sont une société, un conflit, un accord, l’exercice d’une responsabilité, et plus largement tout ce qui oriente la manière dont les hommes s’organisent pour vivre et œuvrer ensemble. La mondialisation est un grand révélateur de ces différences. Demandant tout un travail d’investigation et d’analyse pour être mises à jour, elles sont largement ignorées.
Il est d’autant plus nécessaire de distinguer ces diverses dimensions qu’il n’existe entre elles aucun lien nécessaire. Ainsi des groupes qui s’opposent vivement dans leur identité peuvent être remarquablement proches dans leur vision d’une bonne société2. Dans le présent dossier nous nous concentrerons sur cette vision.
Traits psychologiques
Un moyen sûr de se fourvoyer quand on tente d’appréhender les différences entre cultures est de les assimiler à des traits psychologiques. Il est courant, par exemple, de qualifier les membres de telle société d’individualistes et ceux de telle autre de communautaires. Or, une telle opposition n’a guère de sens. On trouve partout des formes d’individualisme et des formes d’esprit communautaire, qui n’affectent pas les mêmes aspects de l’existence et ne se manifestent pas de la même façon. Ainsi, l’individualisme américain, tant célébré, donne une place centrale au droit d’entreprendre, de faire sans entraves tout ce que la loi n’interdit pas, de décider par soi-même du contenu des contrats où l’on s’engage. Il conduit à mal supporter l’intrusion de l’État dans ce qu’il regarde comme des affaires privées. Par contre, il n’est guère gêné de se soumettre à une certaine dictature de l’opinion et, dans l’entreprise, à un contrôle moral très étendu.
L’individualisme français prend une autre forme. Attaché à une forme de « bon plaisir », refusant ce qui « abaisse », il ne se soumet à la loi qu’avec réticence. Il incite à bien montrer que si l’on fait quelque chose pour autrui, c’est qu’on le veut bien, qu’on est prêt à « rendre service » mais non à être « au service ». Par contre il n’interdit pas de faire allégeance à une forme d’autorité qui incarne quelque chose de suffisamment noble, et au premier chef l’intérêt général, dont il confie volontiers la défense à l’État. L’individualisme allemand est encore autre. Il relève plus d’une édification de soi-même (Bildung), d’une culture de soi-même, d’une volonté de considérer comme inviolable ce que l’on pense, de ne pas s’asservir aux caprices de la mode – ce dont les Français sont volontiers accusés -, ni à la toute puissance de l’argent – ce dont les Anglo-Saxons sont volontiers accusés. Mais il admet de se soumettre à ce qui a été décidé en commun, à un point qui peut choquer des Anglo-Saxons ou des Français. On pourrait faire les mêmes distinctions à propos d’autres traits psychologiques, tels par exemple le désir de s’affirmer, ou la capacité à faire confiance, réputés être plus ou moins présents selon les cultures.
Différences de valeur
Assimiler les différences culturelles à des différences de valeurs constitue également un moyen sûr de ne pas comprendre ce qui est en jeu. On peut très bien partager les mêmes valeurs (par exemple de liberté, d’égalité, de respect de la dignité des hommes, de paix, etc.) et avoir des conceptions très divergentes des réalités susceptibles de les incarner. Nous verrons ce qu’il en est à propos de la façon dont l’attachement à la liberté a pris corps dans les univers anglo-saxons, germanique et français. Par ailleurs, la culture ne relève pas seulement des valeurs, du bien, des idéaux, de ce qui assure la cohésion d’une société. Elle oriente les formes que prennent la haine, le désir de détruire, celui de dominer, autant que celles que prennent l’amitié, la bienveillance, le désir de bien s’entendre. L’honneur incite Rodrigue à tuer don Gormas et il existe des « crimes d’honneur ».
Honneur et consensus
Comment donc caractériser quelque chose qui paraît à première vue insaisissable ? On a affaire à des sortes d’univers mythiques où des images idéales de relations paisibles, d’autorité juste et bienveillante, côtoient d’autres images d’hostilité, de division, d’oppression, d’arbitraire. Ces univers sont riches d’un ensemble d’images (la famille de frères, le prince éclairé), de récits, historiques ou fabuleux (la prise de la Bastille, la bataille de Gettysburg). Pour les évoquer on peut faire appel à un mot ou à quelques mots, parler par exemple de consensus à propos des Pays-Bas ou d’honneur à propos de la France. De tels mots sont loin de suffire à rendre compte de la richesse des univers en question. Tout en procurant une première idée de ce dont on parle, ils sont également susceptibles d’égarer, dans la mesure où ils n’ont pas eux-mêmes un sens universel et peuvent, selon les contextes, renvoyer à des réalités bien différentes. Ainsi on parle couramment de consensus aussi bien à propos du Japon que des Pays-Bas ou de la Suède, et certes cela n’est pas dépourvu de signification.
Mais le consensus japonais est bien différent du consensus néerlandais, qui lui-même est autre chose que le consensus suédois : les processus qui conduisent à ce que l’on qualifie ainsi, les formes de pression qui s’exercent sur les individus et les formes d’autonomie dont ils disposent au cours du déroulement de ces processus sont très loin d’être identiques. De même il n’est pas dépourvu de signification de parler d’honneur à propos de la France, de l’Espagne ou du Liban. Mais ce qu’implique ce que l’on qualifie ainsi dans chacune de ces sociétés, les manières de concevoir les devoirs et les droits de chacun, et donc les façons de vivre ensemble, qui lui sont associées sont bien différentes. Quand on veut comprendre une culture étrangère, il est essentiel de prêter attention à ce en quoi elle contredit ce que l’on tend à avoir en tête quand on l’évoque avec des mots familiers, prisonnier que l’on est du sens précis attaché à ces mots dans sa propre culture.
Les cultures et l’action
Comme on le verra, au long de ce dossier, la prise en compte de ces différences culturelles est un élément important d’une action qui se déroule à l’échelle du monde, ou du moins d’une part notable de celui-ci. Cela concerne, et c’est elles qui en ont actuellement le plus conscience, la vie des entreprises multinationales. Et cela concerne aussi les tentatives de construire un ordre mondial, ou même, à une échelle plus réduite, des ensembles supranationaux tels que l’Union européenne. Nous avons cherché à montrer en quoi les questions culturelles interviennent dans ces deux domaines, tout en donnant une première idée de la diversité des conceptions de la vie en société et du gouvernement des hommes que l’on trouve sur la planète, de la Chine et de l’Inde à l’Amérique latine, en passant par l’Afrique et les États-Unis, sans oublier l’Europe.
S’adapter aux réalités
C’est sans doute au sein des entreprises multinationales qu’on a le plus cru, il y a une ou deux décennies, à un « dépassement des cultures ». La mise en place de pratiques de gestion réputées universelles, en fait d’inspiration largement américaine, jointe au développement de cultures d’entreprises supposées capables de se substituer aux cultures nationales, devait, pensait-on, conduire à un tel résultat. La pression de la concurrence internationale était supposée imposer, aux quatre coins de la planète, des « best practices » indifférentes aux singularités d’une contrée. Ces idées ont de moins en moins cours. Il est bien apparu à l’expérience que ce qui avait parfaitement réussi ici pouvait se révéler là tristement inefficace. L’expérience asiatique a souvent constitué une source de remises en cause.
Dès lors reste à savoir, et on en est pour le moment au stade de démarches largement tâtonnantes, comment s’adapter, tout en en tirant le meilleur parti, aux réalités d’un monde pluriculturel. Comment, sans se laisser piéger par une vision de la culture qui l’assimilerait à des habitudes, bonnes ou mauvaises, que l’on ne peut que subir ou combattre, y voir une manière locale de donner sens, manière sur laquelle il faut d’autant plus s’appuyer que l’on veut innover ? Comment, en particulier, concevoir et mettre en place des pratiques de gestion « modernes » adaptées aux cultures des pays les moins avancés économiquement, élément sans doute essentiel de la lutte contre le sous-développement ?
Être conscient des différences
De leur côté, ceux qui gèrent les affaires du monde ont souvent peur d’alimenter un « choc des cultures » s’ils acceptent de reconnaître combien le monde est divers ; ils tendent alors à s’en tenir à l’affirmation selon laquelle, tous les hommes étant fondamentalement semblables, rien de significatif ne saurait les distinguer. Si l’on adopte un tel point de vue il va de soi (et peu importe ce qu’enseigne l’observation du monde) que toutes les cultures sont animées par les mêmes valeurs, ont la même vision des droits de l’homme, sont également propices à la mise en place d’institutions démocratiques, et ce dans la conception de celle-ci qui prévaut dans les sociétés européennes, etc.
À une échelle plus restreinte, la construction européenne a voulu résolument ignorer tout ce qui sépare, par exemple, le regard que les cultures qui prévalent en Grande-Bretagne, en Allemagne ou en France conduisent à porter sur l’économie de marché. Si une telle attitude relève de bonnes (on pourrait dire de pieuses) intentions, il n’est pas sûr que les résultats soient à la hauteur de celles-ci. Pour arriver à s’accorder, là comme ailleurs, mieux vaut être conscient de ce par quoi on diffère. Nous verrons combien, en la matière, la confusion entre valeurs et culture est particulièrement dommageable : bien des malentendus peuvent prospérer derrière ce qui paraît un attachement commun aux valeurs réputées les plus universelles.
Ce dossier rassemble des textes qui abordent les différences culturelles sous des angles très divers. Trois articles, qui adoptent le point de vue de l’entreprise, font tout d’abord se succéder des regards de dirigeant de groupe international, de chercheur en management et de responsable d’une banque de développement. Les deux articles suivants prennent du recul par rapport à l’action, dans des analyses portant d’une part sur la Chine et d’autre part sur la voie à suivre pour construire une anthropologie comparée à l’échelle du monde. Les trois derniers articles se situent sur un terrain plus politique, en montrant, à propos de l’Inde, combien l’héritage culturel marque les formes politiques « modernes », et en abordant la diversité des visions de la liberté et de l’égalité avec ce qu’il en résulte dans les difficultés que rencontre la construction européenne.
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Philippe d’Iribarne est l’auteur de la Logique de l’honneur, Cultures et mondialisation, L’étrangeté française.
1. David Brooks, « Question of Culture », New York Times, 4 mars 2006.
2. Nous avons eu pour notre part l’occasion de l’observer à plusieurs reprises, ainsi à propos des Flamands et des Wallons, ou à propos des Bosno-Croates et des Bosno-musulmans.