Avant-propos
La décentralisation fait sans aucun doute partie des réformes structurelles les plus importantes qu’a connues notre pays au cours des vingt dernières années. Issue d’une vaste réflexion politique engagée dès les années 70, elle a trouvé dans les lois Defferre de 1982–1983 son cadre d’exercice institutionnel et financier. Plusieurs lois sont venues compléter le dispositif, notamment en 1985 et en 1992 ; actuellement deux projets de loi relatifs à l’intercommunalité et à l’aménagement du territoire, qui se présentent comme une amélioration nouvelle de la décentralisation, sont en cours de discussion au Parlement.
© PARLEMENT EUROPÉEN
Force est de reconnaître que le mouvement d’envergure initié par Gaston Defferre n’a pas eu l’impact attendu par les partisans d’une réelle décentralisation, car il a conduit jusqu’ici à une réforme de nature plus administrative que politique et économique. En effet, tout en accomplissant le pas fondamental qui permettait aux collectivités locales d’acquérir un véritable pouvoir et de faire émerger l’initiative locale, la nouvelle organisation territoriale n’a pas pris en compte les mutations économiques et sociales profondes de cette fin de siècle, ou encore l’avènement de l’Union européenne.
C’est ainsi que les lois de décentralisation n’ont pas modifié les structures territoriales. Bien au contraire, elles se sont toutes inscrites dans un processus d’empilement des structures ; chaque acteur nouveau – la région en 1982, l’établissement public de coopération intercommunale par la suite – dispose d’un pouvoir et d’un financement autonomes, si bien que la France territoriale est ainsi composée aujourd’hui de quatre niveaux de responsabilité sans hiérarchie entre eux : la commune, l’établissement public de coopération intercommunale, le département et la région.
Complexité, opacité, lourdeur… caractérisent sans doute l’enchevêtrement des compétences locales alors que le propre d’une véritable décentralisation doit plutôt être de rapprocher les centres de décision des administrés. Bien que le secteur local joue un rôle désormais fondamental dans la définition et la réalisation du cadre de vie de nos concitoyens, il reste ainsi méconnu dans la mesure où les questions soulevées par notre organisation administrative tournent vite au dialogue d’experts, peu accessible à l’ensemble des citoyens.
Ceux-ci sont donc d’une certaine manière exclus du débat alors même que leur contribution fiscale au financement des collectivités locales a considérablement augmenté ces dernières années. Dans un tel contexte, je ne peux que me réjouir de l’initiative de La Jaune et la Rouge de consacrer un dossier d’ensemble à la décentralisation en donnant la parole à des élus et à des chefs d’entreprise.
Le contexte économique actuel, notamment depuis la création de la zone euro, rend nécessaire une réflexion sur l’efficacité de notre organisation administrative et sur son bilan en termes de coûts/avantages. Le secteur public local, dont pourtant le rôle au sein de l’économie nationale s’accroît significativement depuis quelques années, a longtemps été écarté d’une telle réflexion.
La décentralisation semble ainsi avoir été conçue surtout en fonction des règles internes de la stratification administrative, et non par rapport à un souci d’efficacité et d’adaptabilité économique. Ceci est d’autant plus paradoxal que le secteur local tient une place croissante au sein du secteur public !
Un examen attentif de la situation financière globale du secteur local montre que, prises globalement, et sans méconnaître les problèmes ponctuels rencontrés ici ou là, les collectivités locales françaises sont en excellente santé financière, ce qui a notamment permis à la France de respecter les critères budgétaires du traité de Maastricht.
De telles conclusions sont clairement exprimées dans le rapport pour 1998 de l’Observatoire sur les finances des collectivités locales, instance présidée par Jean-Pierre Fourcade, sénateur-maire de Boulogne-Billancourt et qui vient d’ailleurs conforter les observations faites précédemment dans le cadre du rapport sur l’état des finances publiques établi à la demande du Premier ministre en juillet 1997.
Si l’on veut bien admettre par ailleurs que la gestion de proximité, dès lors qu’elle est effective, est le meilleur mode de gestion pour les citoyens (selon le principe, désormais classique, de subsidiarité), ce n’est pas à « moins » mais à « plus de décentralisation » qu’il convient de s’attacher. C’est donc bien à un approfondissement de cette décentralisation que nous devons désormais réfléchir, à l’heure où un réaménagement en profondeur du territoire et une plus grande responsabilisation des élus locaux s’imposent face à l’émergence de pouvoirs locaux qui apparaissent mieux structurés dans les autres pays d’Europe.
Comment ne pas rappeler en effet que la mise en place de l’euro, si elle va renforcer l’Europe par rapport au reste du monde, ne manquera pas d’exacerber une véritable concurrence territoriale à l’intérieur même de l’espace européen. Totalisant près de 300 millions d’habitants et un PIB de l’ordre de 5 000 milliards d’euros (à peu près équivalent à celui des États Unis – soit 22 % du PIB mondial), les onze pays de la zone euro vont constituer un espace de chalandise plus vaste nécessitant un changement de taille critique de la part des entreprises.
Dès lors les regroupements et les alliances entre entreprises conduiront inévitablement à une nouvelle répartition géographique des activités économiques et à une plus grande concurrence entre les territoires. Les atouts et les avantages des territoires pourront plus facilement être comparés, ce qui rend nécessaire un changement fondamental de comportement des collectivités locales françaises : il leur faudra se lancer dans une véritable coopération avec les entreprises et assumer pleinement le rôle d’acteur du développement économique qui leur incombe désormais.
Je voudrais insister sur cette nécessaire collaboration entre le monde de l’entreprise et celui des collectivités locales : elle me paraît essentielle. Il est aujourd’hui fondamental que les décideurs locaux et les dirigeants d’entreprise se comprennent mieux et travaillent de concert au développement général. En effet, le concept de territoire, porté par les décideurs locaux, est sans aucun doute la clé de l’équilibre social. C’est à travers le territoire que peuvent s’exprimer les notions d’enracinement et de sécurité, encore plus fondamentales à l’heure de la mondialisation des économies.
Au-delà même d’enjeux strictement économiques, tels que la formation professionnelle, la reconversion et la réinsertion ou le développement des services de proximité, dont l’efficacité exige qu’ils se situent au plan local, le territoire est le lieu d’une recherche d’identité, essentielle dans un monde en permanente mutation.
Pour contribuer à un meilleur développement économique, il est certainement nécessaire avant tout de poursuivre la maîtrise des dépenses publiques, afin de nous rapprocher au moins de la moyenne européenne ; ceci est un objectif macroéconomique majeur. Mais il convient aussi bien de procéder à la définition d’une nouvelle organisation des pouvoirs locaux et il ne s’agit pas là d’un objectif contradictoire au précédent, bien au contraire : une meilleure organisation serait plus économe des deniers publics.
Dès lors, je voudrais rappeler ici la problématique qui à mes yeux est seule de nature à « bousculer » quelque peu la résistance au changement qui caractérise avant tout notre approche institutionnelle. Trois axes, trois objectifs peuvent être fixés.
Pour répondre à l’impératif d’efficacité économique, il faut d’abord s’assurer d’une vision réellement globale des dépenses publiques, dont la maîtrise est un axe d’orientation désormais retenu par l’État depuis plusieurs années. La loi sur le financement de la Sécurité sociale, qui a donné à l’État le pouvoir de fixer des normes en ce qui concerne les budgets sociaux, doit aussi s’accompagner d’un débat d’orientation spécifiquement consacré au secteur public local. Ainsi – et il convient de rappeler qu’un tel processus existe déjà au Danemark ou au Royaume-Uni – comment ne pas imaginer que l’évolution annuelle des finances locales puisse faire l’objet d’un cadrage macroéconomique portant sur le niveau global des dépenses et des recettes ?
Les objectifs de régulation seraient discutés au Parlement entre l’État et les grandes associations d’élus. Une telle configuration n’est pas entièrement inédite puisqu’on les consulte déjà aujourd’hui, au travers du Comité des finances locales, au sujet de l’évolution des concours financiers versés par l’État. Ensuite, pour donner aux élus locaux une plus grande maîtrise de l’évolution de leurs dépenses, il conviendrait de dépasser le statut unique actuel de la fonction publique qu’elle soit d’État ou territoriale ; le cadre d’une convention collective négociée entre les élus locaux et les instances représentatives du personnel apporterait tout à la fois sécurité aux agents et une plus grande maîtrise de la principale dépense de fonctionnement dans les budgets locaux.
Enfin – faut-il le rappeler ? – il n’y a pas d’efficacité économique sans investissements durables, gages essentiels de l’amélioration du cadre de vie et du développement économique. Les citoyens sont aujourd’hui très attachés aux équipements susceptibles de réduire la pollution ou d’autres nuisances. Tout comme les citoyens, les entreprises ont besoin d’infrastructures performantes et rationalisées conçues sur des échelons territoriaux pertinents.
Pour répondre à l’impératif de l’attractivité fiscale, il convient certainement de s’atteler à la redoutable besogne d’un toilettage général de notre fiscalité locale – fruit d’une accumulation historique devenue inextricable, et donc inexplicable ! – au besoin en reprenant même l’architecture générale de l’impôt dans notre pays. La compétition à l’échelle européenne impose la recherche d’un « mieux-disant » fiscal. Nos territoires ne pourront se développer et attirer des populations et des entreprises que s’ils leur proposent un système fiscal attractif.
Or ce critère joue aujourd’hui en notre défaveur par rapport à nos compétiteurs européens, de par sa complexité et l’irresponsabilité qu’il engendre. Il ne s’agit plus de le « replâtrer » mais de le réaménager en profondeur. La loi de finances pour 1999 a engagé cette réforme en programmant à terme la disparition de la taxe professionnelle. Compte tenu du bouleversement des ressources des collectivités qu’elle entraîne, il convient absolument de réfléchir à un nouveau partage de l’ensemble des ressources fiscales entre l’État et les collectivités locales. Le renforcement de la péréquation entre les collectivités pourrait s’effectuer plus efficacement en régionalisant les critères d’attribution des principales dotations, aujourd’hui fixés au plan national.
Parmi les critères d’évolution à privilégier pour plus de clarté et donc d’efficacité économique, on pourrait utilement recommander une spécialisation fiscale par catégorie de collectivités locales, principe selon lequel chaque impôt serait affecté à une seule catégorie de collectivités locales. Ce système est en vigueur chez la plupart de nos partenaires européens, où le plus souvent tel ou tel type de collectivité territoriale est seul à décider de tel ou tel impôt.
Enfin, la clarification institutionnelle s’impose. L’exception territoriale française est un sujet passionnant et passionnel qui tient à l’existence de 26 régions, 100 départements et plus de 36 000 communes, elles-mêmes regroupées en près de 20 000 établissements publics de coopération intercommunale, chacun doté de compétences générales… Une telle complexité, fruit d’une histoire longue et mouvementée, n’apparaît plus viable aujourd’hui. Comment ne pas imaginer un territoire national découpé en régions à taille européenne, en vastes et efficaces agglomérations urbaines et en pays – ou intercommunalités plus rurales – qui respecterait mieux les réalités actuelles sans pour autant renier l’héritage historique.
Il ne s’agit pas de supprimer tel ou tel échelon actuel d’administration ; il s’agit de construire des espaces pertinents pour l’exercice des compétences locales. Pour cela, on pourrait entreprendre une réflexion centrée sur la fin du modèle unique d’organisation territoriale à quatre niveaux, dont on voit suffisamment les faiblesses, pour privilégier une organisation différenciée et évolutive adaptée aux besoins locaux.
À titre d’exemple, pourquoi ne pas imaginer une seule collectivité alsacienne regroupant la région et les deux départements actuels, ou un grand Lyon qui regrouperait dans un seul ensemble, l’actuelle communauté urbaine, le département, la ville et les communes limitrophes ?
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Voilà les quelques pistes de réflexion que je souhaitais évoquer avant de laisser la parole aux élus, aux responsables d’entreprises et aux experts du secteur local. Acteur passionné de la décentralisation, je suis aussi un observateur attentif des évolutions économiques qui contribuent à faire de l’Europe un espace géographique unique majeur, mais à l’intérieur duquel les territoires joueront un rôle déterminant.
Le débat sur l’évolution des structures territoriales, que j’appelle constamment de mes vœux, est sans doute la meilleure façon de faire avancer la décentralisation, réforme politique majeure et de longue haleine dont l’évolution conditionne, j’en suis persuadé, l’avenir et la réussite de la France.