Avant propos, par Roald HOFFMANN, prix Nobel de chimie 1981
Les hommes veulent transformer du naturel pour en faire de l’artificiel utile ; ou, si on préfère, du fabriqué de main d’homme, ou de main d’humain. Ajouter de la valeur est tout bénéfice. Donc, dès nos origines, la transformation fut essentielle, qu’il se soit agi de fabrication de métaux et d’alliages, de préparations médicinales, de cuisine, de colorants et de teinture, de tannage des cuirs, de cosmétiques. Il a fallu un certain temps avant que la plus fondamentale de ces activités chimiques, la synthèse, reçoive le nom qu’elle porte désormais.
Les êtres humains sont des gens curieux, autant qu’à l’esprit pratique. C’est pourquoi ils posent des questions à la matière, qu’elle soit naturelle ou déjà transformée. Ces questions sont réellement des plus simples : » qu’est-ce ? « , » comment cette transformation s’est-elle faite ? « , » pourquoi tel changement, ou telle structure, plutôt qu’autre chose ? « . La première de ces questions fut cruciale pour l’écrit qui marqua l’émergence de la chimie comme une science, Le Traité élémentaire de chimie d’Antoine Laurent de Lavoisier, qui date de 1789.
L’analyse, un débat pondéral centré sur la question : » qu’est-ce ? » resta très longtemps tout à fait centrale. C’est ainsi que Goethe, Premier ministre d’un grand-duché allemand, partit deux semaines en stage dans la ville proche d’Iéna, y suivre un cours d’analyse donné par Johnann Wolfgang Döbereiner.
Si l’analyse, relative aux éléments tout au moins, était au cœur de la chimie d’il y a deux cents ans, en 1901 les questions » comment ? » et » pourquoi ? » étaient devenues, je pense, celles les plus souvent posées. Elles l’étaient, et les chimistes y donnaient réponse, à un certain niveau, celui du comportement de la matière en moyenne, au niveau macroscopique. La compréhension provenait de la thermodynamique, qui allie superbement l’esprit pratique (à l’origine, l’étude des machines à vapeur) et une mathématique sublime (la règle des phases, de Gibbs). Pour la première fois, il devenait possible d’optimiser rationnellement des procédés industriels – ce fut vers 1910 que fut élaboré le procédé Haber-Bosch de fixation de l’azote, une synthèse de l’ammoniac si accomplie qu’elle rivalise à présent, à l’échelle globale, avec le recyclage naturel de l’azote atmosphérique.
Réponse à un autre appel du » comment ? « , la même époque du début du XXe siècle nous confronte aux toutes premières explorations des processus biochimiques, si merveilleusement raffinés. C’est alors que s’inaugura aussi la scission, si déplorable, de la chimie d’avec la biochimie.
Un nouveau siècle s’ouvre à présent. Où en sommes-nous ?
De quelle manière la chimie d’aujourd’hui diffère-t-elle de celle que nous admirions il y a cent ans ? Je constate un incroyable progrès dans nos moyens d’investigation de la matière – la synthèse devenue de plus en plus performante et prééminente ; l’analyse répondant à (et posant) des questions toujours plus raffinées – » Qu’est-ce ? » remplacé par » Combien (peu) ai-je et qu’est-ce au juste ? « . Je constate que l’étude du mécanisme des réactions chimiques – la réponse à la question du » comment ? » -, le calque de la transformation à son échelle atomique, est à présent poussée jusqu’à l’intervalle de temps presque inimaginable de la femtoseconde.
Je constate une théorie chimique – adressant la question du » pourquoi ? » – enfin capable de rivaliser, pour la prédiction, avec l’expérimentation. Bien que cette théorie se rue, pêle-mêle, vers la simulation numérique, plutôt que dans la compréhension et l’explication. Autant de merveilles et d’émerveillements, dans un cadre industriel qui contribue largement à la part positive de la balance des paiements, dans la plupart des pays industrialisés.
Mais, à considérer les richesses de la chimie nouvelle, j’y vois des thèmes récurrents, qui en étaient absents il y a un siècle. Je me permets de les nommer » La vision moléculaire « , » Aux commandes » et » Prendre garde « .
La vision moléculaire
Nous autres chimistes avons recours aux structures des molécules, écrites en des formules où les atomes sont représentés dans leurs positions relatives, depuis le milieu du XIXe siècle. Mais, tant pour l’étude des molécules statiques ou en mouvement, un changement considérable est intervenu durant la seconde moitié du XXe siècle. Sans invoquer des microscopes (ils se font attendre, contrairement à certaines exagérations publicitaires), rien qu’avec de la réflexion froide, doublée d’un labeur manuel ardent, et assistée par une instrumentation ingénieuse, nous avons sondé les entrailles d’une matière a priori récalcitrante. La diffraction des rayons X, les ordinateurs modernes, ainsi que la résonance magnétique nucléaire (avant sa dénucléarisation pour tranquilliser la clientèle médicale usant de l’IRM) nous ont fourni la disposition des atomes dans l’espace, dans leur détail métrique précis.
Aujourd’hui, lorsqu’un chimiste pense à une réaction, il ou elle la voit éclairée par une double flamme (pour citer une expression particulièrement heureuse d’Octavio Paz) – la transformation macroscopique d’antan, et le changement à l’échelle microscopique, moléculaire.
Non, ces molécules ne sont pas des boules dures réunies par des tiges ou des ressorts. Ce sont des objets quantiques exigeant une vision bifocale. Lorsque nos instruments les interrogent par des faisceaux lumineux, les molécules se comportent de façon quantique, avec la logique souvent mystérieuse propre à de tels objets.
Et cependant, pour bien des applications pratiques, on parvient à assembler ces molécules (haut les mains !) comme s’il s’agissait d’un jeu de construction, au moyen de boules et de tiges. La perspective, jumelle pour ainsi dire, est que ces molécules s’avèrent être des objets éminemment manipulables. Et ce sont simultanément aussi des paquets d’ondes de matière.
En songeant aux molécules dans leurs changements (car telle demeure l’essence de la chimie), nous avons inventé des stroboscopies exceptionnellement rapides pour geler leurs mouvements, alors qu’elles se déplacent à la vitesse du son, sur un plancher de dancing où il y aurait foule. Et nous avons mis au point des moyens très spécifiques pour injecter de l’énergie dans telle ou telle partie d’une molécule – au moyen d’une nouvelle forme de lumière, celle d’un faisceau laser intense et monochromatique.
Le chimiste de 2001 fabrique du nouveau avec assurance, et avec une vue double, le considérant à la fois comme substance et comme molécule.
Aux commandes
Si l’on se replace il y a cent ans, il restait tant à découvrir : comment l’hérédité se transmet-elle ? De quelle manière sont construits l’intérieur du graphite et du diamant ? Les chimistes se trouvaient stupéfaits de l’intrication des choses du monde réel. Les chimistes industriels, pour leur part, ne se laissaient pas hypnotiser, mais fabriquaient de manière inédite et non naturelle tout ce qui pouvait rapporter. Il n’y avait pas d’aluminium bon marché dans le monde en 1884, le jeune Héroult et le jeune Hall se mirent en mesure de le fournir.
Même un coup d’œil négligent à la chimie moderne nous la montre obnubilée par la confection de nouvelles molécules, sous un admirable degré de contrôle. Les préparateurs sont humains, il est vrai, et ils ont donc tendance à exagérer leur mérite après coup, même lorsque la création était de fait fortuite. Et pourtant, cette obsession du contrôle paraît incroyablement macho, parfois comiquement, dans une science où les femmes se rapprochent de la parité.
Mais ceci n’est que sarcasme de ma part, au passage, alors que j’admire profondément cette étonnante réussite : des hommes et des femmes, qui sont chimistes, ont appris comment monter des structures incroyablement complexes, avec un degré de contrôle fabuleux.
Cette obsession du contrôle tout au long de l’effort créateur est d’autant plus essentielle qu’il s’agit d’un univers où une différence aussi minime qu’entre une main gauche et une main droite peut régir l’efficacité pharmacologique ou la toxicité. Un catalyseur permettant un gain de 10 % dans l’efficacité d’un procédé peut ruiner les concurrents. Des matériaux aux surfaces contrôlées de manière exquise donnent forme à la révolution informatique. Et les organismes génétiquement modifiés (ils font partie aussi de la chimie), conférant une résistance d’un plant à un parasite ou à une maladie, ont transformé l’agriculture.
Oui, nous copions la nature et ses ingénieux schémas d’auto-assemblage et de stratégie évolutive. Oui, nous accédons à des propriétés bâties ingénieusement, bien au-delà de ce que la nature nous offre. Nous autres, maîtres de l’évolution culturelle, faisons du neuf.
Prendre garde
Nous voyons la nature, pas seulement comme une muse et une servante, mais d’un authentique amour. Talentueux comme nous le sommes, nous avons d’ores et déjà modifié les grands cycles sur la planète. Plus de la moitié des atomes de soufre de vos acides aminés sont passés par une usine d’acide sulfurique. Certaines ressources essentielles renouvelables, telles que les hydrocarbures servant de matière première à l’industrie chimique, commenceront à s’épuiser durant les deux siècles à venir. De plus, l’exigence morale pour notre génération, davantage encore que les Verts, nous enjoint de pratiquer nos transformations dans la justice sociale et dans le respect de la nature.
Le changement remarquable de l’industrie chimique est qu’à présent, à l’introduction de tout nouveau procédé, priment des considérations de sécurité et d’écologie. Ceci ne s’est pas fait facilement, certes. J’ai souvenir des doléances de l’industrie automobile se plaignant de ce qu’il lui était catégoriquement impossible de réduire d’un facteur 20 les émissions de CO, d’hydrocarbures et de NOx. Contrainte à s’exécuter néanmoins, par la force de l’opinion publique et de décrets gouvernementaux, cette industrie, dans l’une des avancées scientifiques et technologiques les plus accomplies, mit au point le catalyseur à » trois voies « , permettant ainsi de réaliser ce qui avait été déclaré impossible.
L’impératif écologique s’est insinué bien plus lentement parmi les universitaires, inventifs assurément, mais qui ne se sentaient guère concernés. J’y discerne aussi son influence – dans l’intérêt pour la chimie de l’atmosphère, dans la construction ingénieuse de nouveaux procédés de chimie organique se dispensant du recours aux solvants organiques. Une carotte gouvernementale, sous la forme de contrats de recherche pour une » chimie verte « , est juste ce qu’il faudrait (à mon opinion non partagée de tous), pour canaliser l’ingéniosité de mes collègues. Ils aiment à dire qu’ils feront seulement ce qui les intéresse, bien que…
Leur penchant obsessionnel pour le contrôle des processus, qu’ils appliquent à des acrobaties des molécules, peut et doit être dirigé vers un indispensable équilibre entre l’impératif créateur et notre affection pour la nature. Les chimistes doivent y veiller. Ils le feront.