Avec Charles Péguy, Victor Hugo
Avant de faire état des propos de Péguy, il nous faut reconnaître que ce qui a permis à Hugo d’accomplir une œuvre immense, c’est d’abord sa longévité de 83 ans, depuis une enfance au cours de laquelle il a beaucoup voyagé, beaucoup vu, beaucoup entendu et, comme l’hirondelle de La Fontaine, beaucoup retenu, sans que cela nuise à sa formation littéraire fondée sur un monceau d’ouvrages et de documents d’origines les plus diverses, jusqu’à une vieillesse durant laquelle, dans ses derniers moments, il a encore publié des chefs-d’œuvre comme Torquemada et en a laissé d’autres publiés à titre posthume (Dieu, Toute la lyre…). Entre les deux, son exil confortable, loin de nuire à sa puissance de travail, l’a au contraire stimulée au-delà de sa passion romantique.
Péguy donne à ces remarques leur pleine signification dans ce qu’il appelle : » la destination temporelle des temps et des lieux « . Entre la bataille de Waterloo, écrit-il, et sa relation épique dans le poème L’Expiation, quarante ans se sont écoulés, et il nous en énumère la destination : » Cinq règnes, deux révolutions, une restauration, une invasion, trois ou quatre régimes, trois rois, une république, un prince-président, un deuxième empereur, un coup d’État, une réaction, quatre ou cinq réactions, cinq ou six guerres « , événements qu’il résume dans la formule : » mouvements, re-mouvements, contre-mouvements » et ensuite quarante ans sans changement sous la IIIe République.
C’est la même longueur du temps, nous dit-il, sans se douter de l’approche d’une guerre mondiale de quatre ans au début de laquelle il va être tué sur le champ de bataille. Pour Hugo cette période calme ne sera que de dix ans jusqu’à la mort et l’apothéose.
D’ici là, la vie et l’œuvre de Victor Hugo vont dépendre de tous ces événements et des réactions qu’ils provoqueront
Péguy nous en donne dans Clio un exemple fondé sur un autre poème des Châtiments intitulé Le Sacre. C’est une chanson sur l’air de Malbrough s’en va-t-en guerre déjà choisi par Beaumarchais pour en faire, dans Le Mariage de Figaro, une romance pleine de charme dont le refrain était : » Que mon cœur, que mon cœur a de peine » rimant avec » J’avais une marraine « . Victor Hugo en reconnaît l’origine, mais, modifiant l’orthographe du nom, nous invite » sur l’air de Malbrouck » à une danse macabre dont le refrain » Paris tremble, ô douleur, ô misère » devient dans la strophe finale » Ô douleur, ô misère, Paris tremble » pour rimer avec » Nous sacre tous ensemble « .
Doit-on rappeler qu’à ce moment Hugo est à Jersey première étape de sa proscription et qu’après avoir écrit Napoléon le Petit, il exhale sa hargne contre les conspirateurs qui ont amené celui-ci au pouvoir !
Péguy fait le rapprochement entre Hugo et Beaumarchais et, tout en préférant le bon goût du second, il admet que le premier ait situé la scène dans un cimetière sans trahir la chanson originale qui concernait des funérailles.
La tendance de Hugo à transformer les faits à partir de leurs sources s’était déjà manifestée dans ses Odes et Ballades. L’exemple le plus probant en est sa quatrième ballade À Tribly le lutin d’Argail. Elle était précédée, dans son épigraphe, des vers de du Bellay, cités sans en reconnaître l’auteur, en se contentant d’écrire » vieille chanson « . Péguy relève cette incorrection et la difficulté de trouver un rapport entre ces vers extraits d’un recueil intitulé Jeux rustiques, et la ballade à laquelle ils servent d’introduction.
D’autres épigraphes sont plus heureuses, c’est le cas de celle du poème bien connu La fiancée du timbalier, introduit en termes appropriés : » Douce est la mort qui vient en bien aimant. » La meilleure nous semble être celle de la deuxième ballade où Hugo s’inspire de La Fontaine dans l’imitation du poète grec Anacréon. La comparaison des deux récits est édifiante : le plus court est celui de La Fontaine. Il reste conforme à la règle des trois unités : l’action se passe en un seul lieu et se déroule en un même temps. Hugo, au contraire, s’en évade dans les temps et dans les lieux. L’impression des lecteurs est différente : La Fontaine les fait réfléchir, Hugo les fait penser. Les deux lectures sont agréables : il s’agit bien de deux grands poètes.
Le cas de » l’ode à la colonne » pousse Péguy à d’autres commentaires qui ne concernent pas l’ode septième du livre III des Odes et Ballades, datée de février 1827. Sous le même titre, dans Les Chants du Crépuscule, où elle précède l’hymne à la gloire de la France éternelle, que tout le monde connaît, il en découvre une autre. Cette deuxième, écrite en octobre 1830, est selon lui, » la véritable ode à la colonne « . La première, due à l’influence napoléonienne que Hugo tenait de son père, ne pouvait faire état que des journées révolutionnaires de la grande Révolution de 1789 qui avait précédé le Premier Empire. La seconde lui est inspirée par la Révolution de juillet 1830. Il y a eu un Empire entre les deux. Il fallait marquer le coup à l’égard des nouveaux révolutionnaires,
Hugo leur écrit dans sa nouvelle ode : » Soyez fiers, vous avez fait autant que vos pères. » Péguy nous rappelle à ce propos les méthodes de Hugo selon lesquelles » il ne fallait jamais corriger un livre qu’en en faisant un autre « . C’est bien ce qui s’est passé pour la colonne Vendôme, et cela aurait pu se reproduire une troisième fois.
Le 16 mai 1871, devant des milliers de communards hostiles à » ce symbole de despotisme et tyrannie « , elle était abattue et tombait, disloquée, sur un lit de fumier, sans que Hugo, rentré d’exil, mais absent de Paris, ait pu intervenir. Le peintre Gustave Courbet avait proposé de la déboulonner et de prier les Allemands d’en reconstruire une autre avec le bronze des canons Krupp, pour effacer devant nos vainqueurs nos anciennes victoires. Il est cruel de rappeler, après ces manifestations, que, dans sa première ode, Hugo s’était vanté » de son nom saxon » et qu’il concluait :
» Sachons du moins, veillant aux gloires paternelles
Garder de tout affront, jalouses sentinelles
Les armures de nos aïeux. »
Que dire du théâtre de Victor Hugo ?
Péguy le compare à celui de Corneille, l’un et l’autre étaient fondés sur l’héroïsme de leurs personnages qui expriment des idées généreuses dans de très beaux vers. Mais la même comparaison a déjà été faite par Hugo dans la Préface de Cromwell où il reconnaissait » la merveille du Cid » puis oubliant Horace et Polyeucte, passait directement à Nicomède et aux pièces critiquées par Voltaire. C’était une mauvaise fin, compromettant Corneille.
À Racine, il reprochait d’avoir relégué dans la coulisse le banquet où Néron empoisonnait Britannicus. Ainsi condamnait-il le théâtre classique, estimant que le drame seul, mélangeant le grotesque au sublime, était l’expression de la réalité, et qu’il convenait, à l’encontre de la règle stupide des trois unités, d’alterner des bouffonneries avec les scènes les plus sérieuses. Encore fallait-il que, dans ces alternances, il arrivât à maîtriser son langage et sa pensée, et à se faire comprendre par ses acteurs.
Un incident, pendant une répétition d’Hernani, nous montre que cela n’a pas toujours été le cas. Le rôle de Dona Sol avait été confié à une grande comédienne, mademoiselle Mars. Hugo lui lisait son texte qu’elle devait répéter. Quand il en vint à la réplique » Moi je suis fille noble et de mon sang jalouse, trop pour la concubine et trop peu pour l’épouse » elle l’interrompit au mot de » concubine » qu’elle jugeait trivial, en lui substituant » favorite « . Malgré l’insistance de Hugo qui voulait faire accepter » concubine » par le public, c’est » favorite » qui fut dit lors de la première représentation et qui figure dans la première édition de la pièce.
Le choix des mots revêtait beaucoup d’importance dans toute l’œuvre de Victor Hugo, en particulier des noms propres de personnes ou de lieux.
Le théâtre classique en avait déjà beaucoup usé, mais il s’agissait toujours de personnes et de lieux en cause dans l’action qui se déroulait. Hugo, refusant cette contrainte, s’en libéra entièrement, allant jusqu’à imaginer des noms qui n’existaient pas. C’est, dans Booz endormi, le cas de » Jerimadeth « . Péguy le commente longuement après avoir reconnu que sa prononciation en faisait un mot hébreu tout à fait de circonstance, et qu’il servait d’introduction aux plus beaux vers » d’un des plus beaux poèmes que l’on ait jamais fait en français, et en grec, et en européen « , mais il ajoutait qu’on l’avait cherché en vain dans les Écritures et qu’aucune ville n’avait jamais porté ce nom.
Cette remarque tournait à la plaisanterie lorsqu’il faisait état de la découverte d’une articulation du mot qui pouvait s’écrire :
» J’ai rime à dait » rimant avec… » et Ruth se demandait » et suivi de la strophe :
» Immobile, ouvrant l’œil à demi sous ses voiles,
Quel dieu, quel moissonneur d’un éternel été
Avait en s’en allant, négligemment jeté
Cette faucille d’or dans le champ, des étoiles. »
Dans d’autres poèmes de La Légende des siècles on trouvait d’autres noms suspects :
» Moïse pour l’autel cherchait un statuaire
Dieu dit : il en faut deux, et dans le sanctuaire
Conduisit Oliab avec Béliséel
L’un sculptait l’idéal et l’autre le réel. »
Et quelquefois les plus beaux morceaux voisinaient avec des médiocres, comme c’était le cas de Booz endormi, suivi de Dieu invisible au philosophe qui, au propre comme au figuré, était une » ânerie « . Cela n’empêchait pas que La Légende des siècles, de La Conscience aux Pauvres Gens, fût une œuvre magnifique, après Les Contemplations parues dans les années d’exil précédentes, pleines de poésies et des chansons les plus charmantes. Hugo y ajoutera ses meilleurs romans : Les Misérables qui eurent et ont toujours un immense succès, et Les Travailleurs de la mer, plus faciles à lire parce qu’ils comportent moins de longueurs.
Péguy achève Clio en réabordant le cas exceptionnel de la longévité de Hugo. La destination temporelle des temps a transformé ses 83 ans en un siècle, et il a lui-même contribué à cette transformation en » emboîtant » dans son œuvre » Les soldats de l’an deux » le » Siège de Toulon » et l’époque où l’empereur n’avait pas encore » percé sous Bonaparte « .
Péguy fait la comparaison avec Chateaubriand, Lamartine et Vigny qui n’ont pas bénéficié de telles prolongations. Il leur ajoute Goethe et, à propos de ce dernier, nous nous permettons de le contredire.
Goethe est né à Franckfort en 1749 et est mort à Weimar en 1832, on peut, pour lui aussi, énumérer les événements qui ont jalonné son existence : la guerre de Sept Ans avec déjà une occupation française de la Rhénanie, Valmy, l’invasion de son pays par nos armées, les batailles de notre Empire, puis la victoire allemande de Leipzig, et Waterloo. Il aurait pu lui aussi profiter de la destination temporaire des temps.
S’il ne l’a pas fait, c’est parce que, n’ayant pas le caractère de Hugo, il a mené une vie très différente. Dès leur enfance, ils s’étaient distingués l’un de l’autre : Hugo avait refusé de poursuivre ses études comme le souhaitait son père, et s’était enfermé dans la rédaction de ses poèmes qui allaient lui procurer ses seules ressources financières. Goethe s’était ouvert aux études universitaires qui lui valurent à Strasbourg, où il passa sa thèse, le titre de docteur en droit. L’admiration que lui portait le grand-duc de Saxe-Weimar, de sept ans plus jeune que lui, engagea ce dernier à le prendre comme conseiller juridique, puis à lui confier diverses hautes fonctions dont la présidence de la chambre des Finances.
Il s’y distingua en s’occupant des tâches les plus diverses : mines, travaux publics, agronomie. Autodidacte, il s’initiait à de nombreuses sciences : la géologie, l’optique, l’acoustique, l’anatomie, la botanique ; en optique, jusqu’à une controverse avec Newton, en écrivant un petit livre intitulé De la théorie des couleurs. Il n’avait pas pour autant abandonné son œuvre littéraire, mais il n’en faisait pas le » le but unique de sa vie » et ne cherchait pas avant tout à » exprimer poétiquement ses pensées « .
Ce besoin était, au contraire, primordial pour Victor Hugo qui passa entièrement sa vie à le satisfaire. Sans doute fut-il aussi pair de France sous la royauté, puis député et sénateur sous la République, ce qui faisait de lui un homme politique, mais on doit reconnaître qu’alors il intégrait ces hautes fonctions dans ses œuvres (Choses vues, Avant l’exil, Après l’exil...). Aussi peut-on dire que Victor Hugo a participé à l’histoire mondiale d’un siècle, tandis que Goethe s’est contenté de » la croiser » à certaines époques (par exemple à Valmy). C’est dans Clio le jugement que pourrait porter Péguy sur ces deux admirables poètes.