Banlieues, menace sur la ville ou ressource pour la ville
Tout sépare les réflexions conduites sur la « compétitivité des territoires », objet de la rencontre de Bordeaux et les analyses généralement produites sur les banlieues ou les quartiers d’habitat social. Ces derniers font l’objet de politiques spécifiques pour diminuer la « fracture sociale », compenser leur relégation, diversifier leur population, ou requalifier leurs bâtis. Aux populations de ces quartiers est envoyé par les responsables politiques un message mêlant aides publiques généreuses et sévères remontrances. Les « bénéficiaires » de la politique de la ville pouvant même devenir aux yeux de certains sources de menaces et de déstabilisation pour la société. Le propos est ici d’aller à contre-pied de ces discours réducteurs et de montrer ou tout au moins d’illustrer comment les villes peuvent utiliser les ressources des « quartiers » au service de leurs politiques d’excellence territoriale.
Certes, les villes et les agglomérations ont compris qu’elles ne pouvaient négliger la cohésion sociale sur leurs propres territoires ni maintenir des poches de pauvreté sans perdre des points dans la comparaison entre grandes métropoles sur les facteurs d’attractivité. Les incendies de voitures, la dégradation de l’habitat, les tags font « tache » sur l’image. D’où le souci réel de renouvellement urbain et les efforts déployés pour l’insertion en direction des quartiers dits « défavorisés ».
Un gisement pour les ambitions d’excellence
Mais à en rester à cette approche réparatrice ne risquons-nous pas de renforcer les attitudes de discriminations et les sentiments de frustration qui en découlent ? Sommes-nous capables aujourd’hui de considérer les quartiers d’habitat social comme une véritable richesse pour la ville, comme une ressource pour ses projets, y compris pour ses ambitions d’excellence ? Bien souvent la reconnaissance de ces ressources se limite aux domaines de la gastronomie ou du sport alors que les villes et les entreprises qui se déploient sur leurs territoires auraient tout intérêt à exploiter le creuset de compétences enfoui dans les quartiers.
Comme le dit le sociologue Marc Hatzfeld dans son merveilleux livre sur la banlieue1, « s’il n’est de richesse que d’hommes, c’est en banlieue qu’il convient de la chercher », richesse démographique, richesse de la mixité sociale et du métissage, renouvellement de la vie sociale, culturelle et associative, pratique de nouvelles formes d’économie… Cette richesse humaine oubliée, ce capital social relégué doivent être réintégrés dans le jeu de l’échange2. Les quelques exemples suivants illustrent cette proposition.
Une richesse démographique
Depuis les années quatre-vingt les démographes annoncent le retournement démographique à la baisse qui devait avoir lieu au début de ce siècle avec pour conséquence une diminution de la population active. Certains politiques l’espéraient même pour annoncer la fin du chômage. Or la France fait exception en Europe. L’excédent des naissances sur les décès est monté à 270 000 en 2000 et se maintient depuis à ce niveau élevé. La population active s’est accrue de 3 millions de personnes depuis 1981 et continuerait sa progression jusqu’en 2014. Cela est une chance pour la France par rapport aux autres pays européens. Les quartiers d’habitat social accueillent une grande partie de cette jeunesse et constituent un potentiel de main-d’œuvre malheureusement sous-exploité. Le taux de chômage des jeunes (18−25 ans) y est de l’ordre de 40 %, soit le double de la moyenne nationale. Les qualifications à la sortie de l’enseignement secondaire ne sont pas seules en cause. Les difficultés d’accès au marché du travail, la faible mobilité due aux manques de logements et de foyers de jeunes travailleurs, enfin les discriminations portant sur l’origine familiale expliquent en grande partie cette exclusion du marché alors que certains secteurs connaissent une surchauffe. Les clubs d’entreprises FACE ont compris l’intérêt de « transformer la diversité culturelle en un investissement pour le développement de l’entreprise » et ils s’investissent dans les quartiers « sensibles ». Aux États-Unis le diversity management est enseigné dans toutes les écoles de gestion comme moteur pour l’innovation et l’ouverture au monde global.
La communauté scientifique elle-même s’inquiète des difficultés prévisibles pour son renouvellement dans les prochaines années3. La désaffection pour les sciences au profit des filières commerciales et de gestion qu’ont connue les États-Unis gagne l’Europe. La seule solution proposée est de recourir massivement à l’importation de jeunes scientifiques des pays du Sud ou des pays de l’Est. Des crédits européens sont déjà disponibles pour capter ces flux4.
Où sont les crédits pour sensibiliser les jeunes des quartiers aux filières scientifiques ? Quelques expériences isolées permettent de tester la réponse de ce potentiel. À Grenoble le collège de la Villeneuve a accueilli plusieurs manifestations scientifiques dont la plus spectaculaire fut le « mur de savon » réalisé en 2005 sur 15 m de haut par les élèves avec l’aide de scientifiques du CNRS.
Une machine créative5
Les industries de la création que toutes les métropoles cherchent à accueillir sont ces activités « qui découlent de la créativité, de la compétence et du talent individuels ». Elles comprennent en particulier le design, la musique, les arts graphiques, les nouveaux médias, le logiciel, l’édition, la mode, le sport. À la différence des biens matériels qui satisfont des besoins, les industries de la création produisent du sens, du symbolique. Pour cela le renouvellement des sources d’inspiration nécessite un brassage des cultures, une rencontre des imaginaires de différentes origines qu’offre la mosaïque des peuplements des quartiers. De même s’y manifestent l’insoumission aux conventions, l’esprit critique, la spontanéité et la gratuité du geste, ingrédients tous nécessaires à l’éclosion de ces talents. Le comédien Ali Djilali illustre cette gouaille particulière dans ses spectacles Les champs de couscous ne donnent plus de blé ou 75 % familles nombreuses. Le groupe reggae Sinsemilia né en 1992 dans les caves de l’Arlequin à Grenoble tient aujourd’hui les premières places dans le hit-parade auprès des jeunes.
La créativité dans le langage ou dans l’expression graphique, le renouvellement de la danse ou de la musique se manifestent dans les spectacles de rue nés dans les quartiers populaires et qui se développent dans plusieurs villes. En 1998 quatre jeunes créent dans le quartier des Baladins à Grenoble le premier festival « Quartiers libres ». Pour sa sixième édition en 2006, c’est l’ensemble des quartiers de l’agglomération qui est mobilisé. La programmation mêle artistes professionnels et amateurs. Des ateliers interquartiers de sensibilisation aux pratiques artistiques regroupent pendant plusieurs mois des habitants de tous âges, de toutes communautés. C’est la ville entière qui est en effervescence.
Les Régies de quartier6 sont également des révélateurs de ce potentiel, donnant confiance aux habitants non seulement pour participer à la requalification de leur environnement mais également pour prendre leur place dans le jeu de l’échange qu’il soit économique ou culturel avec le reste de la ville. Ainsi en est-il de la Régie de quartier des Hauts de Chartres qui à partir de ses ateliers d’insertion en mosaïque a non seulement valorisé l’image du quartier lui-même, mais a placé depuis 1996 la ville de Chartres comme le lieu d’excellence en la matière. Les Rencontres internationales de mosaïque y rassemblent tous les deux ans les meilleurs artistes mondiaux ainsi qu’une foule d’amateurs7. De son côté la Régie de quartier des résidences à Belfort a lancé son propre atelier de création et présenté sa collection au Palais des Congrès de Belfort en décembre 2005. L’atelier produit actuellement des costumes pour des reconstitutions historiques du XVe siècle à partir d’anciennes gravures.
Un renouvellement des relations Nord-Sud
Les relations Nord-Sud se limitent souvent aux coopérations d’État à État ou aux aides des ONG humanitaires. Ces démarches politiques ou caritatives impliquant toujours un transfert financier. Les initiatives nées dans les quartiers depuis plus de dix ans sont d’un autre ordre. S’appuyant sur la connaissance particulière des pays d’origine par les migrants, les quartiers ont bâti des formes de partenariat et d’échanges humains très particulières, sans flux financier. La Régie de quartier de la Duchère a inscrit dans son parcours de professionnalisation pour les jeunes en insertion un chantier au Burkina Faso avec d’autres jeunes de ce pays. Celle des Minguettes participe à la réhabilitation de la maison natale de Léopold Senghor au Sénégal. En novembre 2006 trois autres Régies de quartier accueilleront trois associations citoyennes de quartiers populaires d’Algérie qui veulent se développer sur un modèle similaire. Une forme de codéveloppement où le plaisir de la relation et de la découverte de l’autre est premier.
La diversité des apports, l’énergie de la jeunesse, la libre créativité, la capacité à s’organiser pour faire ensemble, qui se manifestent dans les quartiers d’habitat social, peuvent ainsi beaucoup apporter à notre société trop souvent prisonnière de sa monoculture, de ses conformismes ou de son esprit malthusien. C’est en manifestant leur intérêt pour ces ressources dans leurs politiques mêmes d’excellence territoriale que les villes et les acteurs économiques participeront à rétablir la confiance des jeunes des quartiers dans les valeurs républicaines.
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1. Hatzfeld M., Petit traité de la banlieue, 2004, Dunod, Paris.
2. Thème développé dans le n° 376 de mars 2006 de la revue Économie et Humanisme, « Ville, quartiers, banlieues, les ressources des habitants ».
3. Rapport de mars 2002 de Guy Ourisson, Président de l’Académie des sciences.
4. Le seul programme pour l’Amérique latine (bourses Alban) prévoit un flux de 4 000 scientifiques pour un budget de 88 M.
5. Expression empruntée au livre écrit par les habitants d’un quartier de Grenoble sous la direction d’Hervé Bienfait, « Villeneuve de Grenoble, la trentaine », Éd. Cnossos 2005.
6. Une Régie de quartier est une entreprise d’économie solidaire créée sous forme associative entre les habitants d’un quartier, leurs associations, les villes et les bailleurs sociaux avec pour objectif d’impliquer les habitants dans le maintien de la qualité de vie de leur quartier, la production de nouveaux services et le développement du lien social. Les 130 Régies de quartier ont créé 4 500 emplois dont une partie est occupée par des personnes en insertion.
7. La manifestation toujours organisée par la Régie 3R, Rénover, Restaurer, Réhabiliter, accueille cette année, du 28 octobre au 26 novembre 2006, 240 artistes de 15 nationalités. Plus de 10 000 visiteurs sont attendus.