BANQUE : Banque de marché et analyse stratégique, le mariage de la carpe et du lapin ?

Dossier : La BanqueMagazine N°613 Mars 2006Par Jean LATIZEAU (72)Par Patrick FUVEL

Devises, obli­ga­tions, actions, matières pre­mières sont échan­gées, émises, prê­tées au comp­tant ou à terme, déri­vées sous forme d’options, de futures, de war­rants, de swaps, sur des mar­chés orga­ni­sés ou de gré à gré qui s’é­tendent 24 heures sur 24 sur tous les continents…
Le ter­ri­toire des opé­ra­tions de mar­ché donne le ver­tige tant par sa com­plexi­té que par les mon­tants colos­saux mis en œuvre.
Com­plexe mais tech­ni­que­ment acces­sible : un télé­phone, quelques écrans, une poi­gnée de logi­ciels de cal­culs de prix… pour quelques cen­taines de mil­liers d’eu­ros par an une banque peut lan­cer un opé­ra­teur sur les mar­chés et cet opé­ra­teur pour­ra espé­rer rejoindre ces quelques stars du tra­ding qui ont construit des for­tunes en quelques années.
Au bout de ce rêve se trouve par­fois la dés­illu­sion voire, en l’ab­sence de contrôle suf­fi­sant, la catastrophe.

« Si la solution miracle existait cela se saurait »

Sur les mar­chés l’es­prit ration­nel est mis à rude épreuve : du côté aca­dé­mique les éco­no­mistes démontrent par l’ab­surde que toute « mar­tin­gale » durable de tra­ding est illu­soire car sinon rien ne s’op­po­se­rait à des pro­fits illi­mi­tés ou presque, alors que du côté des salles de mar­ché et dans les direc­tions des banques on espère sou­vent tout de la « star » que l’on débauche à grands frais chez un concurrent.

Il n’est pas rare de ren­con­trer des mana­gers che­vron­nés expli­quer que « à quoi bon mesu­rer les volumes d’ac­ti­vi­tés (et par exten­sion quoi que ce soit d’autre que le pro­fit final) puis­qu’on peut tout aus­si bien au cours d’une jour­née être très actif et perdre de l’argent ou au contraire ne rien faire et voir sa posi­tion de départ s’ap­pré­cier » ?

Ain­si, le suc­cès ou l’é­chec semble, pour cer­tains, résul­ter prin­ci­pa­le­ment du mys­tère de l’ins­pi­ra­tion indi­vi­duelle ce qui conduit par­fois les direc­tions des banques soit au fata­lisme de ne pou­voir atti­rer les meilleurs, soit à l’a­gi­ta­tion sté­rile par la suc­ces­sion rapide d’hommes providentiels.

Et pourtant les stratégies gagnantes existent…

Nous consta­tons en effet que cer­taines banques par­viennent à construire des acti­vi­tés de mar­ché dura­ble­ment plus pro­fi­tables que celles de leurs concur­rents, comme, par exemple, Citi­bank, lea­der du mar­ché des changes depuis vingt ans.

À n’en pas dou­ter, ces suc­cès ne sont pas les fruits du pur hasard, mais ceux de la concep­tion et de la mise en œuvre de stra­té­gies gagnantes.

Cepen­dant chaque banque a ses par­ti­cu­la­ri­tés, son posi­tion­ne­ment, son his­toire. Com­ment conce­voir et mettre en œuvre une stra­té­gie effi­cace conçue sur mesure ?

L’ap­proche ana­ly­tique , que notre socié­té a prise comme prin­cipe de base dans le domaine du conseil en stra­té­gie, a maintes fois démon­tré sa « sur­puis­sance » dans l’in­dus­trie, la dis­tri­bu­tion ou les ser­vices plus tra­di­tion­nels. Mais est-elle opé­rante dans ce contexte si par­ti­cu­lier des acti­vi­tés de marché ?

Effec­ti­ve­ment nous avons eu l’oc­ca­sion de pra­ti­quer avec suc­cès ce mariage de la carpe et du lapin, et nous allons décrire les grandes lignes de cet appa­rent tour de force.

Reve­nons tout d’a­bord sur les côtés par­ti­cu­liers des acti­vi­tés de mar­ché en pre­nant l’exemple des acti­vi­tés de taux et de change.

Tout ce qui bouge, bouge parce qu’autre chose bouge

Un des points dis­tinc­tifs des mar­chés de taux et de change est que la marge com­mer­ciale est du même ordre de gran­deur que la fluc­tua­tion à très court terme du prix du pro­duit ven­du. Les sys­tèmes d’in­for­ma­tion clas­siques deviennent alors impuis­sants à sépa­rer éco­no­mi­que­ment les contri­bu­tions des opé­ra­tions com­mer­ciales, des opé­ra­tions de teneur de mar­ché inter­ban­caires ou enfin des opé­ra­tions spéculatives.

Pre­nons un exemple dans lequel nous vous pro­po­sons de jouer le rôle du ban­quier. Le tré­so­rier d’une hol­ding vous demande un prix en euros pour un mil­lion de dol­lars (habi­tuel­le­ment on ne pré­cise pas s’il s’a­git d’a­che­ter ou de vendre) ; vous lui pro­po­sez les deux cours sui­vants : 1,0000 € (si l’in­dus­triel vous vend ses dol­lars) et 1,0003 € (s’il vous achète des dol­lars). L’in­dus­triel décide d’a­che­ter des dol­lars à 1,0003 €. Dans la pra­tique en tant que ban­quier vous pen­siez trou­ver ces dol­lars sur le mar­ché inter­ban­caire en moyenne à 1,0002 € et donc réa­li­ser un gain de 100 € pour chaque mil­lion de dol­lars. Manque de chance dans les minutes qui suivent cette tran­sac­tion, le dol­lar monte et vous ne pou­vez plus vous le pro­cu­rer qu’à 1,0004 € : vous venez de perdre 100 €. Vous pou­viez aus­si attendre que le dol­lar fluc­tue à nou­veau à la baisse pour sol­der votre posi­tion mais vous vous seriez enga­gé alors dans une (courte) opé­ra­tion de spé­cu­la­tion. Quoi qu’il en soit, com­ment répar­tir les gains ou les pertes entre le com­mer­cial qui a ame­né le client et le tra­der qui a fait le prix et qui cherche à rééqui­li­brer ensuite sa posi­tion avec une dose plus ou moins forte de spéculation ?

Pour répondre à cette ques­tion cen­trale nous avons été conduits à ana­ly­ser les reve­nus des dif­fé­rentes com­po­santes d’une acti­vi­té sous une forme pro­ba­bi­liste, en par­tant de la « matière pre­mière » que consti­tuent les cen­taines d’o­pé­ra­tions jour­na­lières dont les sys­tèmes doivent gar­der l’en­re­gis­tre­ment tout au long de l’année.

En plu­sieurs occa­sions, sur des devises et sur des places dif­fé­rentes, nous avons pu faire la démons­tra­tion qu’une telle approche est effec­ti­ve­ment en mesure de dis­so­cier dans les reve­nus les com­po­santes com­mer­ciales des com­po­santes spé­cu­la­tives et donc de per­mettre d’ar­bi­trer stra­té­gi­que­ment entre ces deux orientations.

Une fois quan­ti­fiées, les per­for­mances com­mer­ciales mesu­rées par le couple (marge-volume) sur chaque mar­ché pris indi­vi­duel­le­ment répondent à des pro­blé­ma­tiques concur­ren­tielles com­plexes certes, mais stables et au fond « classiques ».
À titre d’exemple les fac­teurs sui­vants (soi­gneu­se­ment para­mé­trés) se sont avé­rés impor­tants et pour cer­tains « seg­men­tants » sur le mar­ché des changes :

• la régu­la­ri­té dans la qua­li­té des prix proposés,
 l’in­fluence de la rela­tion glo­bale avec le banquier,
 la qua­li­té du ser­vice et de l’in­for­ma­tion fournis,
 la qua­li­té de la rela­tion interpersonnelle,
 la gamme de pro­duits trai­tés, etc.

Dans les autres indus­tries plus « tra­di­tion­nelles » évo­quées ci-des­sus, on pour­rait trou­ver des « fac­teurs expli­ca­tifs » simi­laires, mais avec une quan­ti­fi­ca­tion à chaque fois dif­fé­rente de leur pon­dé­ra­tion et de leur intensité.

De la même façon la capa­ci­té à géné­rer des marges dans le métier de tra­ding et mar­ket-making (en plus des com­po­santes com­mer­ciales citées ci-des­sus) peut s’a­na­ly­ser en termes struc­tu­rels. Par­mi les fac­teurs expli­ca­tifs stables on trouve le volume des flux trai­tés, le type de contre­par­tie, etc.

In fine, le rési­du sta­tis­tique (part de la per­for­mance qui n’est expli­quée par aucun para­mètre phy­sique) peut être consi­dé­ré comme l’ef­fi­ca­ci­té spé­ci­fique de telle ou telle équipe… On en est alors effec­ti­ve­ment à mesu­rer le talent indi­vi­duel qui, à défaut d’être le seul fac­teur comme on le dit trop sou­vent, existe quand même !

Et les coûts dans tout cela ?

Nous avons insis­té sur la spé­ci­fi­ci­té des acti­vi­tés de mar­ché en ce qui concerne la géné­ra­tion de marge. Autant les reve­nus des acti­vi­tés de mar­ché sont sou­mis à d’é­normes fluc­tua­tions autant les coûts dans ces métiers sont rela­ti­ve­ment fixes.

Cepen­dant, l’a­na­lyse des coûts et per­for­mances des sys­tèmes et des back-offices des acti­vi­tés de mar­ché demeure fon­da­men­tale à l’heure des choix stra­té­giques. La mesure des avan­tages ou des han­di­caps liés à la taille, à la dis­po­si­tion des sites, aux niveaux de pro­duc­ti­vi­té est tou­jours aus­si indis­pen­sable pour tra­cer les voies d’a­mé­lio­ra­tion et pour déci­der des axes stra­té­giques les plus rémunérateurs.

Dans des métiers pour cer­tains de plus en plus bana­li­sés (comme le mar­ché SPOT des grandes devises, ou le mar­ché des OAT) l’a­na­lyse des struc­tures de coûts reste un pilier de la réflexion finale. Nous avons pu iden­ti­fier de cette manière des écarts d’ef­fi­ca­ci­té concur­ren­tiels aus­si impor­tants que dans le domaine des revenus.

L’invariance de l’analyse stratégique

Au bout du compte la démarche stra­té­gique que nous pra­ti­quons sur les acti­vi­tés de mar­ché com­bine les réflexions sur la géné­ra­tion de reve­nus et sur les règles de fixa­tion des coûts. Elle per­met lors­qu’elle est menée à son terme de dres­ser un diag­nos­tic stra­té­gique d’en­semble en répon­dant aux ques­tions majeures :

 sur chaque pro­duit de mar­ché dans quelles pro­por­tions une banque est-elle un four­nis­seur à des clients finals, un teneur de mar­ché ou un spé­cu­la­teur averti ?
 quels sont les contri­bu­tions et les risques de ces dif­fé­rentes com­po­santes de l’activité ?
 quelle est la posi­tion struc­tu­relle face à la concur­rence et face à l’é­vo­lu­tion de la demande ?
 peut-on opti­mi­ser la conduite des opé­ra­tions par rap­port au poten­tiel structurel ?
 quelles orien­ta­tions doit-on prendre en termes de clien­tèles, de por­te­feuille pro­duits, de por­te­feuille d’ac­ti­vi­tés pour satis­faire au mieux l’actionnaire ?

Appli­qués aux acti­vi­tés de mar­ché, les objec­tifs de la démarche stra­té­gique n’ont rien per­du de leur ambi­tion de ratio­na­li­sa­tion. Mais pour être au ren­dez-vous il a fal­lu adap­ter la métho­do­lo­gie à la com­plexi­té et à l’ins­ta­bi­li­té des mar­chés de capitaux.

À ce titre, alors que les banques cherchent désor­mais à inté­grer des scien­ti­fiques pour par­ti­ci­per à la ges­tion de leurs opé­ra­tions, dans notre socié­té les ingé­nieurs ont tou­jours consti­tué le noyau dur des équipes qui sont aujourd’­hui char­gées de décor­ti­quer la pro­blé­ma­tique stra­té­gique d’in­dus­tries com­plexes du sec­teur ban­caire, ou d’autres secteurs.

Exclu­si­ve­ment dédié au diag­nos­tic stra­té­gique et à la mise en œuvre des recom­man­da­tions dans le domaine de l’é­co­no­mie concur­ren­tielle, Mars & Co a été créé en 1979 à Paris par Domi­nique G. Mars et tra­vaille en par­te­na­riat exclu­sif avec un nombre limi­té de clients à l’é­chelle mon­diale. Avec les bureaux de Londres, New York, Paris, San Fran­cis­co, Tokyo et Shan­ghai, l’ef­fec­tif total est de l’ordre de 300 consultants.

Jean Latizeau(72) est vice-pré­sident de Mars & Co, qu’il a rejoint à sa créa­tion, après quatre ans pas­sés à la Direc­tion du mar­ke­ting d’Unilever.
Patrick Fuvel (vice-pré­sident) est ingé­nieur civil des Ponts et Chaus­sées (80) et diplô­mé de Stan­ford (MS 81). Il a tra­vaillé quatre ans chez Total comme chef de pro­jet en recherche tech­no­lo­gique avant de rece­voir son MBA de l’IN­SEAD et de rejoindre Mars & Co en 1988.

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