Banque et mathématiques

Dossier : Mathématiques et entreprisesMagazine N°577 Septembre 2002Par Guillaume PRATE (78)
Par Jérôme LEGRAS (93)
Par Julien TURC (94)

On peut vivre dans une banque une expé­rience bien rafraî­chis­sante pour un ancien tau­pin : y trou­ver un tableau cou­vert d’é­qua­tions dif­fé­ren­tielles dans une salle de réunion.

La finance aurait-elle donc dépas­sé le stade de la règle de trois ?

Effec­ti­ve­ment ! Sous l’im­pul­sion des deux outils que sont les mathé­ma­tiques et l’in­for­ma­tique, la banque est deve­nue une indus­trie de pointe.

L’histoire de la banque : entre services, risques et mathématiques

Pour com­prendre le lien qui existe aujourd’­hui entre le métier ban­caire et les mathé­ma­tiques, il faut d’a­bord nous replon­ger dans l’his­toire de l’ac­ti­vi­té ban­caire et de son rôle dans l’économie.

La préhistoire florentine

Face à la mul­ti­tude des ser­vices offerts par les banques modernes, on peut se deman­der s’il existe une sorte de cause com­mune, un prin­ceps, dont toutes les acti­vi­tés ban­caires seraient dérivées.

4% rente perpétuelleSi l’on écarte les pré­mices de l’An­ti­qui­té, la pré­his­toire de la banque euro­péenne se limite à deux acti­vi­tés. La pre­mière est celle des prê­teurs juifs – la reli­gion catho­lique inter­di­sant stric­te­ment tout cré­dit. La seconde est celle des orfèvres, qui conser­vaient dans leurs coffres-forts l’or et les objets précieux.

On trouve déjà ici les deux fon­de­ments de la banque : le risque (celui de ne pas être rem­bour­sé ou d’être cam­brio­lé) et le ser­vice (l’u­ti­li­sa­tion du coffre-fort et la mise à dis­po­si­tion de liquidités).

Pour­tant, on ne parle pas de banque avant la créa­tion, à Flo­rence, au début du XIVe siècle, de la banque Médi­cis qui sut pro­po­ser des ser­vices propres à per­mettre un réel déve­lop­pe­ment de l’é­co­no­mie mar­chande. C’est ain­si qu’ap­pa­raissent les pre­miers sys­tèmes de com­pen­sa­tion pour s’af­fran­chir du trans­port de l’or, les pre­miers bureaux de change, et le déve­lop­pe­ment du cré­dit ados­sé à des dépôts.

Les ser­vices ren­dus par les ban­quiers vont bien évi­dem­ment de pair avec le risque qu’ils prennent. Un sys­tème de com­pen­sa­tion entraîne un risque dans la conser­va­tion et le trans­port des fonds, l’offre de change sou­met le ban­quier à un risque de varia­tion du taux de change et l’offre de cré­dits, ados­sés à des dépôts exi­gibles, fait ris­quer le retrait de ces dépôts sans que les prêts soient rem­bour­sés. Face à ces risques, de quels outils dis­po­saient les ban­quiers des siècles pas­sés ? Le cal­cul des pro­ba­bi­li­tés n’exis­tant pas à l’é­poque, le ban­quier flo­ren­tin n’a­vait guère comme guide que son instinct…

L’explosion capitaliste

On peut rat­ta­cher, de façon certes arti­fi­cielle, la nais­sance du capi­ta­lisme et de la spé­cu­la­tion à celle de la banque cen­trale hol­lan­daise au XVIIIe siècle. Cette banque ins­pi­ra Law dans le déve­lop­pe­ment de sa célèbre méthode qui consti­tue un acte fon­da­teur de l’é­co­no­mie moderne, car elle mélange la créa­tion contrô­lée de mon­naie fidu­ciaire, l’in­ves­tis­se­ment per­mis grâce à la consti­tu­tion de socié­tés par actions, la mesure pré­cise des divi­dendes, du coût du cré­dit, des inté­rêts, etc.

S’en ins­pi­rant, sans l’a­vouer, les ban­quiers du XIXe vont por­ter le capi­ta­lisme vers des som­mets à par­tir d’un prin­cipe simple : le finan­ce­ment de socié­tés par le cré­dit ou par la sous­crip­tion d’ac­tions et l’in­ves­tis­se­ment dans des entre­prises pro­mises à une crois­sance ver­ti­gi­neuse (le rail, l’el­do­ra­do amé­ri­cain, etc.). Les Bourses euro­péennes connaissent un essor for­mi­dable en per­met­tant la cota­tion, non seule­ment des actions, mais aus­si des rentes, donc des taux d’in­té­rêt. Le ban­quier devient celui qui cana­lise l’é­pargne et per­met les investissements.

Les risques accom­pa­gnant ces ser­vices sont plus nom­breux et plus com­plexes que ceux aux­quels les ban­quiers flo­ren­tins devaient faire face. L’ap­pa­ri­tion des mar­chés, notam­ment les Bourses, fait sup­por­ter un nou­veau risque aux ban­quiers, le risque dit de mar­ché : le risque de subir des moins-values impor­tantes lors de la revente, indé­pen­dam­ment d’un défaut de paiement.

Les outils mathé­ma­tiques à la dis­po­si­tion des ban­quiers res­tent frustes. C’est à la règle de trois, à la méthode bran­de­bour­geoise de cal­cul des inté­rêts, bref aux pré­mices du cal­cul actua­riel, que les ban­quiers ont recours.

L’ère moderne

Durant la Seconde Guerre mon­diale, l’in­for­ma­tique prend une dimen­sion nou­velle qui per­met­tra tout d’a­bord de moder­ni­ser les tech­niques de cal­cul de la valeur actuelle nette, du taux d’actualisation.

Elle per­met­tra ensuite l’u­ti­li­sa­tion du cal­cul numé­rique dans la réso­lu­tion d’é­qua­tions com­plexes, jus­qu’a­lors inuti­li­sées. Les équa­tions dif­fé­ren­tielles res­tent, dans l’im­mense majo­ri­té des cas, impos­sibles à résoudre ana­ly­ti­que­ment. Grâce à l’in­for­ma­tique, une solu­tion numé­rique, qui ne satis­fe­ra peut-être pas le mathé­ma­ti­cien, mais qui com­ble­ra le ban­quier, peut être obtenue.

Ces équa­tions sont bien sou­vent des déri­vés de la célèbre for­mule décou­verte en 1973 par Black et Scholes (et indé­pen­dam­ment par Mer­ton). Cette for­mule, qui a le grand mérite d’a­voir une solu­tion ana­ly­tique, va pro­vo­quer un véri­table séisme dans l’in­dus­trie ban­caire puis­qu’elle per­met de cal­cu­ler de façon expli­cite le prix des pro­duits déri­vés (qui exis­taient bien avant l’in­ven­tion de cette for­mule comme le montre l’af­fiche repré­sen­tée en illus­tra­tion…). Le grand mérite de Black et Scholes est de pro­po­ser la pre­mière for­mule expli­cite et faci­le­ment exploi­table, même si les hypo­thèses sous-jacentes ne sont pas néces­sai­re­ment véri­fiées : ce n’est qu’un outil d’aide à la déci­sion sur les mar­chés qui sont régis par les méca­nismes d’offre et de demande.

La for­mule de Black et Scholes

Une option d’a­chat donne le droit, mais pas l’o­bli­ga­tion, d’a­che­ter, à une date don­née, un titre, dit sous-jacent, à un prix fixé à l’a­vance. Quel est le prix d’un tel pro­duit ? S’il est par­fai­te­ment connu à l’é­chéance, peut-on pour autant connaître son prix à toute date et en par­ti­cu­lier à la date d’é­mis­sion ? Ce prix est-il sub­jec­tif, fonc­tion des desi­de­ra­ta et besoins des agents éco­no­miques ou ne dépend-il que des carac­té­ris­tiques du sous-jacent ?

En 1973, Black et Scholes montrent que si le sous-jacent obéit à un modèle de dif­fu­sion simple on peut construire une stra­té­gie d’in­ves­tis­se­ment qui réplique par­fai­te­ment l’op­tion. Le prix de cette stra­té­gie et celui de l’op­tion doivent donc être le même. Mathé­ma­ti­que­ment, ceci se tra­duit par l’é­qua­tion de la cha­leur en une dimen­sion, réso­lue par Fou­rier au XVIIIe siècle, et ain­si trans­po­sée en finance pour deve­nir, une fois réso­lue dans le cas par­ti­cu­lier de l’op­tion d’a­chat, la for­mule de Black et Scholes.

La for­mule de Black et Scholes (cf. enca­dré) est à l’o­ri­gine d’une indus­trie essen­tielle, celle des pro­duits déri­vés, qui repré­sente aujourd’­hui plu­sieurs tril­lions de dol­lars. Un pro­duit déri­vé est un pro­duit finan­cier qui donne le droit à son por­teur de rece­voir des flux direc­te­ment fonc­tion d’un autre titre finan­cier. Ces pro­duits per­mettent donc, en théo­rie, de cou­vrir tous les risques possibles.

En effet, dès lors qu’un risque de perdre X sur­vient si Y se pro­duit, il suf­fit d’a­che­ter un pro­duit déri­vé payant X si Y. Le vieux métier de ban­quier est ain­si pous­sé à son extrême : rendre le ser­vice de cou­vrir tous les risques finan­ciers imaginables.

Le génie de la for­mule de Black et Scholes est qu’elle per­met non seule­ment de cal­cu­ler les prix, mais aus­si de déter­mi­ner des stra­té­gies d’in­ves­tis­se­ment dyna­miques qui per­mettent à la per­sonne ayant pris le risque de le cou­vrir entiè­re­ment sur les mar­chés traditionnels.

La remar­quable explo­sion des pro­duits déri­vés n’oc­culte pas les autres évo­lu­tions majeures du sys­tème ban­caire. Pour satis­faire l’ap­pé­tit des inves­tis­seurs, les banques ont été ame­nées à vendre des actifs qui seraient aupa­ra­vant res­tés dans leurs bilans, ce qui les a conduites à deve­nir de plus en plus des pres­ta­taires de ser­vices. Cette ten­dance a été ren­for­cée par l’é­vo­lu­tion de la régle­men­ta­tion ban­caire et la mise en place du ratio de sol­va­bi­li­té qui, en impo­sant d’a­dos­ser des fonds propres à chaque enga­ge­ment, limite la taille du bilan et incite les banques à opé­rer une sélec­tion sévère de leurs actifs pour satis­faire les exi­gences crois­santes des action­naires en termes de retour sur investissement.

Les banques ont donc vu se diver­si­fier consi­dé­ra­ble­ment leurs métiers pour deve­nir, en vrac, inter­mé­diaires entre emprun­teurs et inves­tis­seurs, ven­deurs d’ins­tru­ments de cou­ver­ture, four­nis­seurs d’ac­cès aux mar­chés pour leur clien­tèle, contre­par­tie vis-à-vis du mar­ché, ges­tion­naires d’ac­tifs, conseillers tech­niques, etc.

Ceci n’a pas empê­ché les banques de conser­ver un rôle majeur en tant que pre­neuses ou ges­tion­naires de risques. Qu’ils soient emprun­teurs ou inves­tis­seurs, les clients attendent tou­jours de leur banque qu’elle sache prendre des risques. L’é­vo­lu­tion de son rôle ne conduit pas le ban­quier à prendre moins de risques, mais à prendre des risques plus variés et à les faire tour­ner plus rapi­de­ment. Tout ceci s’est évi­dem­ment accom­pa­gné d’une tech­ni­ci­té accrue, sujet sur lequel nous revien­drons plus loin.

Cette évo­lu­tion s’est accom­pa­gnée de l’in­té­gra­tion d’ou­tils mathé­ma­tiques de plus en plus com­plexes dans tous les métiers de la banque en sui­vant l’exemple de ce qui s’é­tait pas­sé sur les déri­vés avec Black et Scholes. Si les pro­ba­bi­li­tés se sont taillées jus­qu’i­ci la part du lion, les banques com­mencent à faire appel à des numé­ri­ciens, indis­pen­sables lors­qu’il s’a­git de résoudre des équa­tions, des spé­cia­listes de l’a­na­lyse, capables d’ap­por­ter des solu­tions d’op­ti­mi­sa­tion ori­gi­nales, des spé­cia­listes de la théo­rie des nombres, qui trou­ve­ront des tech­niques de simu­la­tion incroya­ble­ment rapides, ou même des logi­ciens » flous « , lorsque les rai­son­ne­ments binaires ne suf­fisent plus…

L’utilisation des mathématiques dans les différents secteurs de la banque

Nous allons à pré­sent illus­trer la richesse des déve­lop­pe­ments mathé­ma­tiques uti­li­sés au sein de cha­cun des grands pans de l’ac­ti­vi­té bancaire.

La mesure et la gestion du risque de crédit

Com­men­çons par décrire l’ar­se­nal mathé­ma­tique uti­li­sé dans la mesure et la ges­tion du risque de cré­dit, com­mun à toutes les acti­vi­tés ban­caires. Mal­gré l’im­por­tance de ce risque, sa quan­ti­fi­ca­tion est un phé­no­mène récent. Les banques ont pen­dant long­temps béné­fi­cié de condi­tions excep­tion­nelles leur per­met­tant de trans­for­mer avec une marge confor­table leurs res­sources à court terme, les dépôts, en emplois à long terme, les prêts. Depuis, les poli­tiques de sta­bi­li­té des prix et la concur­rence accrue ont peu à peu lami­né ces cous­sins pro­tec­teurs. Accu­lée, la banque doit pilo­ter son risque de cré­dit de plus en plus fine­ment et éprouve donc le besoin de le quantifier.

Recrutement de polytechniciens à la Société GénéraleLe risque de cré­dit d’un enga­ge­ment est le risque de perte liée à un chan­ge­ment de la qua­li­té de cré­dit. La mani­fes­ta­tion la plus simple est le défaut de paie­ment. Pour éva­luer ce risque, on pro­cède en deux temps. On mesure tout d’a­bord le risque intrin­sèque de chaque cré­dit avant d’a­gré­ger toutes ces infor­ma­tions pour éva­luer le risque du por­te­feuille, en y intro­dui­sant les effets de diver­si­fi­ca­tion. Pour ce faire, le ban­quier dis­pose d’un arse­nal d’ou­tils que nous allons main­te­nant esquisser.

Le pre­mier est la nota­tion qui consiste à attri­buer une pro­ba­bi­li­té de défaut à l’emprunteur. En la matière, il existe une longue tra­di­tion de méthodes d’a­na­lyse de don­nées, qui visent à seg­men­ter le plus fine­ment pos­sible la popu­la­tion en classes homo­gènes de risque. D’autres méthodes plus avan­cées, se fon­dant sur la théo­rie des options et s’ap­puyant sur le cal­cul sto­chas­tique, émergent depuis quinze ans.

La pro­ba­bi­li­té de défaut de l’emprunteur est géné­ra­le­ment esti­mée pour une année. Pour esti­mer les risques sur un hori­zon quel­conque, on s’en remet­tra sou­vent à l’ob­ser­va­tion des évo­lu­tions tem­po­relles de la note à l’aide d’une matrice de chan­ge­ments de notes modé­li­sée à l’aide de chaînes de Mar­kov dont l’in­ter­pré­ta­tion se fait au moyen de l’al­gèbre linéaire.

La seconde étape est celle qui per­met le pas­sage du risque indi­vi­duel au risque du por­te­feuille. La clef de ce pas­sage se trouve dans la prise en compte des phé­no­mènes de dépen­dance. Cette dépen­dance est sou­vent mesu­rée par la cor­ré­la­tion, mais il s’a­git là d’une pra­tique peu rigou­reuse tant les esti­ma­tions faites sont brui­tées. On a alors recours à la théo­rie des matrices aléa­toires qui per­met de débrui­ter les esti­ma­teurs, par la sépa­ra­tion des cor­ré­la­tions signi­fi­ca­tives et des arte­facts sta­tis­tiques. Cette théo­rie entre­tient une rela­tion intime avec la répar­ti­tion des zéros de la fonc­tion zêta d’Eu­ler-Rie­mann, una­ni­me­ment consi­dé­rée comme le pro­blème le plus dif­fi­cile en mathé­ma­tiques aujourd’­hui, clef du mys­tère de la répar­ti­tion des nombres pre­miers, avec des rami­fi­ca­tions pro­fondes en mathé­ma­tiques et en phy­sique théorique.

Un vieil adage de ban­quier affirme que » mesu­rer n’est pas gérer « . La mesure du risque ne suf­fit pas et n’a de sens que si elle s’ac­com­pagne de déci­sions de ges­tion. Nous ne trai­te­rons ici que d’une des prin­ci­pales ques­tions en matière de ges­tion de cré­dit : com­ment prendre la déci­sion d’en­trée ou de sor­tie d’un engagement ?

L’i­dée de départ est que l’ac­ti­vi­té est finan­cée par une cer­taine quan­ti­té de capi­tal et que l’ob­jec­tif est de maxi­mi­ser le reve­nu par uni­té de capi­tal, sous une contrainte de risque. Cette intui­tion, qui n’est pas le seul objec­tif admis­sible, peut être fon­dée par la théo­rie mathé­ma­tique de la déci­sion. L’i­dée sui­vante, par­tant de l’é­vi­dence selon laquelle chaque enga­ge­ment contri­bue au risque total du por­te­feuille, consiste à impu­ter à chaque enga­ge­ment une quote-part du capi­tal. Cette déter­mi­na­tion a été éta­blie en emprun­tant deux voies très dif­fé­rentes : la théo­rie des jeux et la dif­fé­ren­tia­bi­li­té des mesures condi­tion­nelles. La per­for­mance de chaque enga­ge­ment est ensuite sim­ple­ment le ratio de ses reve­nus sur sa quote-part de capi­tal. Le niveau théo­rique de per­for­mance requise pour prendre une déci­sion d’en­trée ou de sor­tie peut alors être expri­mé au moyen de tech­niques d’op­ti­mi­sa­tion convexe.

La banque de détail

Pen­chons-nous à pré­sent sur l’ac­ti­vi­té ban­caire la plus fami­lière à nos lec­teurs, celle de la banque des par­ti­cu­liers. L’u­sine de trans­for­ma­tion des dépôts des par­ti­cu­liers en cré­dits ne se passe pas d’ou­tils com­plexes, car les pro­duits appa­rem­ment les plus simples offrent pour le ban­quier des pro­fils incer­tains. Pour ten­ter de pré­voir l’é­vo­lu­tion des res­sources et des emplois de la banque, le ges­tion­naire du bilan devra uti­li­ser des modèles dont le choix sera struc­tu­rant et qui posent prin­ci­pa­le­ment les trois pro­blèmes suivants.

Le pre­mier tient à la ges­tion des res­sources non échéan­cées. La qua­si-tota­li­té des res­sources d’une banque de réseau fran­çaise est consti­tuée de dépôts à vue, de comptes sur livret et d’é­pargne régle­men­tée, autant de pro­duits liquides et immé­dia­te­ment exi­gibles pour le dépo­sant. La banque doit donc esti­mer la sta­bi­li­té de ces res­sources, ce qui la conduit à inté­grer l’é­vo­lu­tion de ses encours en fonc­tion de don­nées finan­cières, macro-éco­no­miques et com­por­te­men­tales, des légis­la­tions et des déci­sions poli­tiques, etc., tout en res­pec­tant des contraintes prudentielles.

Le second est l’é­pargne loge­ment : conçue pour favo­ri­ser l’ac­ces­sion à la pro­prié­té, elle est deve­nue un pro­duit de pla­ce­ment finan­cier redou­table, sans doute le seul pro­duit au monde liquide à taux fixe à durée infi­nie ! Il consti­tue un véri­table casse-tête pour le ban­quier tant les clauses qu’il contient sont com­plexes à représenter.

Le troi­sième est celui du rem­bour­se­ment anti­ci­pé des prêts immo­bi­liers : les Fran­çais empruntent le plus sou­vent à taux fixe et ils béné­fi­cient d’op­tions de rem­bour­se­ment par anti­ci­pa­tion, dont les coûts leur sont peu ou pas réper­cu­tés. La banque doit donc ten­ter de modé­li­ser le taux de rem­bour­se­ment anti­ci­pé afin de l’in­té­grer dans sa ges­tion de bilan.

Les ins­tru­ments mathé­ma­tiques uti­li­sés reposent essen­tiel­le­ment sur la modé­li­sa­tion com­por­te­men­tale et sur les fac­teurs dis­cri­mi­nants. Les sta­tis­ti­ciens ban­caires cherchent à sélec­tion­ner les fac­teurs per­ti­nents dans les choix du client. Cer­tains paraissent évi­dents (niveau des taux d’in­té­rêt) alors que d’autres peuvent appor­ter un vrai avan­tage com­pa­ra­tif. L’a­na­lyse, le plus sou­vent pro­ba­bi­liste, de l’é­vo­lu­tion de ces fac­teurs dis­cri­mi­nants per­met soit de posi­tion­ner les encours déli­cats dans le bilan, soit d’é­tu­dier l’é­vo­lu­tion de leur valeur pour défi­nir une poli­tique de cou­ver­ture appropriée.

Le ges­tion­naire du bilan n’est cepen­dant pas le seul inté­res­sé à cette ques­tion. Le pilo­tage com­mer­cial et la déter­mi­na­tion des prix sont étroi­te­ment liés aux résul­tats de la ges­tion ana­ly­tique. C’est donc toute la chaîne, de la défi­ni­tion des pro­duits à la fac­tu­ra­tion des clients, qui dépend de la réso­lu­tion des pro­blèmes évo­qués ci-dessus.

La banque de financement et d’investissement

La banque de finan­ce­ment et d’in­ves­tis­se­ment est, depuis les tra­vaux de Black et Scholes, grand consom­ma­teur de mathématiques.

Inter­view de Richard Ques­sette (90)

Richard, peux-tu nous dire quelques mots du domaine sur lequel tu travailles ?
Je tra­vaille sur un desk de tra­ding d’op­tions exo­tiques sur actions. Les options exo­tiques sont des pro­duits com­plexes, sur mesure : par exemple l’op­tion d’a­che­ter un panier de dix actions à un prix don­né. Mon rôle consiste à pro­po­ser des prix sur ces struc­tures com­plexes et à gérer le risque pour la banque.

Quels sont les outils mathé­ma­tiques néces­saires ? Quelle est leur phi­lo­so­phie d’utilisation ?
Pour esti­mer les prix, on doit modé­li­ser un com­por­te­ment aléa­toire du cours des actifs. Ceci néces­site des connais­sances en pro­ba­bi­li­tés et pro­ces­sus de dif­fu­sion. Par ailleurs, on doit ana­ly­ser l’a­dé­qua­tion des modèles aux réa­li­tés du mar­ché. Les risques des pro­duits étant ana­ly­sés par le biais du modèle, il est impor­tant d’en com­prendre les limites. Si un modèle repose sur une hypo­thèse forte et qu’un pro­duit joue sur les écarts entre cette hypo­thèse et la réa­li­té, alors le modèle n’est plus per­ti­nent. Un modèle n’est qu’un outil d’aide à la déci­sion, il ne four­nit qu’une repré­sen­ta­tion par­tielle et néces­sai­re­ment défor­mée de la réalité.

Com­ment se fait le lien entre mathé­ma­tiques et tra­ding ?
Une cel­lule de R&D s’oc­cupe des mathé­ma­tiques. Les tra­ders doivent rédi­ger des cahiers des charges et par consé­quent avoir du répon­dant par rap­port aux cher­cheurs. C’est sans doute pour­quoi ils ont tous une for­ma­tion scientifique.

C’est avant tout sur le mar­ché des pro­duits déri­vés que les mathé­ma­ti­ciens ban­caires ont pu faire leurs armes. Pour évo­quer le monde des pro­duits déri­vés, inter­vie­wons un tra­der sur déri­vés com­plexes sur actions.

Les acti­vi­tés de mar­ché dis­posent aujourd’­hui d’un cor­pus théo­rique non négli­geable et la recherche doit se concen­trer sur la mise en œuvre, immense ter­rain en friche qui est du domaine des mathé­ma­tiques appli­quées. Cette évo­lu­tion conduit les équipes de recherche à accueillir des phy­si­ciens, appré­ciés pour leur capa­ci­té de mise en œuvre et leur sou­ci de réa­lisme empirique.

La gestion pour compte de tiers

La ges­tion d’ac­tifs inté­resse les théo­ri­ciens de la finance depuis long­temps. Une des pre­mières per­cées des mathé­ma­tiques en finance est due à la théo­rie de Mar­ko­witz et Samuel­son sur l’al­lo­ca­tion opti­male d’ac­tifs. Dis­po­sant d’une cer­taine somme d’argent, et en fonc­tion de mon atti­tude vis-à-vis du risque, com­ment puis-je déter­mi­ner les actifs qu’il est opti­mal d’a­che­ter ? Ce pro­blème est évi­dem­ment tou­jours d’ac­tua­li­té et cer­tains déve­lop­pe­ments mathé­ma­tiques issus de la recherche uni­ver­si­taire sont quo­ti­dien­ne­ment uti­li­sés par un grand nombre de gérants d’actifs.

La » mathé­ma­ti­sa­tion » du métier de la ges­tion d’ac­tifs s’ac­cé­lère depuis quelques années, à l’i­mage de la banque d’in­ves­tis­se­ment dans les années quatre-vingt. Elles sont notam­ment uti­li­sées dans la » ges­tion alter­na­tive « , qui vise à obte­nir de bonnes per­for­mances via une métho­do­lo­gie non tra­di­tion­nelle, qua­li­fiée d’al­ter­na­tive. Que ce soit pour arbi­trer entre les modèles exis­tants, arbi­trer des évé­ne­ments poli­ti­co-éco­no­miques, jouer des ten­dances, valo­ri­ser des actions, les mathé­ma­tiques sont pré­sentes et per­mettent de détec­ter (sta­tis­tiques), d’é­va­luer (ana­lyse), d’or­ga­ni­ser (algèbre), d’op­ti­mi­ser, etc.

L’or­ga­ni­sa­tion de ces tech­niques de ges­tion se fait autour de véhi­cules d’in­ves­tis­se­ment spé­ciaux, nés aux États-Unis, que sont les hedge funds et qui ont cha­cun leur spé­cia­li­té, qui requiert une exper­tise réelle sur une niche d’ac­tifs don­née. On peut citer l’exemple des » Long-Short » qui achètent des actions gagnantes et vendent les per­dantes, cette par­ti­tion s’ap­puyant sur des modèles mathé­ma­tiques : ana­lyse de séries tem­po­relles, méthodes sta­tis­tiques, algèbre, etc.

Conclusion

Il semble donc que la R&D dans les banques puisse sou­te­nir la com­pa­rai­son avec bien des sec­teurs indus­triels en termes de com­plexi­té des pro­blé­ma­tiques, de varié­té des décou­vertes, etc. La dif­fé­rence majeure tient au fait que ce n’est que depuis vingt ans que la banque a été vrai­ment inves­tie par les ingénieurs.

La banque reste donc, pour la recherche mathé­ma­tique, une jeune indus­trie, même si les pro­blèmes sou­le­vés ont une ori­gine très ancienne. Le rythme de la recherche et des décou­vertes a été impres­sion­nant, mais le champ à explo­rer reste immense : il embrasse non seule­ment les options et autres pro­duits déri­vés, mais éga­le­ment bien d’autres domaines de la banque. Les mathé­ma­tiques ont per­mis à de nou­veaux métiers ban­caires de voir le jour ; elles ont éga­le­ment pro­mu de nou­velles approches des métiers traditionnels.

Dans tous ces domaines, les banques sont en train de dépas­ser le stade de la recherche d’une modé­li­sa­tion idéale, pour adop­ter une approche d’in­gé­nieur avec la conscience que le plus grand risque lié à l’u­ti­li­sa­tion des modèles est de les prendre au pied de la lettre et de confondre la carte avec ce qu’elle est sup­po­sée repré­sen­ter… Simul­ta­né­ment, elles passent pro­gres­si­ve­ment de l’ar­ti­sa­nat à l’ère indus­trielle. La pre­mière étape a four­ni aux banques tout un cor­pus mathé­ma­tique pré­cieux, la deuxième voit naître une approche plus prag­ma­tique, plus sou­cieuse de la réa­li­té empirique.

Pour trai­ter les pro­blé­ma­tiques évo­quées, les banques ont tou­jours, et auront encore long­temps, besoin de beau­coup de jeunes gens ayant une for­ma­tion scien­ti­fique : grandes écoles d’in­gé­nieurs ou for­ma­tions uni­ver­si­taires de haut niveau. La pre­mière géné­ra­tion avait sou­vent un par­cours plus mathé­ma­tique que phy­sique. Aujourd’­hui, le recru­te­ment des phy­si­ciens aug­mente, ce qui per­met­tra pro­gres­si­ve­ment un meilleur équi­libre des cultures dans les équipes de R&D. 

Nous adres­sons tous nos remer­cie­ments à Chris­tophe Petit­men­gin (80) et à nos col­lègues de la Socié­té Géné­rale qui ont contri­bué à cet article.

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