Baroques et autres
Avant le XVIIIe siècle, en Occident, on écoute ou on joue de la musique pour se divertir ou pour accompagner un acte religieux, rarement pour éprouver une émotion profane. Le culte de l’émotion musicale, symbolisé par cette pamoison des jeunes filles musiciennes qui exaspère Radiguet, est antérieur au Romantisme et date peut-être de l’apparition du piano, instrument autonome des intérieurs familiaux qui autorise tous les abandons. Serait-il possible que les musiques anciennes, qui touchent si bien l’homme d’aujourd’hui, n’aient été pour ceux de leur époque qu’un accompagnement aimable ou austère de leur vie, au mieux un jeu de l’intellect, qu’ils écoutaient sans passion ? L’amour de la musique baroque serait alors un joli contresens, ou simplement la nostalgie d’une époque que nous parons – à tort – des vertus de l’âge d’or.
Marin Marais, Rameau, Aubert
Nombre de Français ont découvert Marin Marais (1656- 1728) avec le film Tous les matins du monde. C’est un musicien de premier ordre que nous révèle la publication de ses pièces de viole, dont le 4e livre vient d’être enregistré par des musiciens spécialistes des instruments à cordes anciens (violone, basse de viole, théorbe, luth)1. Il s’agit de huit Suites d’un goût français (dont deux pour trois violes) et d’une vaste Suite d’un goût étranger. L’écriture est complexe et raffinée, l’invention foisonnante ; les timbres des instruments, la pulsion propre à la musique baroque, les harmonies jamais banales et parfois hardies, particulièrement dans la Suite d’un goût étranger, tout concourt à faire de ces suites une musique d’exception à laquelle on prend un plaisir intense et qui ne doit rien à l’évocation dorée du Grand Siècle.
Avec Rameau (1683−1764), on est en terrain plus connu, et ses Concerts pour le clavecin font partie de la discothèque de base de l’honnête homme. C’est apparemment à un émule de Rameau que l’on doit les transcriptions qui sont devenues les Six Concerts en sextuor, que viennent d’enregistrer Les Talens Lyriques dirigés par Christophe Rousset2. Musique également raffinée, vivace, subtile, qui s’inscrit dans la lignée de cette musique française qui, après un XIXe siècle moins subtil, devait conduire à Debussy, Ravel, Poulenc, Milhaud. Aubert (1689−1753), lui, s’est fortement inspiré de la musique italienne et ses Concertos à 4 violons en font une sorte de Vivaldi ou plutôt de Corelli français, que l’on pourra découvrir dans l’enregistrement clair et enlevé de l’ensemble Les Cyclopes de Bibiane Lapointe et Thierry Maeder3.
De Haendel et Vivaldi à Philidor
Haendel est le seul dont la musique approche celle de Bach, par sa perfection formelle, sa créativité, son foisonnement. On connaît aujourd’hui surtout ses opéras et ses oratorios, mais sa musique instrumentale est peut-être la partie la plus raffinée de son œuvre. L’Assemblée des Honnestes Curieux vient d’enregistrer notamment deux Trios et deux Sonates pour hautbois, violon et basse continue4. Si vous aimez les Brandebourgeois et les Sonates de Bach, courez découvrir ces pièces peut-être un peu moins savantes que celles de Bach, plus chantantes aussi (le public anglais de Haendel était moins austère que celui de Bach), et qui réjouissent l’âme. Vivaldi était l’exact contemporain de Haendel et il était intéressant de comparer, en les juxtaposant, des œuvres homologues des deux compositeurs. C’est ce que fait l’ensemble Arianna dans un disque récent, qui présente deux cantates de Vivaldi et deux arias de Haendel ainsi qu’un Concerto grosso de Haendel et une Sinfonia de Vivaldi, les cantates et arias étant chantés par Robert Expert, contre-ténor5. C’est sans conteste Haendel qui sort vainqueur de la confrontation, beaucoup plus créatif, beaucoup moins répétitif, en un mot supérieur à tous égards.
Philidor, lui, bien loin de la tradition baroque, est le musicien-type du XVIIIe siècle français finissant et compose une quinzaine d’opéras-comiques qui, avec ceux de Grétry, préfigurent l’opérette des deux siècles suivants. C’est une musique sans prétentions savantes, galante, enlevée, que l’on peut découvrir dans l’enregistrement du Sorcier, “ comédie lyrique en deux actes ” enregistrée il y a une vingtaine d’années par un ensemble de solistes et l’Orchestre de Rennes dirigé par Marc Soustrot6.
Le disque du mois
Un testament musical : Monteverdi, maître de chapelle de Saint-Marc, à Venise, a 74 ans en 1640 et compose une œuvre étonnante, la Selva (forêt) Morale e Spirituale, qui regroupe en un ensemble non structuré tout son savoir, sous la forme d’une juxtaposition de toutes les formes qu’il a utilisées dans son œuvre : madrigaux, airs d’opéra, musiques liturgiques, en reprenant pour l’essentiel des pièces qu’il a écrites tout au long de sa vie, adaptées à la musique sacrée lorsqu’il s’agissait de pièces profanes (il est prêtre). C’est ce concentré de Monteverdi qu’a enregistré l’Akademia, ensemble de voix et d’instruments anciens dirigé par Françoise Lasserre7. Tout y est, même le Lamento d’Arianna rebaptisé Pianto della Madonna. On se prend à rêver de ce que d’autres compositeurs auraient pu faire sur le même modèle, et même, pourquoi pas, des praticiens d’autres arts, écrivains, chorégraphes, architectes. Car le résultat est un chef‑d’œuvre. Un exemple à méditer.
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1. 5 CD PIERRE VERANY PV703112/6.
2. 1 CD DECCA 467 699–2.
3. 1 CD PIERRE VERANY PV703101.
4. 1 CD ZIG ZAG ZZT 031 102.
5. 1 CD ARION ARN 68 635.
6. 2 CD ARION ARN 263 608.
7. 3 CD ZIG ZAG ZZT 031 101.