Benoit Bazin : De l’importance des mathématiques pour l’industrie
Le présent discours a été prononcé le 15 novembre dernier par Benoit Bazin (X89) lors des assises des mathématiques qui ont eu lieu à Paris, à la maison de l’Unesco. C’est un témoignage de première importance, de la part de l’un des grands patrons français, sur le rôle que les mathématiques ont à l’égard de l’industrie. Rappelons que Saint-Gobain, entreprise spécialisée dans la production, la transformation et la distribution de matériaux, est présente dans 76 pays et qu’elle emploie plus de 160 000 personnes à travers le monde.
Bonjour à toutes et à tous,
Je suis d’abord très honoré de pouvoir apporter ma contribution à ces premières assises des mathématiques. Votre rôle est essentiel et me tient à cœur : repenser la place des mathématiques dans notre société et leur donner ou redonner celle qui devrait être la leur. Au cours des vingt dernières années, sans doute aveuglé par l’excellence mondialement reconnue de l’élite de nos chercheurs et de vous tous, ici présents, notre pays semble avoir progressivement négligé les mathématiques, et ignoré d’ailleurs les questions qui doivent être posées sur la façon même d’enseigner les mathématiques, mettant ainsi en risque une dimension importante du génie collectif de notre pays, et par là même son avenir.
Une dégradation des résultats des élèves en mathématiques
Les multiples baromètres, observatoires et autres tests internationaux montrent une dégradation de nos classements et des résultats de nos élèves en mathématiques. Nous avons d’ailleurs malheureusement toutes les raisons de penser que cette dynamique négative s’accentue avec la réforme récente du lycée. En deux ans, celle-ci a fait chuter de 18 % les heures de mathématiques enseignées en terminale et en première, et d’un tiers les candidats au bac suivant un enseignement mathématique. Ce chiffre atteint même près de 50 % pour les filles, alors qu’elles sont pourtant en moyenne meilleures élèves que les garçons. Voilà une source majeure d’inégalités qui amplifie des préjugés culturels, faux et datés, et qui sacrifie une large part des talents nécessaires au futur de notre pays.
Les mathématiques jouent un rôle civique
Il faut néanmoins que vous rebondissiez sur la question de cette réforme. Est-ce la cause de la baisse des mathématiques ? N’est-ce pas le symptôme d’un dysfonctionnement plus profond sur la forme et le contenu de l’enseignement des mathématiques ? Pourquoi les élèves ne choisissent-ils plus les mathématiques ? Parce que cela ne leur ferait plus envie ? Parce qu’ils n’y voient plus d’intérêt ? Je n’ai pas les réponses, mais je crois qu’elles sont importantes. Rousseau disait dans le Contrat social qu’il faut parfois forcer les citoyens à être libre. Au risque de choquer, je ne pense pas qu’on rende service à notre jeunesse en lui permettant d’échapper à un enseignement structurant et utile des mathématiques. Car, sans compétences mathématiques, il n’y aura plus au sens large de rationalité scientifique. Notre pays et ses citoyens ne sauront pas appréhender méthodiquement les enjeux du dérèglement climatique, seront effrayés ou manipulés par les développements numériques accélérés qui impactent leur vie et s’en remettront à des croyances irrationnelles face à des nouveaux virus. Je vais même jusqu’à dire que, sans un socle minimum partagé de connaissances scientifiques, le bon fonctionnement politique de nos démocraties sera en danger économique.
Les mathématiques omniprésentes chez Saint-Gobain
Sur le plan économique, notre souveraineté nécessite une supériorité scientifique. Je le vois tous les jours dans notre fonctionnement au sein de Saint-Gobain. Dans nos activités, nous faisons appel partout, chaque jour, aux mathématiques. Que ce soit dans la conception de matériaux innovants, la conduite de nos processus de fabrication grâce à l’industrie 4.0 ou encore le big data et la modélisation informatique pour optimiser nos flux logistiques ou nos politiques tarifaires. Je peux vous donner un exemple simple. Dans notre groupe, nous déployons depuis quatre ans sur notre site Sekurit service — où nous fabriquons notamment les pare-brise des véhicules électriques de tous les grands constructeurs automobiles mondiaux —, un algorithme qui pilote le procédé de formage du verre grâce à l’analyse de milliers de données collectées en temps réel sur nos lignes de production. Que ce soit dans nos usines américaines, françaises, brésiliennes ou indiennes, c’est essentiel au contrôle de la qualité, à la disponibilité des produits pour nos clients, à notre performance énergétique comme à la bonne utilisation des ressources de chaque site de production.
Les mathématiques comme outil de management
Mais il y a plus. Diriger une entreprise, c’est devoir prendre des décisions difficiles et rapides à partir d’un certain nombre de données, d’intuitions et d’hypothèses, tout cela dans un environnement de plus en plus volatil, contraint et toujours plus complexe. Dans ce contexte où l’incertitude devient en quelque sorte la norme, les mathématiques peuvent constituer un repère puissant et structuré, un mode d’action cohérent. Car l’esprit mathématique est celui qui nous aide à comprendre le monde dans lequel nous vivons, à structurer différents types de raisonnement sans céder aux émotions ou aux idées préconçues.
“Substituer le raisonnement à l’éloquence.”
Condorcet
Condorcet parlait déjà des mathématiques comme un moyen de dépassionner les débats pour mieux vivre ensemble en substituant, je cite, « le raisonnement à l’éloquence ». Grâce à cette démarche méthodique et à la boîte à outils des mathématiques, un dirigeant peut articuler à court et long terme, partager aussi avec son équipe des hypothèses et des scénarios, et donc prendre des décisions stratégiques et tactiques, informées et rationnelles qui ont la force aussi de la clarté d’une démonstration.
Les mathématiques comme inspiration créative
Les mathématiciennes et mathématiciens, et plus généralement les scientifiques, sont aussi pour moi une source d’inspiration et un modèle à suivre dans notre époque. Les plus grandes d’entre elles et les plus grands d’entre eux me semblent en effet être à la fois créatifs et sobres. Créatifs lorsque, par l’invention d’un nouveau langage ou l’ajout de nouvelles hypothèses, ils parviennent à résoudre des problèmes nouveaux dont le champ d’application ultérieur peut se révéler très vaste. Sobres car les raisonnements mathématiques sont sans ornement. Leur élégance est d’aller droit au but, sans digression inutile. Eh bien, je crois que c’est précisément de cela que nous avons besoin aujourd’hui : de la créativité et de l’audace pour sortir des sentiers battus et inventer de nouveaux modèles, des trajectoires ambitieuses comme celle que nous prenons chez Saint-Gobain vers la neutralité carbone mais aussi de la méthode et de la rigueur pour avancer par étapes comme dans une démonstration.
Rendre les mathématiques plus accessibles
Je termine avec un point qui me semble capital pour relever le défi qui nous rassemble, pour réussir à rendre aux mathématiques toute leur place. Il faut probablement que les mathématiciens eux-mêmes remettent en cause leur façon de les enseigner, pour les rendre plus accessibles et attractives, pour les démystifier, pour les inscrire dans un langage intelligible sans barrière de vocabulaire, pour ne pas les isoler mais, au contraire, les incarner dans la nature qui nous entoure. Pour les connecter à la réalité d’un enfant, sans juger celle d’un parent qui peut avoir été en situation d’échec, pour expliquer et mettre en confiance, tout simplement. Dans ce même registre, il faut probablement aussi revoir le lien d’altérité, de conjugaison entre les mathématiques et les autres disciplines : mathématiques et musique, mathématiques et philosophie, mathématiques et chimie, etc. Faire donc comprendre que les mathématiques n’ont pas vocation à être introverties, mais sont avant tout un langage et un regard sur l’extérieur. Sortir en quelque sorte les mathématiques de leur gangue parfois théorique, parfois hégémonique pourrait-on dire autrefois dont elles se sont trop souvent satisfaites pour récupérer sans trop d’efforts les meilleurs élèves. Ce temps est révolu. Comme dirigeant d’entreprise, je peux vous dire que je ne cesse de viser et d’organiser le dialogue au sein de Saint-Gobain entre des équipes multidisciplinaires et internationales : chercheurs et responsables marketing, directeurs d’usine et forces commerciales, clients et fournisseurs, en veillant à chaque fois à ce que personne ne se mette sur un piédestal. Tout cela demande probablement du travail, mais c’est possible et c’est important pour l’avenir de nos mathématiques, sans sacrifier naturellement ni la rigueur, ni l’ambition d’excellence, ni la qualité nécessaire des enseignements de mathématiques.
Se donner les moyens de réussir
En cet automne nous pouvons mesurer une fois encore, et de façon j’allais dire douloureuse, comment les mathématiques sont nos meilleures alliées pour résoudre les crises qui se présentent. On parle de crise sanitaire, on l’a vécue depuis deux ans ; des crises climatiques, énergétiques et pourquoi pas géopolitiques ? Notre engagement, votre engagement, c’est d’en persuader les institutions, de les convaincre qu’un rebond rapide peut et doit être engagé, à condition d’en avoir la volonté et de s’en donner les moyens humains et financiers. Souhaitons-nous d’y arriver, comme je vous souhaite le meilleur pour les échanges constructifs qui vous réunissent dans cette belle maison de l’Unesco ! Merci de votre attention.