Bernard Esambert (54) : Mes souvenirs avec Giscard d’Estaing
Homme d’influence, comme il se décrit lui-même dans son ouvrage Une vie d’influence, dans les coulisses de la Ve République, Bernard Esambert (54) a fréquemment croisé la route du Président Giscard d’Estaing. Il nous en livre le récit.
Le camarade qui a le mieux connu Giscard est incontestablement Lionel Stoléru (56), malheureusement décédé. Pour ma part, j’ai rencontré pour la première fois Valéry Giscard d’Estaing en 1967. J’étais alors jeune chargé de mission au cabinet de Georges Pompidou, Premier ministre. Je croisais donc de temps en temps Valéry Giscard d’Estaing, qui était ministre de l’Économie et des Finances, dans des réunions. J’avais à peine trente ans : autant dire que j’étais invisible ! Ensuite, en 1968, j’étais toujours à Matignon, mais cette fois auprès de Couve de Murville, Premier ministre, comme conseiller industriel. Je saluais régulièrement Giscard, mais lui ne m’apercevait toujours pas.
Giscard d’Estaing, ministre de l’Économie et des Finances
J’ai ensuite retrouvé Georges Pompidou, cette fois à l’Élysée. Giscard d’Estaing était toujours ministre de l’Économie et des Finances. C’était l’époque où on s’occupait beaucoup de politique industrielle. Il y avait d’innombrables conseils restreints à l’Élysée, que j’organisais (j’en ai organisé plus de 40) et où l’ont définissait les grandes lignes de la politique industrielle : dans le spatial, l’aéronautique, le TGV, le nucléaire civil, etc. Ces réunions en conseils restreints étaient précédées de comités interministériels à Matignon. Giscard était là. Il m’avait enfin aperçu et savait que j’étais X. Il me gratifiait de temps en temps d’un clin d’œil, ce qui constituait quand même une familiarité tout à fait sympathique et étonnante de sa part, surtout si on se souvient que je n’étais pas inspecteur des finances.
Où je retrouve Giscard d’Estaing, Président
Vers la fin du mandat de George Pompidou, peu avant son décès, je suis convoqué un jour par Balladur, secrétaire général, qui me dit : le Président souhaite vous remercier pour l’excellent travail que vous avez fait à ses côtés. On voudrait que vous acceptiez un poste important. » Et il me propose successivement la présidence de Gaz de France, puis celle de la Compagnie générale maritime qui venait d’être créée, la direction générale d’EDF, celle de la Société Générale, etc. J’avais à peine 30 ans !
J’ai donc répondu à Balladur que j’étais tout à fait honoré par les propositions qu’il me faisait, mais que jusqu’ici je n’avais jamais dirigé en tout et pour tout qu’une secrétaire et demie (au mieux), et que tout ceci me paraissait un peu prématuré et disproportionné : j’aimais mieux aller faire mes classes et apprendre un métier par moi-même. J’ai choisi la banque car je voulais comprendre les circuits financiers. Je connaissais bien à l’époque François Bloch-Lainé, éminent inspecteur des finances alors président du Crédit Lyonnais. Je suis donc parti au Crédit Lyonnais, mais dans un poste tout à fait modeste de grouillot (chargé de mission), dans des agences périphériques. J’étais donc à l’agence « S », place Saint-Philippe-du-Roule où, derrière mon guichet je vendais aux clients de la banque des services financiers (comptes sur livret, etc.).
Un jour, une secrétaire s’approche de moi : « Vous êtes bien monsieur Esambert ? – Oui c’est moi. – C’est sans doute un canular, mais j’ai au téléphone quelqu’un qui prétend être la secrétaire du Président de la République… » J’ai pris la communication : c’était bien elle. Elle me fixe un rendez-vous pour aller voir Giscard. Celui-ci me reçoit très aimablement en me faisant asseoir sur un canapé à côté de lui. Il me demande : « Auriez-vous l’intention d’être nommé un jour président du Crédit Lyonnais ? – Jamais de la vie ! » Il me répond : « Ah bon… J’en suis rassuré, car cela m’aurait gêné. » Je suis donc resté au Crédit Lyonnais, où j’ai gravi les échelons, et fini par être nommé à un poste de directeur (relativisons : il y en avait une bonne cinquantaine…), puis j’ai rejoint la compagnie financière Edmond de Rothschild où je suis resté dix-sept ou dix-huit ans.
VGE et le transfert de l’X
Mon deuxième souvenir personnel de Giscard se place toujours sous la présidence de Georges Pompidou, mais cette fois au sujet du transfert de l’École à Palaiseau. Ce transfert avait reçu l’aval du Président, et les travaux avaient commencé. Avec quelques membres de l’AX, nous souhaitions que l’École garde quelques locaux de prestige sur le Montagne-Sainte-Geneviève. Je m’étais donc débrouillé avec le secrétaire général du Gouvernement pour faire signer un « bleu » qui entérinait le fait que l’X conserverait rue Descartes un amphi avec quelques bureaux, le pavillon Boncourt, qui était le pavillon du directeur, et la Boîte à Claques. Tout le monde était très content. Sur ce, le président Pompidou décède, et Giscard lui succède. Un jour, il tombe sur la fameux « bleu ». Il demande de quoi il s’agit, on lui dit que c’est d’Esambert : « Comment, que veut-il Esambert ? Ramener l’École sur la Montagne ? Pas question ! Annulez-moi ce bleu !… » Et voilà comment l’École n’a finalement conservé que l’usage de la seule Boîte à Claques. En y repensant, je crois que c’est un peu ma faute : j’aurais dû prendre l’initiative d’en parler au Chef de l’État avant qu’il ne découvre ce bleu par hasard. L’issue aurait peut-être été différente.
Quand le Président vient à Palaiseau
Lorsque j’étais président de l’École, j’ai reçu le Président de la République Giscard d’Estaing pour une conférence qu’il venait donner aux élèves sur le système financier international. Évidemment, je m’attendais à ce que les élèves l’accueillent par l’une des traditionnelles facéties polytechniciennes dont ils ont le secret. La conférence commence. Et voici que descend des cintres de l’amphithéâtre une énorme araignée qui vient tout doucement se poser sur la tête du conférencier. Giscard, bon joueur, fait mine de s’en accommoder et de ne pas y porter davantage d’intérêt. L’araignée remonte sagement vers les cintres et l’incident est clos. Mais quand je raccompagne le Président à sa voiture, je le remercie chaleureusement d’être venu présenter cette conférence et je lui dis combien je suis confus de l’accueil que lui ont réservé les élèves : « Oh ! Vous savez, j’en ai vu bien d’autres… »
Le Président, l’X et l’ENA
J’ai revu le Président Giscard d’Estaing alors que j’étais devenu Président de l’Institut Georges Pompidou : c’est un institut mémoriel consacré à la mémoire du président Pompidou, et j’y ai succédé à Pierre Messmer et Édouard Balladur. Je m’étais rendu compte que, dans le cadre de la « mémoire orale de l’institut », Giscard n’avait pas témoigné.
Cette « mémoire orale » consiste à interroger des personnalités qui ont connu Georges Pompidou, et à transcrire ces entretiens qui sont ensuite confiés aux archives nationales. Je rencontre un jour Valéry Giscard d’Estaing à la messe commémorative célébrée chaque année à la mémoire de Georges Pompidou à Saint-Louis-en‑l’Île. À la fin de l’office, il reste quelques instants avec moi au fond de la nef, et je lui parle de cette mémoire orale et lui propose de témoigner. Il accepte très volontiers et me reçoit chez lui, quelques jours plus tard, en compagnie de trois grands historiens appartenant au conseil scientifique de l’institut. Nous enregistrons. J’étais assis en face de lui, accompagné de mes historiens, et à la fin je lui propose de prévoir une deuxième séance, tant la teneur de l’entretien était intéressante. À la fin de cette deuxième séance, il me dit : « Je vais m’écarter du sujet et je voudrais vous parler de mes études. Vous savez que j’ai fait l’ENA après Polytechnique. Eh bien, je dois dire que j’ai beaucoup plus appris à l’X qu’à l’ENA ! »
“J’ai beaucoup plus appris à l’X qu’à l’ENA !”
Plus récemment, j’ai encore rencontré Giscard à l’occasion du colloque organisé pour le 50e anniversaire de l’élection de Georges Pompidou à la Présidence de la République. Ce colloque a été ouvert par le Président Macron à l’Élysée, Giscard d’Estaing en était le « grand témoin », et la deuxième journée était conclue par Nicolas Sarkozy. Le témoignage de Valéry Giscard d’Estaing sur le Président Pompidou fut tout à fait passionnant. Il y fut beaucoup question d’Auvergne : ces racines locales partagé avec le Président Pompidou lui tenaient visiblement à cœur.
Qu’ai-je retenu de ces années Giscard ?
Tout d’abord, il faut lui reconnaître d’avoir parfaitement réussi la dévaluation de notre monnaie en août 1969, pour solde 1968, dans des conditions difficiles. Tout le mérite lui en revient, partagé avec Pompidou : « Le franc sort amaigri, mais guéri », avait déclaré notre grand argentier.
La deuxième chose que je retiens essentiellement, et c’est encore un mérite à partager entre Georges Pompidou et Valéry Giscard d’Estaing, c’est que durant toute cette période où nous avons lancé de grands programmes très coûteux – le nucléaire civil, le TGV, Ariane, Airbus et bien d’autres –, les comptes de la France sont tout le temps restés à l’équilibre. Pour chacun de ces programmes, on avait une esquisse budgétaire qui permettait de voir précisément où on allait, et on réglait la part européenne du programme avec les Allemands, les Belges ou les Italiens pour rester à l’équilibre. Et donc, nous sommes restés dans l’orthodoxie budgétaire et financière. De ce fait, la France à l’époque pouvait parler haut et fort dans les instances internationales, et dire quand il le fallait leur fait aux Américains. C’est à Georges Pompidou et Valéry Giscard d’Estaing qu’on le doit. Les deux hommes partageaient une solide culture financière, et de grandes ambitions pour la France.