Bertrand Thirion (95) La distinction, dans la discrétion
Le cerveau s’examine lui-même : une réalité depuis le siècle dernier. Ce paradoxe apparent nous vient de l’IRM, magnifique instrumentation, sœur cadette de la RMN. Plus précisément, l’IRM fonctionnelle examine le cerveau, entre autres, dans ses multiples préoccupations ; usant du paramagnétisme de l’hémoglobine comme agent de contraste, elle cartographie les aires cérébrales activées par son apport en sang frais.
Les sciences et la philo
Tel est le vaste et passionnant domaine de recherche de Bertrand Thirion. Comme nombre de polytechniciens, il est issu de la bourgeoisie de province (Mâcon), d’une famille catholique, avec un père capitaine dans la marine marchande et deux frères. Le goût des maths était installé dans la famille, une grand-tante les enseignait. Il eut la tentation de la philo, avec une note de 20 au bac !
Puis il suivit la prépa de Ginette, dont il lui reste de fortes amitiés, intégra en 3⁄2 et sortit dans le corps des Télécoms (fusionné avec celui des Mines). L’École lui fut « un jardin d’enfants merveilleux ». Il garde un excellent souvenir entre autres des cours de Basdevant, Bourguignon, Finkielkraut, Neveu. Il y fit des maths surtout, mais tous les enseignements le passionnaient, de la mécanique aux sciences humaines et sociales. Il vécut « deux années fantastiques sur le plateau ».
“La vision lui servit de porte d’entrée
dans la cognition, comme pour beaucoup
de neuroscientifiques.”
L’imagerie cérébrale
Il découvrit l’IRM fonctionnelle à la charnière des années 1990–2000, au moment où cette puissante méthodologie était en plein développement. Les moyens d’investigation utilisés (statistiques classiques) étaient insuffisants pour analyser ces données. Il y avait un intérêt à utiliser des techniques d’apprentissage alors en plein développement : apprentissage non supervisé et supervisé [Olivier Faugeras (71) qui fut son directeur de thèse de 2000 à 2003] : « J’ai appris par O. Faugeras en 2002 que l’épicentre du développement de l’imagerie cérébrale en France allait être à Saclay, avec le projet Neurospin (qui a débuté en 2007). Je m’en suis donc rapproché et j’ai alors rencontré Stanislas Dehaene, un cousin de mon épouse (au service hospitalier Frédéric Joliot, à Orsay, qui préfigurait Neurospin) en 2003 : une rencontre à la fois riche – où nous avons esquissé des projets nombreux, dont certains sont encore en cours ! – et frustrante, car nous parlions des langages différents. »
Il fallut à Bertrand Thirion – influence du père, tenir un cap et sentir sa limite – baliser sa voie parmi les résultats contradictoires des années 1990–2000. La vision lui servit de porte d’entrée dans la cognition, comme pour beaucoup de neuroscientifiques. C’est d’ailleurs en analysant les illusions d’optique que l’on réalise, souvent pour la première fois, que le cerveau construit ce que l’on perçoit si naturellement. Se posa, bien entendu, la question de la singularité cérébrale humaine. Comparé à d’autres espèces comme les macaques, l’homme s’en distingue par une variabilité plus grande. Nos cerveaux sont très différents les uns des autres. Autre caractéristique de notre cerveau, l’introspection visible à l’IRM s’y trouve surdéveloppée.
Il eut recours à de puissants outils de reconnaissance d’image. Les réseaux de neurones, dits convolutionnels, présentent plusieurs couches. Une première image « d’entrée » est soumise à des convolutions, passe par une couche de pooling, avant d’émerger dans la couche dénommée fully connected. Ces outils informatiques s’apparentent à ceux utilisés pour la reconnaissance des visages.
La bosse des maths existe
Bertrand Thirion s’engagea dans une collaboration intense et fructueuse avec le groupe de Stanislas Dehaene et de son épouse au Collège de France. Il signa des dizaines de publications consacrées aux diverses fonctions cérébrales. Entré à l’Inria Saclay en 2006, il y fonda et continue à y diriger une équipe de recherche, dénommée Pariétal : allusion au cortex pariétal où s’effectue tant la représentation de l’espace que la manipulation des nombres (la fameuse “bosse des maths”). Mais d’autres régions le fascinent aussi. En première ligne, le cortex temporal où nichent le langage et la musique.
Cette dernière suscite une grande attirance chez Bertrand Thirion. C’est un mélomane, il affectionne tout particulièrement les quatuors, ces monuments que sont ceux de Haydn, Beethoven et Bartók.
C’est un homme extrêmement sympathique, ouvert et chaleureux, s’exprimant avec aisance à l’écrit comme à l’oral, peut-être surtout passionné par son métier que, sans exagération, ce grand modeste invente au fur et à mesure, tout en faisant école.