Bien combiner travail et capital

Dossier : Fiscalité : les nouvelles formulesMagazine N°687 Septembre 2013
Par Jean PEYRELEVADE (58)

Une chose est de mani­pu­ler des concepts abs­traits dans des modèles théo­riques, une autre de prendre des déci­sions concrètes de poli­tique économique.

Il faut faire clai­re­ment la dis­tinc­tion entre l’univers des concepts et celui des réalités

Celles-ci s’appliquent à des acteurs éco­no­miques réels (ménages ou entre­prises), dûment incar­nés et dont les com­por­te­ments changent sans cesse en fonc­tion des trai­te­ments qui leur sont appliqués.

De ce fait, le tra­cé même des courbes uti­li­sées dans les modèles varie au gré des déci­sions de poli­tique éco­no­mique sans qu’il soit pos­sible, le plus sou­vent, de savoir exac­te­ment comment.

Il en va par­ti­cu­liè­re­ment ain­si dans le champ de la fis­ca­li­té. Ne pas y faire clai­re­ment la dis­tinc­tion entre les deux uni­vers, celui des concepts d’une part, celui des réa­li­tés de l’autre, est une source redou­table de confu­sion. On entend sou­vent dire qu’il fau­drait ali­gner la fis­ca­li­té sur les reve­nus du capi­tal avec celle qui s’exerce sur les reve­nus du tra­vail. En dépit de sa sim­pli­ci­té qui lui vaut une pré­somp­tion de sérieux, cette pro­po­si­tion n’a à peu près aucun sens économique.

REPÈRES
Les concepts abs­traits conçus par les éco­no­mistes pour les besoins de leur dis­ci­pline sont sou­vent uti­li­sés à tort et à tra­vers, sans que soient res­pec­tées par ceux qui en font usage les condi­tions pré­cises de leur défi­ni­tion. Il en va ain­si des deux fac­teurs de pro­duc­tion, tra­vail et capi­tal, dont la bonne com­bi­nai­son est déci­sive pour la crois­sance économique.
Ces deux fac­teurs sont les inputs prin­ci­paux dans toute fonc­tion de pro­duc­tion visant à modé­li­ser l’activité d’un pays. Ils sont donc essen­tiels, aus­si bien pour la com­pré­hen­sion macroé­co­no­mique des phé­no­mènes de crois­sance que pour la mesure des diverses pro­duc­ti­vi­tés (tra­vail et capi­tal), si impor­tantes pour appré­cier la com­pé­ti­ti­vi­té de l’appareil pro­duc­tif et son évolution.

Des mesures symboliques et absurdes

L’impôt a trois fonc­tions : finan­cer les dépenses de l’État, par­ti­ci­per à la redis­tri­bu­tion des reve­nus et enfin inci­ter les agents éco­no­miques à prendre de bonnes déci­sions au regard des impé­ra­tifs de crois­sance et d’emploi. Le troi­sième aspect, pour­tant essen­tiel, est le plus négli­gé par nos diri­geants politiques.

Tel est le cas de la volon­té affi­chée d’aligner les deux niveaux de fis­ca­li­té, sur les reve­nus du tra­vail et sur ceux du capi­tal. Les mesures prises en ce sens sont sym­bo­li­que­ment fortes en matière de réduc­tion des inéga­li­tés, peu pro­duc­tives sur le plan des recettes et absurdes en termes d’efficacité économique.

Tra­vail et capi­tal ne sont pas des contri­buables. Ils ne sont ins­crits sur aucun rôle. Les agents éco­no­miques qui sup­portent et payent l’impôt sont tou­jours des per­sonnes, morales (entre­prises) ou phy­siques (ménages), et non pas des concepts.

Leurs réac­tions, leurs chan­ge­ments de com­por­te­ment par rap­port à des modi­fi­ca­tions de la fis­ca­li­té qui les touchent seront par nature très dif­fé­rents et, la plu­part du temps, dif­fi­ci­le­ment prévisibles.

Donc, l’économiste pru­dent éla­bore plu­sieurs scé­na­rios pour appré­cier les consé­quences pos­sibles de telle ou telle déci­sion fiscale.

Le coût du travail
Le coût du tra­vail est-il en France trop éle­vé, du fait des charges patro­nales qui l’obèrent ? Certes. Faut-il en réduire le poids ? Sans aucun doute. Mais, comme il n’y a que deux caté­go­ries de contri­buables, les entre­prises et les ménages, ce sont à ces der­niers de finan­cer ce trans­fert de charges, quel que soit l’impôt uti­li­sé à cette fin (TVA ou CSG, le choix étant à peu près neutre d’un point de vue macroé­co­no­mique, contrai­re­ment à tant d’assertions enflam­mées). Obte­nir cette dimi­nu­tion du coût du tra­vail en sur­taxant en contre­par­tie, au niveau des seules entre­prises, l’usage du capi­tal (ten­ta­tion plus ou moins récur­rente en pre­nant la valeur ajou­tée au lieu du seul tra­vail comme assiette du pré­lè­ve­ment) serait inconséquent.
Allé­ger, au terme d’un immense bou­le­ver­se­ment, le coût rela­tif du tra­vail à charge glo­bale inchan­gée pour les entre­prises serait théo­ri­que­ment favo­rable à l’emploi, du moins à court terme, par sub­sti­tu­tion par­tielle du tra­vail au capi­tal. Mais, si l’on regarde plus loin, la France a besoin, pour aug­men­ter sa pro­duc­ti­vi­té, amé­lio­rer ses pers­pec­tives de crois­sance et mon­ter ses pro­duits en gamme, d’une éco­no­mie non pas moins mais davan­tage capitalistique.

LES ENTREPRISES

C’est la charge globale qui importe

Au niveau des entre­prises, la dis­tinc­tion des pré­lè­ve­ments entre les deux fac­teurs de pro­duc­tion, tra­vail et capi­tal, n’a guère de sens. Ce qui compte pour la com­pé­ti­ti­vi­té de l’appareil pro­duc­tif est la charge glo­bale, fis­cale ou sociale, qu’il sup­porte et ce qu’il reste de dis­po­nible pour l’investissement une fois tous les pré­lè­ve­ments effectués.

L’entreprise a de mul­tiples pos­si­bi­li­tés pour essayer de réper­cu­ter le coût des pré­lè­ve­ments nouveaux

Au demeu­rant, com­ment affec­ter les impôts indi­rects sur la pro­duc­tion qui pèsent encore pour une part signi­fi­ca­tive (4 % de la valeur ajou­tée, nets des sub­ven­tions reçues) sur les entre­prises fran­çaises ? Frappent-ils le capi­tal, le tra­vail, ou les deux ensemble, c’est-à-dire l’entreprise elle-même ?

De même, l’impôt sur les socié­tés affecte le résul­tat, oeuvre conjointe des deux fac­teurs de pro­duc­tion, sans que l’on puisse iso­ler la contri­bu­tion de cha­cun, même si, juri­di­que­ment, le pro­fit net est la rému­né­ra­tion du capi­tal inves­ti par les action­naires. Seules les charges sociales sont clai­re­ment affec­tées au fac­teur tra­vail, dont elles aug­mentent le coût.

Les conséquences négatives des hausses

Quelle que soit l’origine d’un pré­lè­ve­ment nou­veau, l’entreprise a de mul­tiples pos­si­bi­li­tés pour essayer d’en réper­cu­ter le coût sur d’autres agents éco­no­miques : hausse des prix si l’état de la concur­rence le per­met (ce sont alors les consom­ma­teurs qui payent), ralen­tis­se­ment de la pro­gres­sion des salaires (auquel cas c’est le tra­vail qui sup­porte le poids réel de l’ajustement), réduc­tion du niveau d’emploi (aug­men­ta­tion du nombre de chô­meurs), moindre dis­tri­bu­tion de divi­dendes ou enfin, en déses­poir de cause, baisse de l’investissement qui rédui­ra la crois­sance. C’est la ren­ta­bi­li­té du capi­tal, soit à court terme, soit à moyen terme, qui est affectée.

Qu’en déduire ? Que les consé­quences pos­sibles d’une hausse des charges fis­cales et sociales sur les entre­prises sont mul­tiples et dépendent d’un grand nombre de fac­teurs (état de la concur­rence, fonc­tion­ne­ment du mar­ché du tra­vail, équi­libre du mar­ché financier).

Elles sont toutes néga­tives, à des degrés divers, mais leur dosage est qua­si imprévisible.

Réduire globalement les charges

Au niveau des entre­prises, il ne sert à rien d’essayer de modi­fier par les voies du pré­lè­ve­ment fis­cal ou social l’équilibre entre tra­vail et capi­tal. Le jeu, plu­tôt impro­duc­tif, n’en vaut pas la chan­delle. La seule bonne poli­tique pour amé­lio­rer notre com­pé­ti­ti­vi­té et notre crois­sance serait la réduc­tion glo­bale des charges cor­res­pon­dantes, quel qu’en soit, en pre­mière approxi­ma­tion, le point d’application.

À cet égard, le choix est large : baisse de l’impôt sur les socié­tés, des impôts sur la pro­duc­tion ou des charges sociales patro­nales. Par­tout les pré­lè­ve­ments sont supé­rieurs, voire très supé­rieurs, à ceux que sup­portent nos concur­rents étran­gers. Le choix n’a qu’une impor­tance secon­daire par rap­port au mou­ve­ment d’ensemble, et l’on peut dis­cu­ter à l’infini des avan­tages ou incon­vé­nients rela­tifs de chaque type de solution.

Le capi­tal est trop imposé
Depuis quinze ans, tous gou­ver­ne­ments confon­dus, les taxes sur la consom­ma­tion ont dimi­nué en France (de 12,1% à 10,9% du PIB), au point de deve­nir infé­rieures à la moyenne de la zone euro (stable à 11,6%), selon une étude récente de la Com­mis­sion euro­péenne. Au contraire, celles qui pèsent sur le tra­vail (ménages plus entre­prises) sont à peu près stables, mais à un niveau très supé­rieur (23% contre 18%), tan­dis que celles qui s’exercent sur le capi­tal ont aug­men­té de 8,2 % à 8,8% par rap­port à une moyenne euro­péenne inchan­gée de 7,2%.
Le taux d’imposition impli­cite du capi­tal, qui rap­porte le mon­tant des taxes aux reve­nus cor­res­pon­dants, est ain­si esti­mé à 44 % en 2011, soit le taux le plus éle­vé des pays euro­péens. Supé­rieur au taux simi­laire concer­nant les reve­nus du tra­vail (38 %), il est en hausse de 4 points par rap­port à 2000. À titre de com­pa­rai­son, le taux moyen de la zone euro est à 29 % et à 22% en Alle­magne (moins 5 points depuis 2000).
Si l’on avait vrai­ment à l’esprit la néces­si­té d’améliorer la crois­sance poten­tielle du pays et la com­pé­ti­ti­vi­té de nos entre­prises, on dimi­nue­rait donc en prio­ri­té la fis­ca­li­té sur les reve­nus du capi­tal (IS) en aug­men­tant la TVA en contre­par­tie, ce qui consti­tue à l’évidence un pro­gramme poli­ti­que­ment très incorrect.

LES MÉNAGES

La situa­tion est plus « encas­trée » au niveau des ménages. Le reve­nu per­çu, quelle qu’en soit la source, est ensuite soit consom­mé, soit épar­gné. Épar­gner ou consom­mer ? Si l’on veut influen­cer ce choix, si impor­tant pour la poli­tique macroé­co­no­mique, il faut com­pa­rer la fis­ca­li­té sur les reve­nus de l’épargne à celle qui pèse sur la consom­ma­tion. La rap­pro­cher de celle sur les reve­nus du tra­vail n’a ici aucun sens.

L’épargne utile est l’épargne longue

Sauf à dire que nous inves­tis­sons trop, ce qui est l’exact contraire de la réa­li­té, la fis­ca­li­té sur les reve­nus de l’épargne utile devrait, au pire, res­ter neutre par rap­port à l’arbitrage entre épargne et consommation.

Elle ne devrait donc jamais dépas­ser celle qui pèse sur la consom­ma­tion, soit un niveau maxi­mum de l’ordre de 20%, pré­lè­ve­ments sociaux com­pris (un impôt de 20 %, jusqu’à l’infini, sur un reve­nu constant, est équi­valent à un pré­lè­ve­ment immé­diat de 20 % sur le capital).

La com­pé­ti­ti­vi­té d’une éco­no­mie résulte de la qua­li­té et du coût de son offre

Si, dans un pays qui se dés­in­dus­tria­lise gra­ve­ment, on veut encou­ra­ger l’investissement pro­duc­tif, l’épargne utile est l’épargne longue, à prise de risques. C’est donc, par excel­lence, l’épargne entre­pre­neu­riale, l’épargne action­na­riale qui s’investit sur la longue durée dans la créa­tion et le déve­lop­pe­ment d’entreprises et dont les déten­teurs peuvent gagner beau­coup, mais éga­le­ment perdre beau­coup. On voit que, quand on parle de l’équilibre du mar­ché du capi­tal, on devrait soi­gneu­se­ment et sys­té­ma­ti­que­ment dis­tin­guer le capi­tal prê­té d’une part, le capi­tal inves­ti de l’autre, dont les niveaux de risques pris sont très dif­fé­rents. De même, quand on com­pare les fis­ca­li­tés sur les reve­nus cor­res­pon­dants, dont les rému­né­ra­tions peuvent être légi­ti­me­ment très éloignées.

Qu’en est-il en réa­li­té ? Eh bien, ici encore, nous fai­sons tout à l’envers. L’épargne courte, liquide, sans risque (Livret A) est tota­le­ment exo­né­rée. L’épargne longue, sans risque, celle qui touche des reve­nus d’intérêts à tra­vers des contrats d’assurance-vie, est rela­ti­ve­ment peu taxée, à peu près au niveau des 20 % pré­ci­tés, ce qui peut être consi­dé­ré comme raisonnable.

Est aujourd’hui sur­fis­ca­li­sée, à des niveaux presque trois fois supé­rieurs, la vraie épargne action­na­riale (divi­dendes). Les reve­nus de l’épargne la plus utile sont les seuls à être taxés comme ceux du tra­vail, avec les­quels ils n’ont éco­no­mi­que­ment rien à voir.

L’offre conditionne la demande

Veut-on vrai­ment davan­tage d’investissement et de crois­sance ? Il fau­drait à nos diri­geants, tous par­tis confon­dus, un peu moins d’idéologie, un peu moins d’opportunisme élec­to­ral, et un peu plus de réflexion économique.

Et qu’ils com­prennent que, sur la longue durée, la com­pé­ti­ti­vi­té d’une éco­no­mie résulte de la qua­li­té et du coût de son offre, qui condi­tionne ensuite le niveau du reve­nu et de la demande.

Alors que l’enchaînement inverse (la demande fait l’offre) domine encore la plu­part de leurs mal­heu­reuses décisions.

Commentaire

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Eco­no­miamrépondre
16 septembre 2013 à 16 h 23 min

Taxa­tion et inégalités

Bon­jour, . Tout d’abord mer­ci de ce point de vue très inté­res­sant, qui a le mérite de rap­pe­ler cer­tains points essen­tiels, dans un débat sur la taxa­tion qui tient trop sou­vent de la déma­go­gie plu­tôt que de la ratio­na­li­té. . Je vous rejoins sur plu­sieurs points. Les chiffres semblent bien indi­quer, comme se plaît à le rap­pe­ler régu­liè­re­ment Patrick Artus, que les marges des entre­prises fran­çaises sont ténues et que leur niveau d’investissement est en-des­sous du strict mini­mum pour main­te­nir un stock de capi­tal ne serait-ce que constant. D’autre part, comme l’a sou­li­gné l’OCDE, le sys­tème redis­tri­bu­tif fran­çais est l’un des plus effi­caces et n’a pas grand-chose à envier aux pays scandinaves. .


Cepen­dant, je crois qu’il ne faut pas mini­mi­ser la capa­ci­té du tis­su même de la socié­té à se dis­lo­quer sous le poids des inéga­li­tés. Deux points res­sortent ici : – Comme le sou­ligne Tho­mas Piket­ty dans son der­nier livre, nous nous diri­geons pro­ba­ble­ment vers un capi­ta­lisme d’héritier, où le tra­vail ne com­pense pas la lote­rie d’être né dans la bonne famille. Il ne me semble pas que ceci soit un mode de fonc­tion­ne­ment viable pour une socié­té – Même si nous n’y sommes pas encore en France, il fau­dra faire très atten­tion au sen­ti­ment que cha­cun par­tage le far­deau. Il me semble pour le moins éton­nant que War­ren Buf­fett, comme il le rap­porte lui-même, soit moins impo­sé en pro­por­tion que sa secrétaire… .


Quelles solu­tions alors ? Il n’y a pas de pana­cée mais la déva­lua­tion fis­cale (aka TVA sociale) que l’on lit entre les lignes de votre article ain­si que l’impôt sur les suc­ces­sions. La France a ses spé­ci­fi­ci­tés, pour plus de détails voir le post sui­vant : http://www.economiam.fr/2012/12/inegalite-fraternite.html .


Ben­ja­min Ting (05)

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