Bienvenüe en Mortainais
Fulgence Bienvenüe, constructeur du réseau du chemin de fer métropolitain de Paris, avait commencé sa carrière ferroviaire en établissant, en basse Normandie, des lignes « de campagne » dont la plupart sont aujourd’hui fermées.
Prenant acte de ce fait, le département de la Manche a décidé en 1991 de réhabiliter le tracé de la section Saint-Hilaire du Harcouët-Vire (sur la ligne Rennes-Caen), dans le but d’aménager sur la plate-forme un chemin de randonnée pour piétons et cavaliers, et a acquis en conséquence auprès de la SNCF l’emprise, située sur son territoire, de ce tracé. Cette information, figurant dans l’article paru dans La Jaune et la Rouge de mars 1994 (p. 3 à 11), m’avait été aimablement communiquée par notre agent à Mortain, M. Jean-Luc Gardan, chef de la subdivision de l’Équipement, qui me précisait que le conseil général lui avait confié la direction des travaux correspondants dans l’emprise de sa subdivision.
L’enchaînement de l’affaire est alors le suivant. Le 18 mai 1994, une lettre signée Bernard Pache, alors président de l’A.X., et préparée par votre serviteur, est adressée à M. Pierre Aguiton, président du conseil général de la Manche, lui donnant information sur l’auteur de la ligne, le félicitant de son initiative et lui suggérant de donner au chemin de randonnée ainsi aménagé, le nom de Fulgence Bienvenüe.
Une réponse suit le 2 août, fort aimable tout en évitant, comme savent le faire les Normands, de s’engager formellement.
Des contacts tenus ensuite avec la Direction du tourisme du département m’apprennent qu’en fait ce tracé est intégré dans un vaste programme d’aménagement de chemins et sentiers, lancé par le conseil général sur différents secteurs du département. J’appelle ensuite régulièrement, à Mortain, M. Jean-Luc Gardan, puis son successeur M. Joël Courbier, pour savoir où en est l’aménagement. Outre le débroussaillage, les travaux comprennent la confection d’une chaussée empierrée et stabilisée, le curage des fossés, la remise en état des ouvrages d’art, etc., pour un montant global de sept millions de francs (dont un million apporté par la Commission de l’Union européenne). Et, même pour cette affaire locale, le financement est échelonné… Enfin, en janvier 1997, l’ami Courbier me dit que cette fois le chemin de Saint-Hilaire à Vire est pratiquement prêt, mais non encore ouvert officiellement, ce qui d’ailleurs le gêne, des promeneurs » sauvages » étant signalés ; il me rappelle que l’ouverture relève du conseil général, maître de l’ouvrage.
Quelque temps après Mme Anne Vetois, qui suit cette affaire au département, m’appelle pour m’informer de l’ouverture officielle prévue le 22 juin ; et je reçois la plaquette générale diffusée pour la manifestation, laquelle a reçu pour titre Bienvenüe en Mortainais.
Les organisateurs (comprenant en particulier, autour du conseil général, les journaux Ouest France et La Manche et Le Crédit Mutuel) ont bien fait les choses, prévoyant en particulier : une randonnée pédestre de 31 km (âge minimum requis : 12 ans) ; des courses à pied, par catégories (junior à vétéran) ; des circuits à vélos tous terrains ; d’autres circuits, cyclotouristes ; une randonnée équestre, et des circuits d’attelages. Et comme j’avais fait part de mon souhait, d’assister à l’ouverture et d’effectuer avec mon épouse le parcours du chemin de randonnée, nous recevons bientôt, signée de M. Robert Courteille, directeur du tourisme au conseil général, une aimable invitation pour les 21 et 22 juin, avec chambre réservée dans le meilleur hôtel de Mortain : l’Hôtel de la Poste (qui est aussi le seul de cette ville, ce qui ne l’empêche pas d’être fort confortable).
Le docteur Gilles Buisson, historien du Mortainais © SYLVAIN BONNEMER
Avec la fermeture des lignes ferroviaires, la ville n’est évidemment plus desservie par la SNCF. Le 21 juin en début d’après-midi, nous débarquons donc, sur la ligne de Paris à Granville, à la gare de Vire, où nous attend M. Le Bourgeois, chauffeur de M. Mourier, directeur départemental de l’Équipement ; trois quarts d’heure de route, et nous sommes à l’Hôtel de la Poste. Deux bénévoles de Mortain, MM. Simon et Langlois, nous attendent et nous conduisent à la collégiale Saint-Évroult.
C’est ici l’occasion de se rappeler qu’un collège (du latin col-lego, » parler ensemble ») est, au départ, une réunion de personnes qui parlent entre elles ; qu’est collégiale une église qui, tout en étant située hors du siège épiscopal, abrite (ici, a abrité) un chapitre collégial, réunion de religieux conseillers de l’Évêque et ayant reçu de celui-ci le titre de chanoines. Cette collégiale est un très bel édifice, de style gothique, datant du xiiie siècle, excepté la porte romane, seul reste de la première construction du xie par le comte Robert de Mortain, demi-frère de Guillaume le Conquérant. Elle a été dédiée à saint Évroult, moine du viie siècle qui évangélisa une bonne partie de la basse Normandie.
Visite de la collégiale, de son mobilier et de son Trésor : un chrismale, coffret du viie siècle qui servait aux moines irlandais pour porter l’eucharistie ; un évangéliaire, et une copie du rouleau mortuaire de saint Vital, dont l’original du xe siècle est conservé à la Bibliothèque nationale » de France « . Après quoi nous assistons à la messe et aux vêpres anticipées, célébrées au sein de la Communauté des Béatitudes qui s’est installée dans les lieux. L’assistance, venant tant de l’intérieur que de l’extérieur, est nombreuse et fervente ; les cérémonies sont suivies d’une exposition de peintures religieuses, de style un peu naïf, de Marcel Hasquin, avec allocution de l’évêque d’Avranches et Coutances, Monseigneur Fihey, sur le thème de l’art et de la foi. La Communauté des Béatitudes, qui groupe des membres convaincus, a entre autres mérites celui d’avoir entrepris la restauration des bâtiments, plusieurs fois endommagés, notamment lors de la Seconde Guerre mondiale.
Après ces moments de piété, M. Langlois nous conduit, faveur insigne, chez le docteur Gilles Buisson. Non content d’avoir soigné ses compatriotes durant de nombreuses années, et de les avoir aussi administrés, le docteur Buisson, ancien maire, est la mémoire et, par bonheur, l’historien de Mortain, l’un de ceux dont j’ai tiré plusieurs indications sur la ligne ferroviaire de Mortain à Vire, dont le fait que ses tranchées, dans le rocher, ont été l’un des premiers recours en France à la dynamite ; il est aussi et surtout, l’auteur de plusieurs ouvrages sur la difficile et décisive bataille qui, après le débarquement, opposa en ce site Alliés et Allemands en août 1944. Nous avons avec lui un fort intéressant entretien d’une vingtaine de minutes, avant de nous retirer pour ne pas trop abuser de ses quatre-vingt-cinq ans. Échange de bons procédés, je lui enverrai ensuite (en m’excusant du retard) les cinq articles sur Fulgence Bienvenüe, ce qui me vaudra de recevoir, dédicacé, un exemplaire de son dernier ouvrage, Mortain 1944 – direction Avranches.
Retour à l’hôtel, dîner et coucher de bonne heure en prévision d’un lever matinal. Le dimanche 22 juin, le rendez-vous des randonneurs est à l’ancienne gare de Mortain-Le Neufbourg, à 7 heures 30. Les organisateurs, dont Mme Vetois et M. Courbier, sont sur le pied de guerre dès avant 6 heures… Des cars nous conduisent à l’ancienne station de la Gauterie, au nord de Sourdeval. Nous sommes plus de 900, et pour une fois, bien équilibrés en nombre entre hommes et dames, car je le dis à notre honte, le sexe dit faible est en général mieux représenté dans ce genre de randonnées… Le président Aguiton coupe le cordon qui barre symboliquement le chemin, et en avant ! assez vite pour certains, plus tranquillement pour les vétérans comme nous.
L’itinéraire retenu par les organisateurs combine des sections de l’ancienne voie ferrée, et d’autres parcours. La plate-forme ferroviaire a été aménagée sur sa largeur, environ quatre mètres : c’est donc un chemin, mot gaulois signifiant qu’il peut être emprunté par plusieurs personnes se tenant par la main, et présente donc une largeur suffisante pour des chars, autre mot gaulois. Faut-il préciser ici que les Gaulois étaient passés maîtres en la fabrication de chars de service (à bœufs – transcription latine carrus, carri), qu’ils faisaient circuler sur des chemins de campagne, tandis que les Romains ne connaissaient que les chars de course (currus, curri), à chevaux, et ne sortant pas des circuits correspondants ? En dehors de ce chemin, nous avions aussi quelques passages en sentier, autre mot gaulois désignant un parcours ne pouvant porter qu’une personne à la fois, en largeur s’entend.
Saluons ici les chefs de subdivision Gardan et Courbier, qui ont su réaliser, grâce à des essais effectués au laboratoire départemental de Saint-Lô, une chaussée stabilisée en pierres et en terre, sans bitume, ce que nous ne savons plus faire à Paris, où nos jardins publics sont sillonnés d’allées, hélas, bitumées.
L’itinéraire nous conduit par des paysages variés à la Chapelle de Montfort, hors tracé de la ligne ferroviaire. Nous y trouvons collation et eau de boisson préparées par les organisateurs, ce qui nous a permis d’avoir un sac léger. Nous retrouvons l’ancienne ligne ferroviaire au lieu-dit La Gallouinière, et la suivons jusqu’à l’arrivée en gare de Neufbourg, où une petite fête attend les quelque 2 000 enthousiastes qui ont participé aux diverses activités.
Tout a une fin : nous repartons nous changer à l’hôtel, d’où l’ami Courbier nous conduit en voiture pour la gare de Vire. Retour à Paris-Montparnasse un peu avant 22 heures, et chez nous un peu avant 23 heures. Cette escapade nous laisse un excellent souvenir, nous reviendrons sans doute plus longuement car il y a ici beaucoup de choses à voir… et à goûter. Je termine en rappelant l’aimable chanson normande de Frédéric Bérat dont voici le premier couplet :
Quand tout renaît à l’espérance,
Et quand l’hiver fuit loin de nous ;
Sous le beau ciel de notre France,
Quand le frimas se fait plus doux ;
Quand la nature est reverdie,
Quand l’hirondelle est de retour,
C’est le pays qui m’a donné le jour…
… en précisant que pour ceux de notre espèce, qui ne sont pas issus de cette belle province, la fin des couplets se modifie comme suit :
J’aime à revoir la Normandie.
C’est un pays où je reviens toujours.
Les randonneurs à pied PHOTOGRAPHIE OUEST FRANCE