Bilan des assises des mathématiques : adoptons une stratégie nationale
Le succès des assises des mathématiques ne doit pas cacher l’urgence des décisions à prendre : revaloriser le métier d’enseignant en mathématiques, augmenter le nombre de thèses et de postdoctorats et rapprocher les filières universitaires de l’industrie. Événement public, les assises des mathématiques se sont déroulées à la Maison de l’Unesco sous les auspices du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche et du CNRS, l’Institut national des sciences mathématiques et de leurs interactions, institut du CNRS investi des missions nationales d’animation et de coordination dans le domaine des mathématiques a mobilisé la communauté de recherche. L’ensemble des travaux a abouti à des propositions d’actions pour une stratégie nationale.
J’ai bénéficié, pour tirer des assises le bilan qui suit, du travail préparatoire mené par sept groupes de travail. Leurs membres sont nommés sur le site internet des assises (https://www.assises-des-mathematiques.fr). Je les remercie chaleureusement.
Une recherche de très haut niveau
La France est une nation mathématique : Fermat, Pascal, Germain et Galois sont des piliers de l’histoire des mathématiques. La médaille Fields a récompensé 44 personnes dont 13 Français. En novembre, le Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (Hcéres) a publié une Synthèse nationale et de prospective sur les mathématiques qui montre que les collaborations françaises avec le reste du monde en mathématiques sont deux fois plus nombreuses que la moyenne des autres pays, traduisant une forte irrigation par les mathématiques françaises. C’est un atout rappelé lors des assises par Bruno Bonnell, secrétaire général pour l’investissement : « On cherche toujours à trouver à quoi peuvent bien servir les mathématiques alors qu’on oublie que, quelques fois, ne servir à rien c’est surtout servir au futur. »
Une discipline de recherche qui a su évoluer et s’ouvrir
Lors des assises des mathématiques, une médaille et trois prix ont été remis. La médaille a été remise à Francis Bach (X94) en reconnaissance de ses travaux de recherche majeurs à l’interface mathématiques-informatique. Le prix Mathématiques 2030 a été remis à Hélène Mathis pour un projet de modélisation et simulation numérique pour la sûreté des réacteurs nucléaires de petite taille. Le prix Défense, en partenariat avec l’Agence de l’innovation pour la défense, a été remis à Jean-Baptiste Caillau pour un projet sur la production d’énergie électrique à partir d’un cerf-volant. Enfin, le prix Diffusion a été remis à Olga Paris-Romaskevich, Clémence Perronnet et Claire Marc pour la réalisation d’un sketchnote « Matheuses : les filles sont l’avenir des maths ». Ces prix symbolisent l’ouverture des mathématiques à la société.
Ouverture aux autres disciplines scientifiques
La parenté mathématiques-physique est ancienne et a contribué à l’algébrisation des mathématiques et à la révolution du calcul infinitésimal. Les frontières sont devenues très floues entre ces deux disciplines qui jouissent d’un entraînement mutuel. Plus récemment, l’économie puis la biologie se sont mathématisées. Des applications viennent parfois de domaines des mathématiques inattendus : Alicia Dickenstein est reconnue pour l’application de la géométrie algébrique à la biologie cellulaire.
Ouverture au monde de l’entreprise
L’entreprise et le monde académique se côtoient peu ; le contexte des écoles d’ingénieurs n’aide pas au rapprochement, même s’il permet une formation de bon niveau scientifique à beaucoup d’ingénieurs. Le besoin de formation a été identifié pendant les entretiens préparatoires aux assises : « On est passé de 16 000 ingénieurs à 35 000 par an et il en faudrait aujourd’hui le double. » Un nombre insuffisant de personnes bien formées est un risque pour la souveraineté et la compétitivité. Un cadre de grande entreprise résume : « L’absence des maths, c’est la mort des entreprises françaises, car les autres continuent, eux, à faire des maths. »
“Les entreprises ont indiqué le besoin de développer les mathématiques.”
La formation tout au long de la carrière des ingénieurs est majeure. La demande existe, selon un cadre d’un groupe européen : « Nous recrutons des profils dont nous savons qu’ils ne maîtrisent pas toutes nos attentes, mais après avoir été convaincus qu’ils pourront être formés. Il serait pertinent que l’on puisse développer la formation continue sur les sujets théoriques, en sciences […], ça peut être un levier essentiel pour progresser au sein de structures comme la nôtre. » Au-delà de la formation, les entreprises ont indiqué le besoin de développer les mathématiques pour ne pas être en position de sous-traitance, notamment pour développer de nouveaux outils ou services (modélisation, grandes masses de données…).
Environ 15 % des mathématiciens collaborent avec des entreprises. Les relations sont durables, au point de former un « état absorbant », selon Géraldine Fabre dans son enquête sociologique Vie et métamorphoses dans un monde numérique, le travail mathématique à l’épreuve des collaborations avec les entreprises.
Ouverture aux citoyens
Les assises ont pointé l’importance d’une culture partagée des mathématiques, au service d’une démocratie éclairée et apaisée. Une psychologue regrette cependant que « seuls quelques lycées parviennent à maintenir des enseignements de mathématiques où la démonstration et la capacité de réflexions priment sur des questions juridiques (« ai-je le droit de faire telle ou telle chose ? »). Je ne citerai que trois actions de diffusion.
“Une culture partagée des mathématiques, au service d’une démocratie éclairée et apaisée.”
La Fondation Blaise-Pascal met en relation entreprises et acteurs de la médiation scientifique ; l’Institut Henri-Poincaré ouvrira en 2023 un espace d’exposition et d’échanges, interface entre le public et les chercheurs présents dans cet institut internationalement reconnu ; MathC2+ organise des stages d’immersion dans les laboratoires de recherche permettant aux élèves de découvrir les mathématiques comme une science vivante.
Des inquiétudes sur la formation
L’Union mathématique internationale a, depuis plus de cent ans, l’objectif de promouvoir la coopération internationale dans le domaine des mathématiques. Une de ses commissions est dédiée à l’enseignement. La communauté de recherche en mathématiques mériterait donc d’être plus fortement impliquée dans la réforme permanente en cours, au-delà de quelques cautions personnelles. Le groupe de travail « enseignement » des assises a relevé que les élèves appréciaient les mathématiques. Les choix d’orientation ne se font pas en fonction de « l’amabilité » d’une discipline, mais de la perception d’une position dans la société.
La communauté des mathématiques doit travailler sur l’image que renvoient les mathématiques. La qualité de la formation mathématique repose sur la qualité des enseignants. Depuis plus de dix ans, les postes offerts aux concours de recrutement ne sont pas tous pourvus. Le manque de considération des enseignants, la faiblesse du salaire relativement au haut niveau de qualification requis et aux nombreuses autres opportunités offertes ont dégradé une situation dans un contexte de moins en moins lisible, compte tenu de la succession des réformes.
Des inquiétudes sur la recherche
L’étude du Hcéres a montré que, de 2013 à 2020, les premiers pays publiant sont la Chine (21,3 % des publications), les États-Unis (15,1 %), l’Allemagne (4,5 %) et la France (4,4 %). Les pays émergents voient leur part bondir avec une croissance de 50 % pour l’Inde, 33 % pour la Chine et 31 % pour l’Iran, pendant que la France baisse de 6 %. Le développement des mathématiques dans toutes les directions, sans concentration a priori sur des sujets à la mode, nécessite un investissement en personnel.
La recherche mathématique en France, ce sont près de 400 chercheurs au CNRS, 300 au CEA, un peu plus d’une centaine tant à l’Inrae qu’à l’Inria. Ce sont surtout près de 4 000 enseignants-chercheurs dans les universités. Cependant, de 2000 à 2021, la chute des effectifs en mathématiques dans les universités atteint 7,6 %, et même 19,9 % en mathématiques fondamentales.
Des actions au financement fragile
Les laboratoires de mathématiques forment un maillage homogène du territoire métropolitain. Ainsi, tout étudiant a accès dans son université à des enseignants qui sont aussi bâtisseurs de mathématiques. Ce réseau profite d’outils nationaux reposant pour beaucoup sur des financements du programme d’investissement d’avenir qui sont aujourd’hui sous-dimensionnés et non pérennes. Un tel outil est l’Agence pour les mathématiques, en interaction avec l’entreprise et la société (AMIES) qui a permis l’ouverture de la communauté à l’entreprise. Son sous-financement bride son développement.
Des fondations ont été créées pour rapprocher la diffusion et l’entreprise et trouver des sources de financements privées (notamment le Fonds de dotation de l’Institut Henri-Poincaré (IHP) et la Fondation Blaise-Pascal), avec un succès tout relatif. Quant à la Maison des mathématiques et de l’informatique, centre de médiation en mathématiques et informatiques basé à Lyon, son existence est menacée par l’extinction prévue de sa source de financement issue du plan d’investissement d’avenir.
Un doctorat trop peu reconnu comme accélérateur d’innovation
Les docteurs en mathématiques sont peu présents en entreprise en France. Un cadre d’une grande entreprise internationale d’origine allemande indiquait : « En Allemagne, les étudiants en mathématiques pures sont recrutés prioritairement par rapport à des étudiants d’une autre discipline scientifique qui utiliserait simplement des mathématiques. » Un docteur détient certes des compétences techniques, la capacité à apprendre en autonomie et à synthétiser une importante quantité d’informations.
Au-delà, avoir soutenu un doctorat, c’est avoir réussi, en un temps prédéfini : à apporter une réponse à une question, soit que personne ne s’était posée, soit à laquelle personne n’avait su répondre (donc à innover) ; à découper un problème en problèmes intermédiaires ; à échanger avec les personnes ayant déjà réfléchi à ces problèmes intermédiaires. Tout cela en jonglant avec les contraintes horaires liées à l’enseignement et à son organisation ainsi qu’à la vie de son laboratoire. Un cadre du numérique résume : « Un bon profil ayant fait une thèse aura souvent une progression plus rapide dans l’entreprise. »
La remarque d’un autre cadre du numérique : « Il y a deux mondes, le monde des ingénieurs des grandes écoles et le monde des universitaires. Aujourd’hui, les chercheurs doivent servir de pont entre les deux mondes, ce pont n’est aujourd’hui qu’une petite passerelle » invite à recruter plus de docteurs en entreprise. Il y a une triple responsabilité : l’entreprise doit ne pas craindre un tel recrutement ; les docteurs ne doivent pas craindre d’aller travailler en entreprise ; et enfin les encadrants de doctorat doivent créer l’appétence à l’aventure extra-académique.
Quelques propositions
Antoine Petit, président-directeur général du CNRS, ouvrait les assises par le constat sévère suivant : « La situation est très préoccupante. Si nous ne faisons rien elle deviendra catastrophique. […] La recherche s’inscrit dans le temps long. Les conséquences de mauvaises décisions et de non-décisions également. Si nous attendons pour constater que nous ne sensibilisons plus assez d’élèves, que nous ne formons plus assez d’étudiants, que nous sommes incapables de répondre aux besoins de l’industrie, que nous n’avons plus assez de chercheurs et de chercheuses, il sera trop tard et redresser la barre demandera un temps que notre pays n’aura pas. » Avant qu’il ne soit trop tard, nous proposons l’élaboration d’une stratégie nationale des mathématiques dont voici quelques propositions.
Pour augmenter l’attractivité du métier d’enseignant, nous proposons la mise en œuvre d’un prérecrutement dès la licence. Celui-ci doit être considéré comme une formation et non comme une façon économique de pallier le manque actuel d’enseignants.
« La communauté mathématique, prête à s’ouvrir encore davantage, ne peut pas le faire si ses forces continuent à diminuer. »
Nous proposons que soient financées 100 thèses supplémentaires par an. En parallèle, la moitié au moins de tous les doctorants en mathématiques devront recevoir une formation « labellisée industrie » spécifique aux mathématiques. Elle pourrait conduire à l’acquisition d’une expérience de traitement des données, être constituée de courts projets en groupes composés d’ingénieurs en postes dans les entreprises et de doctorants. L’objectif est d’attirer tous les profils de mathématiciens dans les entreprises. Le dispositif ne peut donc pas se limiter à l’augmentation du nombre de bourses Cifre, qui n’attirent que des étudiants déjà intéressés par le travail en entreprise sur des sujets spécifiques.
Pour repositionner la France comme terre d’accueil des mathématiciens, nous proposons la création de 150 contrats postdoctoraux annuels d’une durée de trois ans, avec une mission légère mais non nulle d’enseignement. À ces contrats pourraient s’ajouter 50 contrats cofinancés par l’industrie d’une durée d’un an qui offriraient un sas de passage du monde académique vers l’industrie. Les collaborations avec l’entreprise existent, elles sont bridées par les faibles moyens de l’agence (AMIES) en interaction avec l’entreprise et la société. Nous proposons de multiplier par 10 les moyens de l’agence, en passant son budget à 7 M€ par an.
La communauté mathématique, prête à s’ouvrir encore davantage, ne peut pas le faire si ses forces continuent à diminuer. Le décrochage des dernières années se chiffre à 500 postes. Les mathématiques sont un atout, pour la démocratie, pour l’innovation, pour le futur, pour la grandeur de l’esprit humain. Le temps est venu de ne plus désinvestir.