Biodiversité et climat : le janus du changement global
La biodiversité, un mot neuf
La biodiversité, un mot neuf
La science du climat a considérablement progressé depuis la conférence de Stockholm en 1972 et surtout depuis 1988, date de création du Groupe intergouvernemental d’experts sur le climat (GIEC). Le domaine de la biodiversité s’est constitué plus récemment, le mot lui-même étant créé par Walter Rosen en 1985. Et c’est seulement en 2011 que l’équivalent du GIEC pour la biodiversité est créé à Nagoya, sous le nom de Groupe intergouvernemental sur la biodiversité et les services écosystémiques (GIBSE ou, en anglais, IPBES).
REPÈRES
La biosphère constitue un système vivant unique, planétaire, avec partout de l’ARN et de l’ADN dans tous les organismes vivants. Ce système vivant a conquis l’ensemble de la planète et pour ainsi dire tous les types de milieux, en quatre milliards d’années d’inventions, d’adaptation, d’évolution (bel exemple de développement « durable »). On oublie que l’atmosphère actuelle a été créée par le monde vivant qui a remplacé le CO2 et le méthane ambiants antérieurs par de l’oxygène, histoire entamée il y a plus de deux milliards d’années. Les cyanobactéries et la photosynthèse ont joué le rôle principal dans ce qui fut, initialement, la première pollution majeure : l’oxygène.
Les interactions entre le monde du vivant et la planète sont multiples
Peut-être faut-il voir dans ce décalage temporel de deux ensembles scientifiques la prééminence intellectuelle et politique du changement climatique et le fait que la question des relations entre le monde vivant et le climat soit généralement présentée en tant que « impacts du changement climatique sur la biodiversité ». La biodiversité serait simplement impactée, et non motrice dans la dynamique du climat.
Interactions multiples
Adaptation des espèces
Certaines espèces d’oiseaux, comme les mésanges, éclosent de plus en plus tôt tandis que les chenilles dont les oisillons sont nourris n’ont pas modifié leur cycle : cette rupture de synchronie peut entraîner la disparition des mésanges et de graves invasions des fruitiers par les chenilles, mais il se peut aussi que la synchronie se rétablisse, du fait de la capacité d’adaptation du monde vivant. La sélection naturelle joue un rôle clé dans ces adaptations. Quelques mésanges statistiquement aberrantes éclosent en synchronie avec les chenilles et constituent la garantie de survie de l’espèce, alors même qu’elles n’auraient pas survécu en environnement inchangé.
Si cette asymétrie de statuts assignés au climat et au vivant est historiquement compréhensible, elle n’en constitue pas moins une erreur de raisonnement susceptible de lourdes conséquences en matière de choix politiques. Pour clarifier cet enjeu majeur, il faut se souvenir que les interactions entre le monde du vivant et la planète sont multiples, comme en atteste la genèse de notre atmosphère. L’impact du changement climatique sera donc un phénomène complexe, non réductible à une analyse par espèces.
Le rôle des humains
La biodiversité réagit, migre, crée de nouveaux écosystèmes
Les humains font partie intégrante de la biosphère en tant qu’espèce – une espèce qui pèse de plus en plus dans l’écosystème, transforme les paysages, déforeste, relargue du CO2 dans l’atmosphère par consumation d’énergies fossiles ; l’émission de CO2 en quantités excédant les capacités de stockage du carbone par les plantes, les sols, les océans alimente l’effet de serre et le réchauffement.
Rétroactions
Le changement climatique, produit de la dynamique de la biosphère, influe à son tour sur sa cause : il s’agit de boucles de rétroaction et non d’impacts univoques. Changement climatique et dynamique de la biodiversité sont les deux faces d’un janus, le changement global. Désertification, changement d’usages des terres, dégradation des sols, dépérissement des coraux, invasions d’espèces sont des éléments constitutifs de ces rétroactions climat-biodiversité, autrement appelées changement global (voir figure 1).
La biodiversité réagit, migre, crée de nouveaux écosystèmes
La biodiversité réagit, migre, crée de nouveaux écosystèmes, les assemblages d’espèces se modifient, et l’espèce clé de voûte planétaire, celle des êtres humains, génère des invasions biologiques qui alimentent ces transformations. Le changement climatique conduit à l’effondrement des systèmes agraires tropicaux et contraint des populations à migrer : comme tant d’autres espèces, les êtres humains réagissent aussi par le déplacement. Pour autant, les bilans ne sont pas faciles à établir sous l’angle du changement. La perte de végétation en milieu tropical et l’envahissement de la toundra par les arbustes ne se compensent pas. Sous l’angle de la biodiversité, la plante cache la multitude d’interactions qui disparaît avec elle.
Disparitions et migrations
Les impacts des changements climatiques sont souvent envisagés sous l’angle des disparitions possibles d’espèces. En fait, l’impact systémique est le plus important. Le réchauffement conduit les espèces à migrer, lorsqu’elles le peuvent, ou à dépérir.
FIGURE 1 |
La biodiversité, ici des Rhinogrades (Grassé, 1962), sous le lampadaire du changement climatique. N.B. : l’impact de la diversité des Rhinogrades sur le changement climatique est peu connu, les chercheurs suspectant un rôle majeur de leur caractère, très réactif à la pollution et à l’encombrement des sinus qui en résulterait. |
Il en est ainsi des récifs coralliens massivement altérés par le réchauffement. L’acidification des océans met en péril les cyanobactéries productrices d’oxygène et tous les organismes qui fabriquent du calcaire, tels les coraux et les coccolithes qui offrent une grande capacité de stockage du carbone dans les océans. À terre, les boucles de rétroaction omniprésentes sont illustrées par la figure 2.
Intégrer le facteur temps
La variable essentielle à la compréhension des rétroactions entre biodiversité et changement climatique est le temps. L’expansion du vivant sur l’ensemble de la planète sur quatre milliards d’années prouve amplement sa capacité d’adaptation, liée à sa diversité et à sa capacité d’innovation (Barbault et Weber, 2010). Cependant, le changement climatique n’est pas linéaire : il s’agit d’accélération et nul ne sait comment la vie peut s’adapter à des accélérations du changement.
Il lui faut du temps, beaucoup de temps. La prédiction des impacts du changement climatique sur la biodiversité est donc un exercice à risque (Thuillier, 2007, Lovejoy, 2008).
L’approche univoque des interactions entre climat et biodiversité a des effets notables sur la définition et la conception des politiques d’atténuation. On parlera de croissance « verte » pour des politiques dans lesquelles il n’est question que d’énergie et pas de « verdure », de biodiversité. On définira des labels de haute qualité « environnementale » pour lesquels il ne s’agit que d’efficacité énergétique.
Repenser les politiques
Réaliser que la biodiversité (les êtres humains, organismes vivants, inclus) crée le changement climatique et tente de s’adapter à ses impacts, agissant à son tour sur le climat, conduit à penser autrement ces politiques.
Le changement climatique n’est pas linéaire
La substitution des énergies fossiles par des énergies renouvelables fait appel au monde vivant et, plus largement, à la nature, hydrosphère et géosphère comprises. Mais au lieu de penser en termes de filières focalisées sur la conversion massive de terres à la production d’agrocarburants, il est envisageable de combiner production alimentaire et utilisation des sous-produits pour la production d’énergie. Au lieu de limiter les instruments incitatifs à la seule taxe carbone, il serait possible de procéder à un basculement progressif des charges pesant sur le travail vers des taxes sur les prélèvements dans la nature, à fiscalité et coûts de production constants, favorisant ainsi la maintenance des potentiels naturels, et décourageant les comportements nuisibles à la biosphère et au climat (Weber, 2009).
Commentaire
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Les rhinogrades
Je suis surpris de voir dans une des illustrations de l’article et dans la bibliographie que l’ouvrage « Anatomie et biologie des rhinogrades » est attribué à Pierre-Paul Grassé.
Sauf erreur de ma part, le livre traduit en français sous ce titre est dû au naturaliste allemand Gerold Steiner, qui l’a publié sous le pseudonyme de Harald Stümpke, le titre original étant « Bau und Leben der Rhinogradentia ».
Pierre-Paul Grassé, qui a préfacé la traduction française, aurait toutefois été le complice de Gerold Steiner dans ce canular.