Bitcoin, une solution contre la libanisation du monde ?
Témoignage d’un camarade libanais, qui a connu l’incroyable crise économique et monétaire de son pays et qui en a tiré, ainsi que d’autres crises moins spécifiques, des leçons de défiance vis-à-vis des institutions monétaires officielles. Le Bitcoin ne serait-il pas une solution permettant la séparation de la monnaie et de l’État, limitant ou même prévenant le genre d’abus qu’a connu le Liban ?
L’École polytechnique nous a armés pour décrypter les mystères de l’univers, en nous dotant des outils scientifiques les plus pointus : mathématiques, physique, informatique, pour n’en nommer que quelques-uns. Cependant, un domaine se rebelle contre ce décodage rationnel : l’économie. Érigée comme science, elle s’en écarte par sa dépendance aux comportements imprévisibles des hommes, postulant néanmoins que le passé peut prédire l’avenir. Mais est-ce vraiment le cas ? Cette question m’a hanté pendant toute ma carrière. Voici l’histoire d’un garçon libanais, formé en France, qui a vécu la dévastation financière de son pays natal, qui a regardé l’effondrement du système financier international et qui a cherché refuge dans une technologie émergente : le Bitcoin. Embarquez avec moi dans cette exploration de l’économie, de la finance et des technologies, et découvrez comment ces éléments s’entrelacent pour façonner notre présent et notre avenir !
La crise à l’origine
Originaire du Liban, j’ai découvert le Bitcoin en 2014. L’idée d’une monnaie unique, sans frontières, avait quelque chose d’irrésistiblement séduisant. Initialement, elle m’intéressait comme moyen de faire des économies sur mes conversions d’euros en dollars ou en livres libanaises, mais je n’ai compris pleinement sa puissance que lors de l’effondrement de l’économie libanaise en 2019. L’effondrement économique du Liban est d’une cruelle ironie. Le banquier central, Riad Salameh, membre influent du G20, était loué par ses pairs comme l’un des meilleurs de la profession. Cependant, sa politique monétaire a favorisé l’endettement colossal du gouvernement libanais en utilisant l’argent des contribuables, une dette que l’État s’est finalement révélé incapable de rembourser.
Le 17 octobre 2019 est une date noire pour les Libanais : ils découvrirent ce jour-là qu’ils ne pouvaient plus retirer, ni transférer, leurs dollars américains à l’étranger. S’est ensuivie une ruée vers l’achat de tout type de biens physiques comme l’or, l’argent, les montres, les chèvres, les moutons, etc. Le Bitcoin, hélas, avait été banni par R. Salameh. Rapidement, les commerçants ont arrêté d’accepter tous les paiements qui transitaient par le système bancaire. Les seuls virements autorisés étaient ceux effectués en interne ou convertis en livres libanaises, une monnaie qui a depuis lors perdu 98 % de sa valeur. Les Libanais appellent ces dollars qui n’existent plus les « Lollars » et continuent à se les échanger.
« Le Bitcoin m’est apparu comme une solution permettant la séparation de la monnaie et de l’État. »
Le Liban s’est rapidement trouvé emporté dans une crise dévastatrice, avec une inflation atteignant les 260 %, plongeant 80 % de la population sous le seuil de pauvreté. À cela est venue s’ajouter une pénurie de tous les produits importés, de la nourriture au carburant en passant par les médicaments. Les économistes expliquent cet écroulement économique comme principalement dû aux politiques qui ont creusé successivement le déficit de l’État, et ce n’est pas faux. C’est dans ce contexte que le Bitcoin m’est apparu comme une solution permettant la séparation de la monnaie et de l’État, limitant ou même prévenant ce genre d’abus.
Lehman Brothers : la confiance trahie
Bien avant la crise libanaise, j’avais vécu la crise financière de 2008. Là aussi, la politique monétaire laxiste d’Alan Greenspan avait créé une bulle spéculative sans précédent qui ne demandait qu’à exploser. Son successeur, Ben Bernanke, prix Nobel d’économie, prit la décision de laisser Lehman Brothers faire faillite, entraînant une série de krachs bancaires qui déclenchèrent une crise financière mondiale. À la suite de cela, Satoshi Nakamoto écrivit son livre blanc sur le Bitcoin, soulignant le problème majeur des monnaies conventionnelles : la nécessité de faire confiance aux banques pour gérer et transférer son argent, alors qu’elles en prêtent bien plus qu’elles n’en détiennent, engendrant des bulles de crédit.
En 2008 je travaillais à la Société Générale, à quelques pas de Jérôme Kerviel, le jour où les pertes occasionnées par l’écroulement de ses positions spéculatives ont failli coûter cher aux clients de la banque, si elles n’avaient pas été découvertes à temps. Il fut reproché à Kerviel d’avoir pris des positions démesurées, non autorisées. Mais quel est le degré toléré et qui le décide ? Certainement pas le déposant. Encore aujourd’hui, les banques font prendre aux épargnants un risque qui ne leur est pas divulgué. Les récentes faillites de Silicon Valley Bank, de Signature Bank ou du Crédit Suisse en sont une illustration. Cette expérience me permit de comprendre que notre système monétaire fonctionnait jusqu’à un certain point et n’offrait aucune protection aux déposants lorsque leur confiance était manipulée ou trahie.
BNP : quand la politique interfère avec la finance
En 2014, l’amende colossale de 9 milliards de dollars infligée à BNP Paribas par les États-Unis a éveillé ma curiosité sur les rouages du système monétaire international. En creusant, j’ai découvert la fin tumultueuse des accords de Bretton Woods dans les années 70, lorsque le général de Gaulle a été contraint d’échanger tout l’or que la France avait déposé à Fort Knox contre un papier : le dollar. C’est ce qui mit un terme à la convertibilité des monnaies en or et marqua le début de la domination du dollar, utilisé comme monnaie de réserve mondiale, monnaie d’échange internationale et outil de sanction.
Ce « privilège exorbitant » du dollar, selon les termes de Valéry Giscard d’Estaing, a permis aux États-Unis de sanctionner BNP pour des transactions qui étaient parfaitement légales selon le droit français et européen. Cette affaire a eu des répercussions bien plus larges que la simple amende : elle a incité d’autres banques à instaurer des mesures de contrôle plus strictes et des restrictions financières pour leurs clients, par crainte de subir le même sort que BNP. Dans cette frénésie, de nombreuses banques ont également fermé leurs portes à bon nombre de clients, aussi bien nationaux qu’internationaux, perdant ainsi leur compétitivité face aux banques américaines, qui dominent désormais le paysage bancaire international.
Le Hezbollah
Lorsque le monde financier a imposé ses restrictions, le Hezbollah, cette organisation politique libanaise souvent qualifiée de terroriste, a été l’une des premières entités à en ressentir le poids. Ironiquement, en étant exclu du système financier traditionnel, le Hezbollah a échappé au piège de l’immobilisation des fonds dans les banques libanaises. En effet, en réponse aux sanctions, le Hezbollah établit un système alternatif, la Hawala, fondé sur la confiance et les réseaux sociaux. Par conséquent, lorsque la crise économique a éclaté au Liban, seuls les guichets automatiques du Hezbollah sont restés opérationnels. Cette situation kafkaïenne m’a fait questionner l’efficacité de ces sanctions et leur impact réel.
En dépit de toutes les procédures de contrôle instaurées, seules 0,1 % des transactions illégales sont arrêtées. Comment expliquer des mesures aussi contraignantes, avec un taux d’efficacité si dérisoire ? La réponse reste un mystère. Cependant il existe une meilleure solution.
L’apparente anonymité du Bitcoin a incité le Hezbollah et le Hamas à l’utiliser pour leurs campagnes de collecte de fonds. Toutefois, contrairement à ce que l’on pourrait penser, le Bitcoin est pseudonyme et non anonyme. La traçabilité inhérente à la blockchain a permis aux autorités de retracer et saisir les fonds des donateurs. Face à cette traçabilité, le Hezbollah et le Hamas ont cessé d’utiliser le Bitcoin pour leurs levées de fonds. Le Bitcoin se présente ainsi comme un puissant outil de lutte contre le terrorisme et le blanchiment d’argent.
L’étalon bitcoin : vers une nouvelle vision monétaire
La théorie monétaire centrée sur le Bitcoin est magistralement explorée dans The Bitcoin Standard de Saifedean Ammous. Rédigé alors qu’il était professeur à la Lebanese American University, cet ouvrage est devenu le texte de référence pour la communauté Bitcoin. Ammous y esquisse la vision d’un étalon bitcoin, faisant écho à l’étalon-or du passé et s’appuyant sur les principes de l’école autrichienne d’économie.
Friedrich Hayek, prix Nobel d’économie et fondateur de cette école, s’est toujours montré sceptique vis-à-vis du contrôle exercé par les banques centrales sur la monnaie et plaidait en faveur d’une concurrence entre les monnaies, libérées de l’emprise étatique. Les économistes autrichiens, avec leur scepticisme envers les monnaies fiduciaires contrôlées par un pouvoir central, voient dans le Bitcoin la promesse d’une monnaie immunisée contre la dépréciation et la manipulation. Une monnaie qui préserve la richesse et la confiance à long terme. Avec le recul, on peut se demander en quoi le destin économique du Liban aurait été différent si les perspectives révolutionnaires d’Ammous avaient été adoptées plus tôt.
Et maintenant ?
Aujourd’hui, je ne peux regarder la situation économique de la France sans le prisme de ce que j’ai vécu. La Covid a contraint le gouvernement à s’endetter massivement pour venir en aide aux populations, avec comme résultat une inflation vertigineuse et une bulle spéculative sur les actifs. De plus, les initiatives gouvernementales visant à réduire l’endettement rencontrent de fortes oppositions, comme nous avons pu le constater avec la réforme des retraites. Ces mesures semblent néanmoins minimes face à l’augmentation croissante de la dette.
François Villeroy de Galhau (X78), gouverneur de la Banque de France, l’a souligné avec insistance lors de ses apparitions médiatiques : « En 1980, notre dette publique représentait 20 % du PIB… contre près de 112 % aujourd’hui. » Il n’a malheureusement pas le pouvoir d’imposer la rigueur économique qu’il aimerait. Depuis mon arrivée en France en 1992, j’ai été témoin de multiples transitions politiques. Et le fil rouge de tous ces gouvernements, indépendamment de leur inclination politique, reste le constant déficit des finances publiques. Les médias relaient souvent le risque de libanisation de la France quand il s’agit des problèmes des banlieues ; pour ma part je vois le risque de libanisation monétaire de la France, lorsque je regarde et compare les chiffres.
Controverses et clarifications
Nombreux sont ceux qui critiquent le Bitcoin, notamment les banquiers centraux. Leur appréhension provient du défi que pose le Bitcoin à l’autorité et à la prédominance des institutions traditionnelles.
L’une des principales critiques formulées à l’encontre du Bitcoin est sa volatilité. Cependant, à mesure que le marché se consolide et que son adoption s’élargit, cette volatilité est sur une tendance baissière.
L’impact environnemental du Bitcoin est un autre sujet d’inquiétude. Même si une part croissante des mineurs utilise des énergies renouvelables, il est essentiel de développer une réglementation adaptée, d’autant que, en vertu du protocole Bitcoin, l’industrie du minage peut être bénéfique pour le climat. Pour cela, il faut un encadrement adapté et l’Europe semble montrer la voie avec l’introduction d’un cadre réglementaire spécifique aux cryptomonnaies, incarné par la directive MICA, attendue en 2024.
« Il est essentiel de développer une réglementation adaptée. »
Le Bitcoin est également accusé de favoriser les activités criminelles mais, comme l’illustre l’exemple du Hezbollah, c’est un outil de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme plutôt que de facilitation. En réalité, les crimes financiers se déroulent au travers de réseaux complexes qui exploitent l’opacité inhérente au système bancaire traditionnel. Pour s’en convaincre, il suffit de consulter les dossiers d’accusations contre R. Salameh, qui a utilisé l’immobilier parisien et les banques suisses pour détourner des centaines de millions de dollars. Pour mener ces opérations, il aurait bénéficié du soutien de divers conseillers, tels que des banquiers, avocats, journalistes, ainsi que de personnalités influentes comme Christian Noyer, ex-gouverneur de la Banque de France.
Face à tous ces défis, de nombreuses alternatives au Bitcoin ont vu le jour : forks, altcoins, stablecoins, monnaies numériques de banque centrale, etc. Cependant ces alternatives impliquent souvent des compromis sur la principale force du Bitcoin : sa décentralisation. C’est probablement pour cette raison que le Bitcoin reste le leader incontesté du secteur.
Polytechniciens, encore un effort…
L’histoire du monde montre qu’à chaque tournant technologique l’humanité s’est adaptée pour utiliser les solutions les plus bénéfiques. En tant que polytechniciens, nous sommes parfaitement conscients de l’importance de l’innovation et des progrès scientifiques. Ainsi, pourquoi ne pas aborder le Bitcoin avec ouverture d’esprit et le considérer comme une innovation à étudier plutôt que comme une menace ? L’exploit de Satoshi Nakamoto ne réside pas seulement dans la création d’une nouvelle monnaie, mais aussi dans sa capacité à exploiter les interconnexions entre différentes disciplines.
“Considérer le Bitcoin comme une innovation à étudier plutôt que comme une menace ?”
En fusionnant la cryptographie, l’informatique et l’économie, il a remis en question notre conception traditionnelle de la monnaie. Le Bitcoin est unique en son genre, non seulement pour sa technologie mais aussi pour sa politique monétaire intégrée dans son code. C’est une alternative audacieuse aux dogmes monétaires traditionnels, comme l’objectif d’inflation à 2 % ou les réserves d’or, souvent maintenus sans justification concrète.
À l’heure où le changement climatique et la « décroissance inévitable » de Jean-Marc Jancovici (X81) dominent nos discours, ne serait-il pas temps de remettre en question ces paradigmes ? Peut-être qu’une monnaie à masse monétaire fixe, à l’image du Bitcoin, serait mieux adaptée à notre monde aux ressources limitées. De plus, le Bitcoin représente une avancée majeure pour la souveraineté numérique. Il nous offre la possibilité de contrôler notre propre richesse, sans dépendre de la solvabilité ou de la stabilité d’une institution tierce. Une telle autonomie financière est une vision révolutionnaire et puissante.