Bitcoin : une thèse d’investissement
D’après Aristote, une monnaie est un objet permettant : le stockage et le transport de la valeur, de servir d’unité de compte, d’être un médium d’échange. La qualité première d’une monnaie, c’est de permettre le stockage de la valeur ; c’est parce qu’elle stocke de la valeur qu’elle peut devenir unité de compte ou médium d’échange ; le stockage de la valeur est une qualité nécessaire.
La thèse d’investissement du bitcoin, c’est qu’il possède les qualités fondamentales, voire empiriques (non examinées ici), le rendant apte, potentiellement, au stockage de la valeur, qualité fondamentale d’une monnaie. L’antithèse du bitcoin, c’est que les banquiers centraux et les gouvernements deviennent, durablement, orthodoxes. Cela a peu de chance de se réaliser. Trop volatil, le bitcoin n’est pas encore apte au transport de la valeur dans le temps ; le potentiel n’est pas encore réalisé. S’il l’est un jour, il vaudra alors sans doute plus d’un million d’euros. Il sera moins volatil, mais… il sera trop tard pour en acheter !
En préambule à toutes considérations concernant l’investissement en bitcoin, et étant donné la spécificité du bitcoin à cet égard, il convient de traiter de son risque.
« Le niveau de risque en lui-même n’est pas pertinent pour décider d’investir ou non. »
Le bitcoin est un actif extrêmement risqué, sa volatilité glissante sur trois mois a fréquemment dépassé le niveau des 100 % de volatilité. Cela en fait un actif dont le risque est à nul autre pareil parmi les actifs à forte diffusion. Néanmoins le niveau de risque en lui-même n’est pas pertinent pour décider d’investir ou non. Un million d’euros placés sur un actif présentant une volatilité de 10 %, c’est beaucoup plus risqué que 2 500 € sur un actif affichant une volatilité de 100 %. Pour un investisseur, le risque en pourcentage n’est pas pertinent, c’est le risque en euros qui l’est.
La décision d’investir doit être prise en considérant la thèse d’investissement ; les considérations de risque détermineront, elles, la taille de l’investissement. En somme on ne peut pas, rationnellement, exclure un actif en disant « cet actif est trop risqué pour moi » ; si vous pensiez cela, il suffirait d’en acheter moins.
Thèse d’investissement
Une thèse d’investissement possible pour le bitcoin, c’est qu’il possède des qualités fondamentales et empiriques qui pourraient en faire, potentiellement, un nouvel étalon de mesure de la valeur. Le mot le plus important de cet énoncé, c’est le mot « potentiellement ». Une thèse d’investissement relève éminemment de l’incertain. Il ne s’agit pas d’énoncer un fait avéré, mais un potentiel, non encore réalisé : s’il y a thèse, il y a antithèse. Le bitcoin n’est pas aujourd’hui un étalon de mesure de la valeur. C’est d’ailleurs cela qui en fait un investissement potentiellement intéressant. S’il en était déjà un, il vaudrait sans doute beaucoup plus cher qu’aujourd’hui et il serait beaucoup moins intéressant d’en acheter qu’aujourd’hui…
La recherche de l’étalon
Un étalon, c’est une unité utilisée lors d’une mesure normative. Que l’on mesure une longueur, une masse, une durée, une température, quoi que ce soit, il est nécessaire de définir un étalon. L’économie c’est la production, l’échange et le stockage de biens, de services, de risques, de travail, d’innovations, de contrats. Pour que cette production, cet échange ou ce stockage puissent avoir lieu, il est nécessaire de mesurer la valeur des choses ; et qui dit mesure dit étalon.
L’histoire de l’économie s’accompagne d’une longue quête de l’étalon de mesure de la valeur. Un des premiers étalons, à l’époque des chasseurs-cueilleurs : les pointes de flèche en silex ; on en a retrouvé des amoncellements, que l’on a du mal à expliquer par d’autres motivations que la thésaurisation. Les pointes de flèches en silex étaient difficiles à fabriquer, en posséder quelques-unes vous permettait de les échanger contre des biens désirables.
Lorsque, du fait des progrès technologiques, les pointes de flèche en silex sont devenues plus faciles à réaliser, il a fallu changer d’étalon ; ce fut l’ère des étalons agricoles, encore aujourd’hui certaines tribus Massaïs au Kenya mesurent la valeur des choses en tête de bétail, encore aujourd’hui certaines tribus du Sahara mesurent la valeur des choses en sac de sel. L’étymologie du mot salaire vient du latin salarium (ration de sel). Dans l’Antiquité, le sel était très précieux. Les légionnaires romains recevaient une partie de leur salaire en sel.
Lire aussi : Une petite histoire de la monnaie par Gilles Bransbourg (X85)
Les étalons métalliques
De nouveaux progrès technologiques eurent lieu, les biens agricoles devinrent plus faciles à produire, il fallut changer d’étalon.
Lorsque les usagers ont l’impression que l’étalon monétaire est plus facile à produire, il est nécessaire d’en changer. Ce fut l’ère des étalons métalliques : d’abord le fer, puis le bronze, l’argent et, quand la production d’argent devint trop aisée, l’or. Il est d’ailleurs intéressant que le rôle des États s’est, à cet égard, longtemps limité à un rôle de certificateur et pas véritablement d’émetteur. Le souverain ne produisait pas l’argent métal puis l’or, mais le transformait en pièces, certifiant ainsi son poids, dans le but initial de faciliter le commerce. L’État appose son sceau à la pièce, certifie ainsi son poids.
L’étymologie de la livre sterling en dit long à cet égard… (sterling voulant dire argent métal pur et la livre étant une unité de poids). Le caractère cannelé de la tranche d’une pièce est, lui aussi, un dispositif anti-abrasion visant à contribuer à la constance de son poids.
Les qualités du bitcoin
Quelles sont ces qualités fondamentales qui confèrent au bitcoin son potentiel de devenir un étalon de mesure de la valeur ? On peut commencer par énumérer six caractéristiques fondamentales du bitcoin : le bitcoin est non altérable ; il est non falsifiable ; difficile à saisir ; non manipulable par une autorité centrale ; il est, éminemment, échangeable ; son approvisionnement est limité, il est non inflationniste.
On ne s’attardera pas ici à la démonstration de ces propriétés, mais on se contentera d’essayer d’en faciliter la compréhension intuitive. Les cinq premières qualités proviennent de la technologie blockchain. Le bitcoin est numérique, solide, décentralisé, pair à pair. C’est le 31 octobre 2008 que Satoshi Nakamoto introduisit à la fois la technologie blockchain et le bitcoin. Il mettra en œuvre la technologie et le premier bitcoin (les 50 premiers en fait) fut miné le 3 janvier 2009. Le Bitcoin était né.
La blockchain
Qu’est-ce que la blockchain, intuitivement ? C’est une chaîne de blocs. Un registre décentralisé constitué de pages, les « blocs », recensant toutes les transactions entre des « coffres-forts » virtuels.
Imaginez une gigantesque collection de coffres-forts (2160 = 1.4615e + 48), chacun des coffres-forts étant accessible par deux moyens ; si vous possédez la clé publique d’un des coffres-forts, cela vous permet de savoir combien de bitcoins il y a dans le coffre-fort et éventuellement de glisser des bitcoins supplémentaires à l’intérieur dudit coffre-fort ; si vous en possédez la clé privée, vous allez pouvoir vous saisir de tout ou partie des bitcoins présents dans le coffre-fort et les envoyer dans un autre coffre-fort.
Afin que ce dispositif fonctionne dans de très grandes conditions de sécurité, il est nécessaire de lui attribuer de la puissance de calcul. Les personnes « prêtant » de la puissance de calcul au dispositif sont appelées les « mineurs ».
La rémunération des mineurs
Afin de motiver les mineurs à allouer de la puissance de calcul, Satoshi a imaginé une loterie et des frais de transaction au bénéfice des mineurs. Statistiquement toutes les dix minutes (publication d’un « bloc », d’une page du registre) un mineur, déterminé par le hasard, reçoit un nombre fixe de nouveaux bitcoins.
Le premier mineur a reçu 50 bitcoins et, toutes les dix minutes, à l’issue de la publication d’un nouveau bloc, d’une nouvelle page du registre, 50 bitcoins supplémentaires sont attribués à un mineur, choisi aléatoirement. Et cela à 210 000 reprises car, tous les quatre ans, tous les 210 000 blocs, le protocole Bitcoin divise la récompense par 2, c’est ce qu’on appelle le halving. C’est ainsi que la récompense passe de 50 à 25, puis à 12,5 ; elle est aujourd’hui à 6,25 bitcoins toutes les dix minutes ; cette quantité sera réduite à 3,125 en avril 2024.
Chaque bitcoin est divisible 100 millions de fois, la plus petite fraction de bitcoin s’appelle un satoshi, il y a 100 millions de satoshi dans un bitcoin. Le dernier satoshi devrait être miné en 2140. Il aura alors été miné 21 000 000 de bitcoins :
50 + 25 + 12.5 + 6.25 + …. = 100
100 x 210 000 = 21 000 000
Monnaie non inflationniste
On arrive ainsi à la cinquième propriété : le bitcoin est le premier dispositif candidat à être une monnaie dont il existe un nombre limité et connu d’avance. Le bitcoin est éminemment non inflationniste. C’est là la différence fondamentale entre le bitcoin et les monnaies qui ont précédé. L’étalon de mesure de la valeur est actuellement le dollar américain ; le bilan de la Banque fédérale américaine s’élevait à 500 milliards de dollars en 2002 ; il s’élève à 8 000 milliards de dollars en août 2023.
Le denarius romain, monnaie de l’Empire, renfermait à l’origine 4 g d’argent par pièce, pour finir à 0,1 g d’argent par pièce vers la fin de l’Empire. L’or lui-même est très inflationniste. Il est estimé que 190 000 tonnes d’or ont été extraits du sous-sol terrestre depuis le début de l’humanité. La Terre renferme quelque 6+15 tonnes d’or. L’humanité a miné 0,00000000318151 % de l’or présent sur Terre. Il y a de l’or partout dans l’univers, on ne trouvera jamais un bitcoin sur la Lune ou sur la planète Mars…
Pour Milton Friedman, l’inflation n’est pas la hausse des prix, c’est l’échec de la monnaie : « L’inflation est toujours et partout un phénomène monétaire ; elle n’est et ne peut être produite que par une augmentation plus rapide de la quantité de monnaie que de la production. »
Un État envahissant
Le bitcoin trouve son origine dans la thèse qui fait que toute politique monétaire centralisé est, tôt ou tard, vouée à l’échec. La thèse veut que, dès lors qu’un groupe de personnes bénéficie du monopole de l’émission de la monnaie, tôt ou tard il en abuse.
La mission de la banque centrale, c’est la stabilité des prix. Une banque centrale bien gérée accumule mécaniquement un pouvoir immense, il est alors très tentant d’utiliser ce pouvoir à d’autres fins que la stabilité des prix. Quand la banque centrale s’attribue, ou se voit attribuer, à tort ou à raison, une autre mission que la stabilité des prix (la défense du système bancaire, d’États impécunieux, de la transition énergétique…), cette nouvelle mission s’accomplit nécessairement aux dépens de la mission initiale. C’est l’inorthodoxie.
“Il n’y aura pas d’inflation monétaire du fait du bitcoin.”
Selon Milton Friedman, l’inflation est probablement le facteur le plus important dans ce cercle vicieux selon lequel un type d’action gouvernementale rend de plus en plus nécessaire un contrôle gouvernemental. Pour cette raison, tous ceux qui souhaitent arrêter la dérive vers un contrôle constamment accru de l’État devraient concentrer leurs efforts sur la politique monétaire. La proposition de valeur du bitcoin, c’est qu’il est numérique, inaltérable, décentralisé, s’échange de pair-à-pair et qu’il y en a 21 000 000. Il n’y aura pas d’inflation monétaire du fait du bitcoin.
Les innovations disruptives
Le bitcoin est néanmoins très critiqué. C’est le sort de toutes les innovations disruptives. À l’émergence de toute innovation disruptive se déclenche un cycle de Kübler-Ross. Elisabeth Kübler-Ross était une psychiatre ayant décrit les étapes du deuil : d’abord l’état de choc, puis le déni, la colère, la dépression, l’expérimentation, la décision et finalement l’acceptation.
Une innovation disruptive, c’est une innovation qui prétend pouvoir changer les choses ; il faut donc, à son émergence, faire son deuil du monde d’avant. Or le monde d’avant avait au moins deux qualités : il fonctionnait et on le connaissait. Chaque innovation disruptive déclenche à un certain moment la colère, colère contre l’électricité, contre l’eau courante, contre le train, l’automobile, l’atome, internet ou le téléphone portable… Il y a alors quatre moteurs de la colère.
Les moteurs de la colère
Le premier moteur, c’est la passion ou l’idéologie ; elle consiste à juger de l’innovation non pas en vérifiant si elle fonctionne ou si elle ne fonctionne pas, mais à l’aune du bien et du mal. On ne se posera pas à la question de savoir si le Bitcoin fonctionne ou ne fonctionne pas, on dira alors : le Bitcoin c’est mal, comme si une technologie pouvait relever du bien ou du mal.
Le deuxième moteur, c’est le conflit d’intérêts ; demander à un fabricant de bougies ce qu’il pense de l’ampoule électrique, c’est comme demander à un banquier central ce qu’il pense du Bitcoin.
Le troisième moteur de la colère, c’est l’ignorance. La psychologie humaine a ceci de particulier qu’elle critique plus aisément ce qu’elle ne comprend pas que ce qu’elle comprend. À l’origine de bien des critiques contre le Bitcoin, il y a l’ignorance.
Le quatrième moteur de la critique, c’est la raison.
Dans le cas d’une véritable invention disruptive, la réponse à la plupart des critiques raisonnables est la création d’une surcouche. L’automobile est une innovation disruptive ; une critique raisonnable contre l’automobile, c’est que, en cas de coup de frein brutal, le passager est précipité contre le pare-brise… et ça n’a pas que des avantages. La réponse à cette critique raisonnable, c’est la création d’une surcouche à la voiture : la ceinture de sécurité. Cette surcouche ne dénature pas l’innovation disruptive mais, au contraire, la renforce. Une voiture avec une ceinture de sécurité reste une voiture, c’est même une meilleure voiture, elle fonctionne mieux ainsi…
On peut observer que la plupart des critiques motivées par la raison contre le Bitcoin trouvent ou trouveront leur réponse dans le développement d’une surcouche entrepreneuriale, financière, réglementaire, informatique, qui s’interposera entre le preneur de risque et la blockchain.