Bob Morane : la fin de l’aventurier polytechnicien
À l’occasion de la mort d’Henri Vernes, La Jaune et la Rouge ne pouvait manquer de rendre hommage à cet écrivain prolifique belge dont le héros principal Bob Morane s’est assis sur les bancs de l’X.
Henri Vernes, de son vrai nom Charles-Henri Dewisme, est mort le 25 juillet 2021 à Bruxelles à près de cent trois ans. Avec plus de deux cent soixante ouvrages édités à quarante millions d’exemplaires, et malgré son statut d’écrivain populaire, il fut élevé au rang d’officier des Arts et des Lettres en 1999.
Henri Vernes, un écrivain aventurier
Créateur du héros Bob Morane, sa vie romanesque a fortement influencé son œuvre, le choix de ses personnages et de ses théâtres d’opérations. À dix-huit ans, cet écrivain fait la connaissance d’une Chinoise qu’il suit en bateau avec de faux papiers jusqu’à une maison close tenue par la mafia à Canton. À l’instar de son créateur, Bob Morane falsifiera ses papiers pour rejoindre les Forces aériennes françaises libres (FAFL) au début de la Deuxième Guerre mondiale. Revenu en Belgique en 1940, Henri Vernes s’engage dans les services secrets belges avant de tomber amoureux d’une agente britannique et de travailler pour le MI6. Après la guerre, il exerce comme journaliste à Paris pour une agence américaine et diverses revues françaises ou belges. En écho à la vie de son créateur, Bob Morane est également journaliste pigiste à la revue Reflets. Ce héros intervient également en solo au profit des services secrets britanniques, américains ou français.
Le domaine de l’étrange et de la science-fiction font parties intégrales du répertoire de cet auteur, influencé par l’écriture de Jean Ray, son ami et écrivain fantastique belge. L’insatiable curiosité scientifique de Vernes, doublée d’une volonté de vulgarisation, nous fait découvrir des secteurs techniques en phase avec le profil d’ingénieur X de Bob Morane : la foudre, les lasers, la manipulation génétique ou climatique, le monde de l’atome et de ses effets, le génie civil et l’hydroélectricité, sans oublier l’aéronautique.
Malgré un style un peu suranné, au vocabulaire riche et précis, où l’imparfait du subjonctif est présent, où chaque substantif est suivi d’un adjectif, pléonasme ou oxymore, Henri Vernes a élaboré le portrait d’un héros qui a captivé la jeunesse francophone depuis les années cinquante. Les éditions Marabout, et Bob Morane en particulier, furent très populaires au Québec dans les années 1950–1960, et Henri Vernes y reçut un accueil digne d’une star.
Bob Morane, un héros diplômé
C’est en 1953, à l’âge de trente-cinq ans, que Dewisme rencontre Jean-Jacques Schellens qui lui passe commande d’un ouvrage dans la collection qu’il vient de lancer, Marabout Junior. Le premier roman La Vallée infernale écrit sous le pseudo Henri Vernes connaît un grand succès ; la série est lancée au rythme d’un roman tous les deux mois. La production complète se chiffre à deux cent trente romans dont une cinquantaine en bande dessinée, auxquels on peut ajouter des adaptations en série télévisée, comme la série française de vingt-six épisodes en deux saisons, diffusée par l’ORTF en 1965 (Claude Titre y joue le rôle de Bob Morane), en dessins animés et en jeux vidéos : Infogrames éditera en1987 et 1988 une série de quatre jeux qui se révélera être un échec commercial.
Bob Morane conserve dans ses romans l’âge de trente-trois ans, proche de celui de son géniteur. S’engageant à dix-sept ans dans les FAFL, il y totalise plus de cinquante victoires, faisant de lui le plus grand as de la Deuxième Guerre mondiale : Pierre Clostermann, le plus grand as « réel » français, n’en compte que trente-deux à son actif.
Démobilisé, Bob Morane intègre l’X après la Libération, comme certains de nos grands anciens. Les valeurs qui sont au cœur des aventures de Bob Morane font écho à la devise de Polytechnique Pour la Patrie, les Sciences et la Gloire. Son patriotisme ne fait aucun doute, que ce soit dans son parcours militaire ou ses interventions pour sauver le monde occidental. Ses connaissances scientifiques sont sans cesse sollicitées pour comprendre les enjeux et les risques des inventions des savants fous qu’il devra affronter. Quant à la gloire, quoi de mieux que de secourir la veuve et l’orphelin ou d’agir de façon désintéressée pour sauver aussi bien un gorille albinos que la planète ?
“Un héros auquel les jeunes de huit à douze ans pouvaient facilement s’identifier dans les années 1950 à 1980.”
La puissance de son raisonnement, sa capacité de déduction, sa rapidité de décision, mais aussi son empathie ou la force de ses relations amicales, avec Bill Ballantine par exemple, relèvent également du champ de compétences d’un polytechnicien. À cela s’ajoutent des qualités comme la maîtrise des arts martiaux (jiu-jitsu et karaté), la course ou la natation, cohérentes avec l’importance de sa formation militaire et sportive reçue à l’X.
Mais pourquoi Henri Vernes a‑t-il fait de son personnage un polytechnicien ? Loin des héros américains Marvel aux costumes criards et aux super pouvoirs, loin d’un James Bond séducteur invétéré aux gadgets de pacotille, Bob Morane triomphe grâce à sa seule intelligence et à la force de ses bras. Pilote de chasse, aventurier et polytechnicien, Bob Morane incarne la perfection au masculin et surpasse les héros des séries de la Bibliothèque verte. C’est un héros auquel les jeunes de huit à douze ans pouvaient facilement s’identifier dans les années 1950 à 1980.
Le vrai héros de tous les temps ?
En 1982 le groupe rock Indochine sort son premier album à succès intitulé L’Aventurier dont le single éponyme sera vendu à 500 000 exemplaires. La chanson est un rappel litanique à l’univers de Bob Morane, aux titres de ses aventures, à ses amis (Bill Ballantine), à ses ennemis récurrents (l’Ombre jaune, le docteur Xhatan, Miss Ylang-Ylang). D’après Henri Vernes interviewé en 2015, cette chanson relancera sensiblement les ventes de ses romans et bandes dessinées. Bob Morane y est identifié comme le « vrai héros de tous les temps ».
Vrai héros, sans aucun doute : Bob Morane explore au fil des romans les zones les plus dangereuses de la planète et du temps, épargnant au monde des catastrophes écologiques, nucléaires ou biologiques. Affrontant des savants fous ou des organisations terroristes ou mafieuses, il sauvera plus d’une fois des jeunes femmes égarées dans ces mondes hostiles.
Héros de tous les temps, oui, notamment grâce à sa jeunesse perpétuelle. Les technologies qu’il affronte et les univers dans lesquels il se débat sont intemporels ou actualisés au fil des romans. Héros d’aujourd’hui, peut-être pas, il subit en effet la concurrence déloyale des super-héros soutenus par le marketing assourdissant d’Hollywood.
Mais, de manière plus objective, un personnage aussi caricatural est-il toujours crédible ? Bob Morane incarne l’homme blanc, occidental, sans faille, à qui tout réussit. Les despotes corrompus qu’il combat sont souvent sud-américains ou orientaux. La récurrence du personnage de l’Ombre jaune, un Oriental maléfique, obligera même Henri Vernes à se défendre d’accusations de racisme anti-asiatique.
Un héros trop genré ?
Quant au côté genré, à la décharge de l’auteur, son héros « parfait », pilote de chasse et polytechnicien pendant et juste après la guerre, ne pouvait être qu’un homme, l’X n’ayant été ouverte aux filles qu’à partir de 1972. On pourrait aujourd’hui comparer le personnage de Bob Morane à celui de Marina Loiseau, alias Phénomène, interprétée par Sara Giraudeau dans la série Le Bureau des légendes. Polytechnicienne, elle est recrutée par la DGSE pour ses compétences scientifiques et sa maîtrise du farsi, ce qui lui permet d’agir comme agent clandestin en Iran au sein d’un institut de géophysique. Espionne au profil plus complexe que celui de Bob Morane, avec des failles suggérées, elle pourrait incarner un personnage crédible et modélisant, en particulier pour des aspirantes polytechniciennes. On ne peut s’empêcher de penser aussi à notre camarade Caroline Aigle, X94, championne de triathlon et commandant de l’armée de l’air, qui fut la première femme pilote de chasse en France en unité combattante.
Faut-il encore lire ou donner à lire Bob Morane à la jeunesse du XXIe siècle ? Oui indubitablement ; les réserves émises ci-dessus devant être relativisées par le contexte historique du roman d’aventures de la seconde moitié du XXe siècle. Au-delà des classiques de la littérature et avant de pouvoir lire Harry Potter en anglais, Bob Morane reste un passeport ouvrant sur le monde, avec qui les passionnés de nature ou de technologie feront leurs premières découvertes. Ce héros diplômé a été et demeure inspirant pour une jeunesse issue des classes moyennes. Écrivain populaire au style exigeant, Henri Vernes reste un passeur culturel qui a sans doute inspiré nombre d’adolescents de milieu modeste. J’ai pour ma part été bercé dans mon enfance par les aventures de ce héros sportif et intellectuel qui m’a peut-être conduit sur les bancs de l’X.
Bob Morane, de l’aviateur à l’ingénieur polytechnicien
Dans sa première aventure, La Vallée infernale, Bob Morane est d’entrée présenté comme pilote et ingénieur : « Après avoir donné sa démission dans l’armée de l’air pour achever ses études d’ingénieur… » Toutefois, dans la plupart des premiers romans, c’est l’aviateur qui ressort : son ami Ballantine l’appelle régulièrement Commandant, Morane est souvent aux commandes d’appareils, ou est décrit comme « commandant en réserve de l’armée de l’air française » dans le deuxième roman, La Galère engloutie. Dans le quatrième roman, pourtant, La Griffe de feu, c’est par ces mots qu’il est caractérisé : « Évidemment [il] était ingénieur et ne craignait pas les coups durs… » Pour son centième roman publié en 1970, Commando épouvante, l’éditeur a la bonne idée d’insérer une biographie résumée des personnages des cent premiers livres : Bob Morane y est présenté comme suit : « Morane [Robert, dit Bob]. Né un 16 octobre. Polytechnique. Ingénieur… », sans aucune référence à sa carrière dans l’armée de l’air. Ce descriptif apparaîtra ensuite régulièrement dans divers romans, permettant à l’auteur de s’affranchir d’une présentation monotone du héros.