Brahms, c’est vous
Dans les années cinquante, un film fut tiré du roman de Françoise Sagan Aimez-vous Brahms, puis une chanson écrite sur le thème de l’un des mouvements de la 3e Symphonie (poco allegretto), chanson dérisoire mais qui contribua au renouveau de la musique de Brahms.
Des années auparavant, Buñuel avait choisi le 1er mouvement de la 4e comme musique de son film documentaire Los Hurdanos. Plus tard, Delvaux construisait presque entièrement son beau film Rendez-vous à Bray avec Anna Karina sur les Klavierstücke de l’Opus 119.
Un écho magique
Or, rien ne semble plus éloigné de la musique de film, musique faite pour susciter des émotions immédiates et calibrées, que la musique de Brahms, tonale et très classique, certes, mais d’écriture complexe et non faite pour plaire au premier abord comme le sont nombre d’oeuvres de Chopin, Tchaïkovski, Rachmaninov.
C’est peut-être que, par une de ces alchimies que l’on ne peut expliquer, chacun de nous trouve à un moment donné, dans cette musique – symphonies, concertos, pièces pour piano– un écho magique à ses propres préoccupations, quelles qu’elles soient, ou plutôt une sorte de catalyseur d’une prise de conscience incommunicable, d’une petite psychanalyse instantanée. Au fond, la musique de Brahms ne vous raconte pas une histoire qui lui serait propre : si vous êtes réceptif, elle vous raconte la vôtre.
On peut à bon droit placer les Symphonies de Brahms au sommet des symphonies romantiques et modernes, au-dessus de celles de Beethoven, Mendelssohn, Schubert,tout près de celles de Mahler et Chostakovitch. Et tout grand chef les a enregistrées.
Les Symphonies de Brahms par Simon Rattle
Simon Rattle, à la tête de son Berliner Philharmoniker, a attendu quelques années d’exécution en concert public pour nous présenter sa vision de ces œuvres1. Cela valait la peine d’attendre : c’est là, peut-être, la version la plus accomplie, la plus forte, la plus émouvante qu’il vous soit donné d’entendre. Et pourtant vous avez déjà votre version préférée : une de celles, anciennes, de Böhm, Walter, Kubelik, en disque vinyle, ou peut être de Klemperer, Mehta, Masur, Barenboïm, ou encore la dernière version de Bernstein, de 1983, avec le Wiener Philharmoniker, véritablement sublime.
Alors, pourquoi préférer l’interprétation de Rattle ?
C’est que c’est une version d’une extraordinaire, d’une parfaite transparence. Là où Bernstein, par exemple, vous transportait en vous communiquant ses propres émotions, Rattle laisse parler la musique sans s’interposer entre elle et vous. Il dirige Brahms comme on dirige Ravel : chaque pupitre – les bois du Berliner, merveilleux de précision, les cuivres, fondus comme des tanins sont fondus dans un grand cru, les cordes non dominantes comme autrefois chez le Berliner avec Karajan mais soyeuses et aériennes, ce qui n’est pas habituel pour Brahms – se fait entendre séparément en un plan sonore distinct des autres. Vous pouvez même distinguer chaque instrument, comme s’il s’agissait de la superposition de plusieurs ensembles de musique de chambre.
Et, bien entendu, Rattle a apparemment, au cours d’innombrables répétitions, fait travailler chaque mesure à chaque pupitre, introduisant des inflexions d’une infinie subtilité qui vont vous faire redécouvrir, grâce à une prise de son hors pair, des œuvres que vous étiez certain de connaître presque par cœur.
Au total, Rattle se comporte en parfait psychanalyste : il fait ce qu’il faut pour s’effacer en apparence, et que vous vous laissiez aller. Vous êtes seul avec la musique, vous êtes la musique. Et vous ne sauriez manger ni boire quoi que ce soit avec cette musique : ce serait incongru. Écoutez : ce sont vos passions, vos secrets, c’est votre vie, et, comme disait Aragon vos larmes.