Brans,Chahuts, Exploits et Exactions
Le bahutage, le point γ , la campagne de Kès étaient les épisodes qui permettaient aux élèves de se défouler, et pendant lesquels le commandement faisait preuve. sinon de complicité, du moins de tolérance.
Mais en dehors de ces périodes, à la suite d’incidents divers, ou par un mouvement spontané, il arrivait que les occupants de l’École éprouvassent le besoin de s’extérioriser par des actions singulières.
Les conflits avec l”« Astra » donnaient lieu à trois types de manifestations : le chant de la « couverture » qui sanctionnait la conduite jugée ridicule et abusive d’un fonctionnaire de l’École, et qui était très vivement ressenti par celui-ci.
Plus grave était la « hure ». « Hure à … » inscrit dans la cour en lettres immenses formées des corps allongés de toute une promotion. Je me souviens d’un « HURE AU MAGNAN » qui avait considérablement amélioré l’ordinaire.
Enfin l’autocrantage. qui avait lieu dans les cas extrêmes après le vote des promotions, et qui consistait à rester à l’École pendant les heures et jours de sortie.
Cette manifestation pourrait paraître, à première vue, empreinte de masochisme ; il n’en était rien : une semaine d’autocrantage représentait quatre repas de plus pris au magnan par la totalité des élèves, et creusait un trou difficile à combler dans le budget de fonctionnement de l’École ; elle provoquait en haut lieu une véritable consternation, rapidement suivie de négociations.
Bien plus fréquentes étaient les explosions gratuites et spontanées de la fantaisie des élèves, qui se traduisirent, tout au long de l’histoire de l’École, par des exploits ou des exactions dont le souvenir se conserva parfois longtemps, au fil des promotions. Je me bornerai ici à rappeler quelques uns des épisodes que j’ai connus, ou dont le récit m’est parvenu.
L’un des exploits les plus étonnants accomplis par les élèves se situe en 1920. Dans la nuit du 5 au 6 avril, les officiers-élèves qui venaient de revenir de la guerre, assistés des élèves de promotion 19 N, hissèrent une pièce de 75 sur le belvédère qui dominait à cette époque le pavillon Joffre.
Cette plaisanterie provoqua un certain émoi dans le quartier ; le bruit courut que le canon avait été transporté sur cette plateforme pour tenir sous son feu les abords de la Montagne Sainte Geneviève, en cas de troubles le 1er mai. Les autorités de l’École s’adressèrent à divers services, dont les pompiers, pour faire redescendre la pièce ; tous déclarèrent que c’était impossible. Finalement, le Général demanda aux élèves de bien vouloir rapporter ce 75 où ils l’avaient pris, moyennant quoi on oublierait l’incident ; ce fut fait la nuit suivante1.
Retours en Taupe - Dans le dortoir d’un lycée parisien, une cinquantaine d’élèves dorment paisiblement. Soudain, un hurlement déchire la nuit : le feu ! Réveillés en sursaut par ce cri tragique, les élèves se dressent sur leur lit, avec horreur ils aperçoivent l’intense rougeoiement qui illumine les fenêtres. « Pas d’affolement ! » crie un surveillant. Les garçons se précipitent vers les issues. Un audacieux ouvre une fenêtre ; on n’entend pas le crépitement des flammes, mais un simple grésillement ; une minute plus tard, les lueurs baissent d’intensité ; elles vacillent, puis s’éteignent. C’étaient des feux de bengale !
Le lendemain matin , nouvelles émotions : les tableaux. les murs des salles d’étude des taupins sont couverts de grands X rouges. Sur quelques tables s’étalent des noms prestigieux : ceux des reçus au dernier concours de l’X. Dans la cour, tous les regards se tournent vers le dôme de la chapelle : un bicorne coiffe le paratonnerre.
Telle est l’aventure que connurent, une nuit de l’hiver 1930, les taupins du lycée Saint-Louis. Ils ne furent pas les seuls. Louis-le-Grand et Sainte Geneviève furent également visités. Ils ne furent pas non plus les premiers. La tradition consistant à provoquer une panique nocturne dans les principaux établissements ayant fourni un contingent à l’X, remonte au moins à 1913, puisqu’on trouve le 19 décembre de cette année une décision portant deux punitions de trente jours d’arrêts de rigueur infligées à des élèves avec le motif suivant :
« Faisait partie d’un groupe qui, après être sorti de l’École pendant la nuit par une voie inconnue, s’est introduit à l’intérieur d’un établissement d’instruction publique où il a causé des désordres ayant motivé une plainte officielle du directeur de cet établissement. »
La promotion 1923 avait elle aussi monté de telles opérations. Les choses se gâtèrent en 1931, les proviseurs ayant établi des systèmes d’alerte, prévenu la police, et même installé des chiens de garde. De sérieux incidents eurent lieu cette année-là. On déplora même un mort : un canard destiné au bassin de la cour centrale de Louis-le-Grand et qui périt dans l’explosion prématurée d’un sac de pétards2. Malgré les sanctions sévère qui intervinrent alors, le grand jeu se perpétua : la promotion 67 mena une opération à Henri IV.
La spéléologie – Ces expéditions nocturnes dans les lycées, qui exigeaient le transport d’un matériel encombrant et compromettant, utilisaient les égouts pour parvenir au cœur de l’objectif. De telles voies d’accès étaient familières aux Polytechniciens qui avaient toujours été d’enragés spéléologues : les voûtes des égouts du quartier latin furent longtemps décorées d” inscriptions attestant leurs fréquentes visites.
Mais les élèves explorèrent aussi, à plusieurs reprises, un domaine beaucoup plus secret : l’immense réseau des carrières souterraines qui pousse ses 200 kilomètres de galeries sous les 5e, 6e, 13e et 14e arrondissements, et dont une faible partie seulement, accessible au public, a été transformée en ossuaire. Si pourtant ces carrières avaient possédé une ouverture à l’intérieur de l’École, comme l’avait indiqué en 1809 le Professeur Hassenfratz, l’accès n’en fut jamais retrouvé.
Les opérations spéléologiques culminèrent en 1932, lors d’un bal organisé par la promotion 31 dans ces carrières, à 30 mètres de profondeur ; les habits et les robes du soir des invités s’y mêlaient aux tenues de β des élèves.
Quelques fantaisies – Au moment de l’élection du Pape Paul VI, les élèves avaient installé au sommet d’une haute cheminée, à l’extrémité ouest du Foch, un somptueux fauteuil prélevé dans la salle du Conseil, et une fumée aux couleurs alternées sortait de cette cheminée.
Une autre année, ils avaient manifesté une fantaisie macabre en pendant, durant la nuit, les précieux mannequins qui portent les uniformes de l’École, aux arbres de la cour.
En 1974, un commando nocturne de la 72 avait entièrement dévissé les superstructures de l’amphi Poincaré : bancs, tables, bureaux, estrades. Les vis avaient été remplacées par un réseau de ficelles reliées aux poignées des portes. Lorsque le professeur et ses assistants pénétrèrent dans l’amphi, ils entendirent un vacarme effrayant, et virent s’effondrer, comme un château de cartes, le mobilier qui ornait ce haut lieu de la science.
Le formidable chahut qui s’est déroulé en pleine nuit, le 22 octobre, au lycée Saint-Louis à Paris, a été une révélation pour nos états-majors. Il a prouvé que nos élèves de l’École polytechnique qui, depuis quelques années, montraient une certaine répugnance pour la carrière des armes, gardaient d’exceptionnelles vertus militaires. La stupéfiante opération de commando qu’ils ont montée contre un ennemi cependant sur ses gardes : un concierge qui ne dort jamais que d’un œil, un censeur redoutable, d’athlétiques surveillants, des taupins merveilleusement éveillés par la pratique intensive des mathématiques, a constitué une véritable prouesse guerrière. Le plan en avait été conçu dans les moindres détails. L’exécution fut foudroyante. Les portes étaient soigneusement verrouillées, car on s’attendait cette année, comme les années précédentes, à quelques manifestation nocturne vers la fin d’octobre ou le début de novembre. Mais son ampleur balaya toutes les traditions. Sans doute les X eurent-ils l’élégance de ne pas faire sauter la porte. Ils entrèrent par la fenêtre, encore que certains prétendent qu’ils passèrent par les égouts et d’autres par la cheminée. Une fois à l’intérieur, ce fut terrible. Comme des démons les X se répandirent dans les dortoirs des grands, stupéfièrent les bizuths à coups de pétards, les aveuglèrent avec des émissions de fumée, les firent sangloter grâce à des gaz lacrymogènes, anéantirent les surveillants, aplatirent le censeur, bouleversèrent tous les lits, barbouillèrent d’augustes symboles, puis disparurent en bon ordre. Protégés par le secret militaire, ces savants guerriers qui restent incognito n’en ont pas moins été punis de quinze jours d’arrêts.
France-Dimanche 23 octobre 1953
A Palaiseau, sur la bonne terre betteravière, l’esprit de fantaisie des jeunes Polytechniciens continue de fleurir. Il a suscité un certain nombre d’opérations de styles divers, telles que :
- déménagement et réinstallation complète des bureaux de deux colonels, l’un sur l’île au milieu du lac, l’autre sur les fermes du grand hall, à quinze mètres de hauteur.
- transformation du bâtiment de division en maison de passe.
- french-cancan de l’équipe de rugby pendant un amphi.
- démontage de l’amphi Arago remplacé par le salon du coiffeur.
J’en passe …
____________________________
1. Pour la petite histoire : le chef,ou l’un des chefs de la manœuvre fut le Lt Thuilliez, de la promo 17 (un sapeur !) la pièce fut naturellement démontée. Opération délicate ; de plus le tube seul pesait 460 kg.
2. Un élève fut sérieusement brûlé. Ne voulant pas, par prudence. se rendre à l’infirmerie, il fut soigné en salle et au casert par ses cocons
La visite à l’ours Martin
Martin vivait en 1822. C’est à cette date, du moins, que les Polytechniciens commencèrent à se lier avec lui. Ils allaient fréquemment le voir au Jardin des Plantes, et toujours en grande tenue. Martin était sensible aux égards qu’on avait pour lui et, disent les chroniqueurs de l’époque, il en récompensait les Polytechniciens en exécutant devant eux des tours prodigieux.
Ces visites durèrent jusqu’en 1873 (je pense qu’elles se faisaient alors à Martin fils). Elles furent interrompues par un pénible incident. Un conscrit de cette époque conçut une détestable plaisanterie ; Il cacha un cigare dans un petit pain qu’il tendit à Martin, et rit bruyamment au spectacle des nausées qu’il provoqua chez le pauvre animal.
Martin ne pardonna pas cette plaisanterie aux Polytechniciens ; Il rompit toutes relations avec eux et la grande tenue fut supprimée l’année suivante.