Bruno Blaive (70) Suivre droit son chemin
Bruno Blaive mène une vie simple, en droite ligne, suivant son intuition et son désir.
Son enfance berrichonne lui donne le bonheur de la vie à la campagne. Ses parents, Alphonse et Hélène, habitent Châteauroux, où son père (42) dirige la manufacture des tabacs. Au bout d’études secondaires faciles, en avance de deux ans, Bruno hésite entre la médecine et la science, puis entre en prépa au lycée Descartes, à Tours. Il s’y plaît, travaille seul en turne en Mai 68 et est amoureux, mais sans espoir.
Les années d’École
À l’X, Bruno étudie à l’avance les polycopiés lorsqu’ils sont distribués à temps. Ce n’est pas facile lorsque Éric Guittet apprend le violon dans le casernement. Après quoi Bruno Blaive savoure les amphis : Rivaud (mécanique), Laurent Schwartz (distributions, convolution, intégration, tenseurs, Fourier-Laplace), Marcel Fétizon (chimie)… Un an après la sortie de l’École, il emporte le cours de « distributions-convolution » comme livre de chevet, dans un voyage de cinquante jours en Turquie-Iran-Irak-Syrie.
Le choix d’une carrière
« À Châteauroux, en habitant dans la manufacture même, j’avais une bonne connaissance d’une production industrielle, depuis la descente du train des balles de manoques de tabac jusqu’à l’expédition des cartons de cigarettes. J’avais vu mon père enfermé dans son bureau par les syndicats ou pointer lui-même les ouvriers à l’entrée de l’usine les jours de grève. Un tel travail d’ingénieur dans l’industrie ne m’aurait pas déplu, mais j’avais envie d’autre chose. »
Bruno Blaive raye la longue liste des corps de l’État et opte pour une carrière de chercheur, en sachant qu’il devra survivre par lui-même avant d’avoir un poste. Il devient attaché de recherche au CNRS, dans le laboratoire de Jacques Metzger (1921−2014), mandarin qui règne sur la chimie à Marseille.
Chercheur à Marseille
La transition, des études éthérées de l’X vers la chimie expérimentale, est un choc rude mais salutaire : « J’étais dans les nuages des théories enseignées à l’École ; la confrontation avec la paillasse et les valeurs numériques expérimentales m’a dessaoulé. » Un jour Bruno laisse s’emballer une bromation de cétone, on doit évacuer le bâtiment et y revenir masqué !
Ce sera, au fil des années, l’étude de l’Effet d’engrenage des substituants (découvert au labo par Christian Roussel), des composés sidérophores et autres organométalliques, ou des matériaux énergétiques (avec Jacques Boileau (42) et Roger Gallo), ou de molécules marqueuses de pH en biologie.
“Il me reste trente ans pour prendre davantage de risques !”
Bruno revisite l’énergie de solvatation des molécules, ce qui le plonge dans la théorie de la polarisation électrique : il publie des articles sur les moments multipolaires, bouscule des formules de l’énergie et donne un théorème de réciprocité diélectrique, analogue à celui de Maxwell-Betti en mécanique.
Comment apparier recherche et enseignement ?
Bruno a souvent enseigné : mathématiques, probabilités, programmation en Fortran, puis en langage C. Et en 2003 le général Paul Parraud (58), bien connu des lecteurs pour avoir commandé l’X, réussit à fusionner trois écoles d’ingénieurs de Marseille (physique, chimie et mécanique) en une grande école, l’École centrale de Marseille. Bruno Blaive y est chargé du cours de mécanique quantique. Dans la rue à Marseille, Bruno est parfois reconnu et salué par l’un ou l’autre du millier d’écoliers de CE2, CM1, CM2, auxquels il a fait découvrir les atomes et les molécules, en versant sur leurs bureaux de généreuses poignées de modèles moléculaires en plastique.
L’esprit de conservation, une préoccupation parfois extravagante
Bruno sauve tout ce qui est vieux ou démodé, et en danger de disparaître : vieux papiers (de 1533 à 2020), céramiques (quatre mille pièces, dépareillées, souvent fendues et recollées), jeux de nain jaune avec leurs images d’Épinal (dès la Révolution).
– « Alors Bruno, en somme, que collectionnes-tu ? »
– « Il m’est beaucoup plus facile de te répondre en te citant les rares choses que je ne collectionne pas. »
À la ferme
Retraité, Bruno Blaive se partage entre Marseille et Pauly, sur la commune girondine d’Aillas. Il y mène la vie rustique des fermiers d’avant-guerre, qui, eux, cultivaient du tabac. Pour prendre sa douche, il sort dans la cour de ferme herbue, avec un seau d’eau, en évitant de marcher dans les crottes de ragondins ou les crottins de ses chevaux.
En attendant de réinstaller sa bibliothèque, indispensable pour refaire de la physique, Bruno se cantonne à de l’algèbre ex nihilo. Ayant redécouvert seul, avec stupéfaction, la cyclicité multiplicative de (Z/pZ)* pour p premier, il vient d’en déduire une démonstration de la conjecture des deux carrés de Fermat. D’après Wikipédia, il a cent cinquante ans de retard sur Richard Dedekind (1831−1916), avant lequel la conjecture avait tout de même résisté deux cents ans.
J’apprécie chez Bruno Blaive sa facilité d’expression et sa personnalité affirmée. Elles lui ont valu une carrière scientifique belle par son aisance à mener à bien des calculs élaborés, et par le choix de questions fondamentales. Il dit à ce propos : « Le CNRS, c’est-à-dire sa structure mais aussi ses hommes, a eu la générosité de me faire suffisamment confiance pour que je puisse prendre des risques dans mes initiatives. Maintenant, il me reste trente ans (de 70 à 99 ans comme mon père) pendant lesquels j’ai la possibilité d’en prendre davantage. »
2 Commentaires
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Bravo parcours exceptionnel qui te mets dans un monde loin du mien je préfère nos simples discussions rurales
amities
jacques
Lointain souvenir de nos premiers pas en chimie à l’occasion du mini-projet de fin d’étude conduit en commun au labo de l’X fin 72 sur un sujet de chromatographie préparative, et des synthèses d’azotures pétaradant qui agrémentèrent les manip plus sérieuses. Bravo pour ta persévérance, mon parcours de chimiste, lui, a été plus bref.…
Alain Coutrot