Caissier de la promo 42–43
En 1942, l’oral du concours d’entrée à l’X a lieu à Paris, pour les candidats résidant en zone occupée. L’École polytechnique est installée depuis l940 à Lyon, en zone libre. Rattachée au Secrétariat d’État aux Communications et non plus au ministère de la Guerre, elle est placée sous l’autorité d’un gouverneur civil. Le 19 septembre 1942, le gouverneur me confirme par écrit mon admission à l’École. Il m’informe que j’aurai à accomplir aux Chantiers de Jeunesse, du 1er novembre 1942 au 30 juin 1943, le stage obligatoire prévu par la loi. En fait, en zone occupée tout service national a été supprimé. Par contre en zone libre l’ancien service militaire a été remplacé par un service civil obligatoire. Le gouverneur nous confirme que ce service national de huit mois est étendu à l’ensemble de la promotion.
Toute la promo 42 se retrouve aux Chantiers en zone libre. Mais la situation politique évolue. Le 17 février 1943 paraît la loi sur le Service du travail obligatoire pour tous les jeunes Français de 21 à 23 ans. L’École nous informe que la promotion reste soumise aux seules directives du commandement de l’École, la rentrée étant toujours envisagée pour le mois d’octobre. Puis le gouvernement organise la » relève » : le départ de travailleurs français vers l’Allemagne permettra à des prisonniers de guerre plus âgés de retrouver leurs familles en France. Dans ce but les jeunes de la classe 42 accompliront leur année de STO en Allemagne. Très rapidement les jeunes ouvriers parisiens des anciennes usines d’aéronautique partent vers l’Est.
L’École nous fait alors part des décisions officielles : la promo 41 quitte Lyon pour réintégrer en deuxième année la Montagne-Sainte-Geneviève à Paris, les élèves de la promo 42, classe 41, font après les Chantiers une année de STO en France avant leurs études, les élèves de la promo 42, classe 42, partent de suite en Allemagne accomplir leur année de travail obligatoire en partageant ainsi le sort des jeunes Français de leur classe, les élèves promo 42, classe 43, non astreints au STO, commencent leur scolarité à Paris, à la fin de leur période Chantiers, en octobre 1943. Il est précisé que les élèves de la future promo 43 suivront le sort de leur classe d’âge.
Ainsi seront constituées les promos 42–43 A (classe 41), 42–43 B (classe 43) et 42–43 C (classe 42).
La vie à la caserne de Lourcine…
En octobre 1945, trois promotions sont présentes. Les promos 42–43 A et B terminent leur deuxième année d’études. La 42–43 C rentrée d’Allemagne, à laquelle sont rattachés quelques élèves d’autres promotions au parcours encore plus compliqué, et la promo 44, qui vient d’effectuer une année de service militaire, commencent leur première année d’études. L’École, rue Descartes, est en travaux. L’un des bâtiments de promo, le Joffre, est démoli, en attente de modernisation et de reconstruction. Donc la seule promo 44 est hébergée dans les murs traditionnels.
L’ensemble des promos 42 et 43 loge à la caserne de Lourcine, boulevard de Port-Royal à 1 km environ de la rue Descartes. Cette caserne, dévolue précédemment à la Coloniale, comporte de vastes bâtiments entourant une cour carrée fermée par le bâtiment des cuisines et réfectoires. Elle peut loger aisément plus de 400 élèves internes, les élèves mariés ayant la possibilité de vivre » en ville « . Les locaux ont été aménagés en salles d’études et en caserts affectés aux divers pelotons.
Les cours magistraux sont donnés dans les amphis Poincaré et Gay-Lussac de l’École, rue Descartes. Une ou deux fois par jour par conséquent nous faisons l’aller et retour entre Port-Royal et Descartes, en uniforme kaki. L’itinéraire recommandé passe rue Berthollet, rue Vauquelin et rue Tournefort, rues calmes et bien fréquentées. Par contre l’itinéraire empruntant la rue Mouffetard, s’il est déconseillé ou même interdit, est plus pittoresque avec ses commerces hauts en couleurs. Descendre cette rue bruyante, en uniforme, un cornet de frites en mains, après un cours magistral d’analyse de Paul Lévy, représente un exercice prohibé mais revigorant pour nos neurones surmenés !
Le corps professoral comporte des savants indiscutables, dont la silhouette est parfois pittoresque. Le professeur de physique minérale, M. Dubrisay, entre à l’amphi, précédé du boum labo (le garçon de laboratoire) porteur d’un verre et d’une carafe pleine de tisane fraîche de tilleul destinée à humecter les lèvres du professeur. Lorsque ce besoin se fait sentir, M. Dubrisay par un geste adressé au boum se fait servir et porte le verre à ses lèvres. On entend alors les 400 élèves présents à l’amphi murmurer en cadence un » glou … glou… glou… » sonore qui dure le temps d’absorption du breuvage. L’effet est garanti, mais provoque on ne sait pourquoi la mauvaise humeur du professeur. En revanche on prête donc à M. Dubrisay le mérite d’avoir découvert le tilleul, dont le nom scientifique est » zobium « , qui, tu le sais, est bien avec le mercure le seul métal liquide à la température ambiante.
La chimie organique est à cette époque en plein essor. On met sur le marché les premières lessives OMO, TEEPOL qui remplacent savon de Marseille et ersatz à base d’argile de l’Occupation. M. Barangé, le professeur de chimie organique, pour nous démontrer les effets étonnants de ces produits fait flotter dans une bassine un malheureux canard. Au fur et à mesure que le professeur verse un liquide détergent dans l’eau de la bassine, on voit le volatile s’enfoncer progressivement dans sa bassine. Les plumes grasses du canard améliorent en effet la flottabilité du canard. Le détergent mouillant les plumes annule cet effet : alors le canard ne flotte pas plus qu’un pauvre humain à poil. Rassure-toi, le professeur arrête sa démonstration à point et le canard est sauvé. Je suppose aujourd’hui que ce canard est mort ensuite de sa belle mort au fond d’une casserole destinée par le chef Seyler à la popote des professeurs.
Depuis notre passage en taupe (math. Spéciales) en 1942, la physique nucléaire a fait des progrès considérables, si l’on appelle progrès la bombe d’Hiroshima ! Notre professeur est M. Leprince-Ringuet (surnommé » le petit Prince »). Créateur d’un laboratoire des rayons cosmiques à l’Observatoire du Pic du Midi, et par ailleurs original et un tantinet provocateur, il vient souvent faire son cours en tenue de montagne, col roulé et pantalon de velours, ce qui est loin d’être alors la tenue habituelle du corps professoral de l’École polytechnique. Pour attirer notre attention sur les rayons ionisants, tout en frappant notre imagination, il organise une démonstration spectaculaire. Pour la décrire, il me faut revenir sur une vieille tradition de l’École. Dans les toutes premières promotions, un élève, Chambergeot, était mort entre le concours et l’entrée. Depuis, sa mémoire était traditionnellement entre-tenue et quelques » crânes » de Chambergeot étaient religieusement entre-posés dans les armoires de la kès. Donc le petit Prince vient me voir au binet kès (le bureau des kessiers) et m’explique la manœuvre. Il loge à l’intérieur du crâne de Chambergeot que je lui prête un élément radioactif et le fait descendre au bout d’une corde par la coupole de l’amphi, durant son cours. Le crâne descendant, le compteur Geiger disposé sur la paillasse centrale de l’amphi crépite de plus en plus fort. Ce n’est pas de la grande physique mais l’effet est obtenu : Chambergeot et le professeur sont acclamés !
Si la direction des études et le corps professoral se préoccupent de meubler notre cerveau, le commandement militaire s’efforce de nous forger des muscles. Les installations sportives sont inexistantes sur place et nous devons être transportés au loin pour pratiquer athlétisme ou natation. Par contre tous les matins nous nous livrons aux joies du sport en pratiquant le décrassage matinal, » jogging » en français actuel. Imagine : dans le petit matin frais et humide, à l’heure où le jour peine à percer, la sobre silhouette de la caserne de Lourcine se découpe dans la brume.
Dans nos caserts, enfoncés jusqu’au nez sous nos draps, nous sommes réveillés sans ménagement par les sons martiaux et cependant harmonieux du clairon, manié de main de maître par un appelé du contingent. Bien blotti dans mon lit, je regarde mes voisins de chambrée se lever et échanger dans le froid leur pyjama contre le short de gym et le tricot de corps réglementaires. Quand ils sont prêts, je me lève à mon tour : il faut dire que n’ayant reçu dans le trousseau mili ni pyjama, ni autre tenue de nuit je me couche tous les soirs en tenue de gymnastique. Je gagne ainsi tous les matins trois ou quatre minutes précieuses ! Nous dévalons bruyamment l’escalier de la caserne et précédés par le sous-officier moniteur d’éducation physique qui a charge de nos corps, nous débouchons sur le trottoir du boulevard de Port-Royal.
Demi-tour à gauche, quelques dizaines de mètres, nouveau demi-tour à gauche et nous voilà trottant dans la rue de la Glacière, sous les regards légèrement concupiscents des » bignoles1 » du quartier lorgnant nos torses efflanqués de jeunes savants. Ah, que diraient-elles aujourd’hui ces chères » bignoles « , si elles pouvaient contempler les formes arrondies de nos bedaines octogénaires ! Poursuivant notre course, nous fermons la boucle par la rue Broca et revenons boulevard de Port-Royal, suivis à 100 mètres derrière par le moniteur d’Eφ qui depuis mi-parcours s’époumone à nous crier : » En petites foulées, en petites foulées… mais attendez-moi, bon sang ! »
Certaines soirées sont occupées à orner nos esprits : histoire, littérature, économie, dessin. Le professeur d’histoire et littérature, Monsieur Tuffrau, aborde la fin du XIXe siècle et évoque entre autres le général Boulanger qui, mécontent de la politique menée après 1870, tenta un coup d’État souhaité par ses partisans, échoua et se réfugia à Bruxelles où il se suicida sur la tombe de sa belle maîtresse en se tirant un coup de pistolet dans la tempe. Depuis des années, la tradition veut qu’à la fin de ce récit un élève tire un pétard dont le bruit rappelle le coup de feu tragique.
Cette année 1946, soit par distraction, soit par un changement de programme lui laissant moins de temps pour conter cet épisode, M. Tuffrau relate le coup d’État avorté mais passe sous silence le départ à Bruxelles et la fin du général. L’élève préposé au pétard, déçu, n’intervient pas et la leçon s’achève sans bruit. Aussitôt je prends contact avec la kès A, pour qu’elle intervienne auprès du professeur et lui fasse remarquer cette entorse grave à la tradition. À la leçon suivante, M. Tuffrau commence son cours : » Je ne vous ai pas dit au cours de ma dernière leçon que le général Boulanger après l’échec de sa tentative de coup d’État s’était retiré à Bruxelles et peu de temps après la mort de sa maîtresse se suicidait sur la tombe de celle-ci… » Un long silence…, pas d’allusion à l’arme du suicide… ! Le préposé au pétard s’affole et finit par tirer sur le cordon du détonateur : PAN ! Alors M. Tuffrau imperturbable reprend : » Je termine… se suicidait sur la tombe de celle-ci, en se tirant un coup de pistolet dans la tempe, coup de pistolet dont vous venez d’entendre l’écho. »
Succès ! Ce même M. Tuffrau est vraiment chauve. Il est accueilli à son arrivée dans l’amphithéâtre par la promotion debout au garde-à-vous, chantant à tue-tête le refrain traditionnel sur un air de cor de chasse : » Pousserais-tu, ô poil de son crâne, pousserais-tu si l’on t’arrosait, tuffrau, tuffrau, tuffrau, au, au, au… » Le professeur pendant ce chant se tient debout, fier et souriant, s’inclinant à la fin pour nous remercier de cet hommage très attendu.
Toutes ces activités, complétées par des petites classes où les cours magistraux sont mis en application, sont sanctionnées par des interrogations et des compositions écrites. Les notes obtenues affectées par des coefficients savants permettent l’établissement d’un classement permanent des élèves. En effet à la fin des études les postes offerts par l’État pour ses administrations militaires et civiles sont attribués en fonction du classement final. Pendant deux ans c’est une lutte permanente entre les forts en thèmes pour obtenir les bottes renommées : Mines, Ponts et Chaussées, Génie maritime. Devenu kessier, je ne suis pas obsédé par le classement, mais astreint néanmoins aux compositions et interrogations. Les interrogateurs, en général respectueux de la tradition, montrent une certaine indulgence pour nos œuvres. Pour les compositions écrites où l’anonymat des auteurs est sévèrement respecté, le nom est masqué mais l’indication obligatoire du numéro de casert est remplacée par la mention discrète » binet kès « .
Par contre dans les examens oraux le contact est direct. Mais la plupart des examinateurs, bien contents d’échapper à la routine, profitent de la présence devant eux d’un kessier pour tâter le pouls de la promotion devant les cours, la discipline, les événements. Ainsi M. Ullmo, examinateur d’analyse, après vingt minutes d’une conversation mondaine passionnante, finit par me demander : » À propos, vous êtes bien venu pour un exam‑g2 ! Sur quoi voulez-vous plancher ? » Question délicate, car en dépit des leçons particulières que le major de ma salle m’a accordées dans les deux jours précédents, je n’ai qu’une vision très globale et forcément sommaire de la science dispensée par M. Lévy, le professeur. Le passage, en exam‑g de physique, devant M. Jean Becquerel est plus pittoresque. Ce professeur, promo 1897, descendant d’une illustre famille de savants, a une réputation mondiale.
Il m’accueille avec sympathie et rapidement me demande de démontrer la formule magique de la relativité. Tâche ardue pour un néophyte de mon genre, mais je m’y attelle sans tarder. Sachant que ce cher professeur souffre d’une légère surdité, je fais face au tableau noir et tout en bredouillant sans répit à voix haute un raisonnement obscur de mon cru, je trace des équations que j’efface au fur et à mesure. Au bout d’un temps raisonnable je me retourne à demi et trace d’une main ferme ce que j’énonce d’une voix claironnante : E = mc2, en ajoutant bien sûr » ce qu’il fallait démontrer ! » J’obtiens une bonne note, inattendue mais insuffisante cependant pour remonter dans le classement, note que je suppose due avant tout au goût de la tradition conservé par mon illustre ancien.
La kès…
Les kessiers sont élus par leur promotion avant la fin de la première année d’études, à l’issue d’une véritable campagne électorale concentrée sur une semaine, sous le contrôle de la kès précédente. Rentrés courant 1945 nous sommes représentés d’abord par nos camarades A et B, mais la nécessité d’avoir notre propre kès s’impose et une campagne est organisée fin janvier 1946.
Les attractions de la campagne comptent plus que la dialectique ! En principe aucun frais ne doit être engagé personnellement par les concurrents : tous les concours intérieurs et extérieurs sont bénévoles. Personnellement rien ne me prédispose à faire acte de candidature. Certes au retour les camarades m’ont demandé de prendre contact avec le commandement, mais c’était naturel, j’étais l’un des premiers arrivés. J’ai poursuivi ces contacts avec les ministères à la demande du colonel. En fait je passe plus pour un gars sérieux que pour un meneur d’hommes ! Quoi qu’il en soit mes camarades de la C et les kessiers A et B me poussent à me présenter. Je fais équipe avec Robert Deneri, de la promo 43, qui pendant son séjour en Allemagne a passé de longs mois en camp de concentration.
Une équipe fidèle, nos électrons, nous soutient et colle les affiches. Nous battons le rappel de nos connaissances et relations. Je me fais prêter un bar avec son véritable comptoir de zinc. Ce bar est installé à Lourcine et sert pendant la semaine de campagne jus de fruits et apéritifs moyennant finances. Deux boulangers amis, malgré les restrictions, nous fournissent petits pains et croissants qui sont servis gracieusement, un matin, au lit, aux 140 élèves de la promo présents à la caserne. Nous organisons un soir une séance de variétés avec participation d’animateurs et chanteurs de la radio. Un humoriste d’avant-guerre, Pierre Dac, cultive la loufoquerie. Après avoir publié avant 1940 un journal humoristique à succès L’Os à moelle, il a participé aux émissions de la radio de la France libre à Londres. Revenu en France il fait paraître avec succès un nouveau journal L’Os libre. Nous allons le trouver, il accepte gracieusement de tirer une édition spéciale et rédige un éditorial avec son style habituel.
Nos concurrents font preuve également d’imagination. Pour eux les pompiers de Paris viennent faire une démonstration de leur plus grande échelle. Ce tandem organise dans le réfectoire de la caserne un déjeuner amélioré servi par des laquais en perruque. Mais à l’heure prévue arrive inopinément dans la cour une longue limousine américaine, fanion en tête.
À la stupéfaction de toute la promotion, de cette voiture sort le général Matthew Ridgway en personne. Il est accompagné par deux jeunes officiers aviateurs en uniforme de l’US Air Force : Jean-Jacques Servan-Schreiber et Jean Rousseau. Ces deux camarades ont réussi à passer hors de France en 1943, échappant au STO. Parvenus en Amérique ils ont suivi l’école des pilotes et sont rentrés avec leur brevet. Deux charmantes jeunes filles font partie de la suite du Général, l’une n’est autre que Brigitte Servan-Schreiber, jeune sœur de Jean-Jacques.
Correspondante de guerre, Brigitte, future Mme Brigitte Gros, sénateur-maire de Meulan, a transmis au Général notre invitation à déjeuner. Les accompagnateurs sont en effet nos électrons. Deneri et moi accueillons le Général à sa sortie de voiture. Un peloton d’élèves en grande tenue rend les honneurs. Après la sonnerie réglementaire de clairon, nous faisons envoyer les couleurs françaises en tête de mât. Puis nous allons déjeuner avec le Général en plein milieu du réfectoire. Heureusement que Jean-Jacques et Brigitte maîtrisent l’américain pour entretenir la conversation. Mes souvenirs de cette langue sont alors lointains et brumeux. Je crois qu’à cette époque je suis même incapable d’avouer que » my tailor is rich « 3 ! La qualité du magnan se trouve, bien sûr, éclipsée par la présence assez extraordinaire d’un général commandant les forces américaines qui viennent de gagner la guerre.
Dès le lendemain nous sommes convoqués, Deneri et moi, par le général Brisac commandant l’École. Nous nous apprêtons à subir un interrogatoire sévère sur le culot phénoménal, et peu respectueux de la voie hiérarchique, de notre invitation. À notre grand étonnement, le Général nous questionne sur l’aspect protocolaire de la cérémonie et, rassuré par l’énumération des sonneries réglementaires, la présence tant à l’arrivée qu’au départ de pelotons d’honneur en grande tenue et du clairon, il nous libère par un compliment sympathique et pince-sans-rire : » Merci, Messieurs, bonne chance ! »
Mais le clou de cette campagne électorale se déroule un après-midi dans le grand amphithéâtre Poincaré, rue Descartes. Épaulés par Jean Bailly, kessier A, nous prenons contact avec la direction du » Théâtre de 10 heures « . Ce petit théâtre de 250 places est le prototype du théâtre de chansonniers. S’y produisent les grands de l’époque : leur satyre de la politique et des politiciens est sévère mais reste spirituelle et jamais vulgaire. La maison est dirigée par M. Raoul Arnaud, dont l’épouse, sous le nom de scène de Mademoiselle Oléo, présente le spectacle et accueille d’une manière plaisante et moqueuse les retardataires, à la confusion de ceux-ci.
Notre demande de produire le spectacle, gracieusement, l’après-midi, dans un amphithéâtre de l’X est accueillie favorablement par tous les chansonniers. Le jour de la représentation exceptionnelle arrivé, la troupe au grand complet est accueillie dans l’amphi par les trois promotions présentes 42, 43 et 44 : plus de 700 jeunes, joyeux, démarrant au quart de tour à la moindre astuce, auxquels se joignent les officiers et sous-officiers du cadre. Les chansonniers, habitués aux publics de 250 personnes de tous âges de leur théâtre, sont emballés par l’accueil, les rires et les applaudissements de ce jeune public. Ils rivalisent d’imagination et improvisent, aidés peut-être par le champagne que je leur sers en coulisses. La revue qui occupe la deuxième partie de la séance doit être arrêtée à plusieurs reprises par les répliques imprévues et les fous rires qui en découlent sur la scène. La représentation se termine en triomphe.
Je vois arriver alors le capitaine de service, le lieutenant de vaisseau Téqui (promo 37). Sans doute a‑t-il assisté, lui aussi, au spectacle du haut de l’amphi et applaudi Mlle Oléo qui a présenté le spectacle, mais le règlement est formel. Il le rappelle aux organisateurs : aucune personne de sexe féminin ne peut entrer dans les locaux de l’École polytechnique sans autorisation formelle. Et il conclut : l’un des deux organisateurs coupables doit immédiatement être enfermé au » micro-château « , la prison qui abrite les arrêts de rigueur. Il nous demande de désigner nous-mêmes l’infortuné élu. Nous refusons, bien sûr, et proposons le compromis suivant : nous mettons nos deux noms dans un bicorne et devant le Pitaine charmé, Mademoiselle Oléo, objet du délit, tire au sort. Celui-ci tombe, comme dans la chanson, sur le plus jeune, en l’occurrence Robert Deneri qui termine la campagne bien au repos en cellule.
Heureusement nous sommes jeudi et je ne reste seul qu’une journée. L’élection a lieu le samedi matin sous contrôle de la kès A et B. Je suis élu grosse kès au premier tour et Deneri est élu triomphalement petite kès au second tour. Immédiatement après le vote a lieu le baptême des nouveaux kessiers.
Vêtus de leur seule culotte de sport, liés dos à dos, ils sont barbouillés abondamment de peinture à l’eau et douchés ensuite à la lance d’incendie jusqu’à disparition de la moindre trace de peinture. C’est la tradition, mais en général le vote a lieu en mai ou juin. Or nous sommes début février, le fond de l’air est frais et l’eau glacée. Mais la pression élevée du circuit d’incendie réchauffe la peau cinglée par le jet puissant et nous nous débattons tous deux pour présenter le collègue devant la lance. Je rentre me changer pour participer en principe à une soirée donnée par des amis. Je suis claqué par cette semaine épuisante et le manque de sommeil, je me décommande par téléphone, me couche vers 20 heures, dors d’une traite et me réveille le lendemain vers midi !
Le métier de kessier…
J’ai décrit plus haut la création de la kès et ses buts. Nous sommes tous militaires gradés et touchons une solde, il n’y a donc pas de problème financier interne dans la promo. Les cotisations prélevées servent essentiellement à des actions de bienfaisance dans le quartier. À ce titre je suis invité par la mairie du Ve arrondissement aux réunions et autres bals de la Croix-Rouge. Nous participons à des activités variées. Je suis par exemple quelques mois durant professeur de dessin industriel aux cours du soir organisés dans les locaux des Sociétés Savantes.
Nous favorisons la réalisation des initiatives des cocons. Par notre intermédiaire, Christian Beullac, 43 B, futur ministre de l’Éducation nationale, et Hélène Langevin, élève de l’École de physique et chimie, jettent les bases d’un organisme de coordination des grandes écoles, la future Union des grandes écoles.
Autre exemple : je vois entrer un jour au binet kès de Lourcine un jeune camarade grand, mince, front haut. De la promo 44, mais n’ayant pu intégrer car engagé volontaire, il suit les cours avec la promo 45. Je tairai le nom par discrétion. Intéressé par les questions politiques et économiques, il veut créer un cercle de réflexion interpromotion. Il souhaite de la kès appui et aide matérielle : local, tirage de documents, affichage… Le cercle a du succès. Lui-même passionné par l’économie choisit l’École nationale d’administration à la sortie et devient inspecteur des Finances. Passionné par la politique, il est élu jeune député, puis nommé jeune ministre des Finances. Il devient jeune président de la République. S’il lit ces lignes, sans doute, se reconnaîtra-t-il.
Le rôle de liaison avec le commandement est important en cette période : Deneri et moi sommes souvent les interlocuteurs du général Brisac. Nous garderons avec lui des contacts de grande confiance réciproque. De nombreuses années après notre sortie de l’X nous organiserons un sympathique dîner annuel entre le Général et Mme Brisac et les kessiers 42 et 43.
La kès participe à toutes les manifestations officielles et mondaines. Nous sommes ainsi invités à une grande réception en soirée : tenue sombre de rigueur et pour nous Grand U. La veille, les six kessiers ont longuement débattu du cérémonial de politesse et de la délicate question du baisemain qui ne nous est pas encore très familier : que faire, quand et comment ? Nous arrivons en file indienne, Maurice Latil le plus âgé en tête, à la porte des appartements du Général, où un huissier en habit opère, annonçant à haute voix les noms des invités. Latil nous fait stopper, se retourne vers nous et nous demande à mi-voix, imperturbable : » Alors, les gars, ce soir… on baise ou on baise pas ? »
Sans attendre il avance et nous suivons. Pour ne pas laisser éclater le fou rire qui monte, nous nous inclinons et, tête basse, nous serrons respectueusement et indistinctement les mains qui nous sont tendues.
Nous sommes de toutes les cérémonies officielles, commandant les détachements d’honneur ou participant à la garde du drapeau.
En période d’examen, nous sommes parfois mandés auprès des examinateurs pour plaider le sort d’un examiné mécontent de sa note. Il m’arrive ainsi d’intervenir auprès d’un ingénieur général du génie maritime, examinateur en mécanique. Celui-ci pour bien comprendre l’opinion de l’élève interrogé, avant de le recevoir à nouveau, me fait passer au tableau pour traiter le sujet. Heureusement j’ai eu l’idée de demander avant cette entrevue une leçon particulière au major de ma salle et je m’en tire tant bien que mal. Quelques jours après, devant plancher à mon tour, l’ingénieur général me posera la même question. À vrai dire je n’ai guère progressé dans l’intervalle…
La recherche de carrières…
Le nombre de places offertes par l’État dans les corps civils et militaires est relativement réduit et peu de camarades envisagent de faire une carrière dans l’armée. Il est donc nécessaire de prospecter l’industrie à la recherche de postes d’ingénieurs. C’est encore la mission des kessiers. En cette période où les usines redémarrent, après des années pendant lesquelles rares ont été les promotions d’élèves ingénieurs, l’offre d’emplois est abondante. Il m’est ainsi facile d’obtenir des entretiens au plus haut niveau de l’entreprise.
À mon arrivée je suis reçu à bras ouverts par le président ou le directeur central du personnel. À la fin de l’entretien général sur la promotion, au moment de mon départ, certains interlocuteurs me font asseoir à nouveau et commencent même à rédiger ma feuille d’embauche. À mon retour j’affiche les offres à l’attention de mes camarades…
Réception du général Leclerc, en 1947, dans la cour d’honneur
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1. “ Bignoles ” ou concierges : termes de vieux français utilisés encore au milieu du XXe siècle. Au XXIe siècle, on dit plus sobrement “ techniciennes de gardiennage d’immeuble ”.
2. Examen général trimestriel.
3. “ My tailor is rich” : phrase inaugurale de la méthode Assimil “ L’Anglais sans peine ”.