Sortir du royaume d’Ubu (2), Comment les mathématiques fiscales « à la Bercy » ont provoqué la colère de toute une catégorie de Gilets jaunes
Dans notre livraison de juillet-août 2019, François Xavier Martin proposait de « sortir du royaume d’Ubu » pour le calcul de l’impôt sur le revenu. Il revient ici sur le sujet pour proposer un mode de calcul alternatif, à la lumière de la crise des Gilets jaunes.
Si le Petit Prince de Saint-Exupéry avait demandé à un interlocuteur doté de bon sens et d’un minimum de notions mathématiques : « Dessine-moi un impôt progressif », celui-ci lui aurait tracé une courbe montrant que chaque foyer verse à l’État, éventuellement à partir d’un certain seuil, une proportion de son revenu qui augmente de façon régulière à mesure que ses gains croissent, et ce jusqu’à un éventuel taux plafond. Force est de constater que le système français d’imposition des revenus (IRPP) de 2019 est loin de ce schéma idéal, tant la courbe représentant le taux d’imposition moyen en fonction du revenu est « cabossée » en particulier dans sa partie basse. Quant à la courbe du taux d’imposition marginal, elle défie toute logique au niveau des revenus (après déduction de 10 %) autour de 20 000 € par part qui correspondent à la très grande majorité des foyers soumis à l’IRPP.
En 2019, un célibataire qui perçoit un revenu annuel imposable de 20 000 € est soumis à un IRPP de 1 135 € (avant crédit et réduction d’impôts éventuels). Si son revenu imposable augmente de 1 000 €, son impôt augmente de 368 €.
Il est donc soumis à un taux d’imposition marginal de 36,8 %, largement supérieur aux 30 % qu’impliquerait la même augmentation de revenu pour un célibataire qui bénéficierait d’un revenu de 70 000 € !
Une formule cabossée
Plusieurs raisons expliquent la piteuse allure de ces courbes. Par rapport à une courbe idéale, le calcul de l’impôt par tranches taxe trop les contribuables en milieu de tranches et insuffisamment ceux en extrémité. De plus, ce système obscurcit les discussions sur l’IRPP car il introduit en permanence chez beaucoup de contribuables une confusion entre taux marginal d’imposition et taux moyen, ce dernier étant généralement très inférieur au premier.
Mais il y a plus grave au niveau des faibles revenus : dans le but d’exonérer d’IRPP au moins la moitié de la population et d’adoucir l’entrée dans cet impôt pour les revenus immédiatement supérieurs, les gouvernements successifs ont pris des mesures spécifiques qui concernent la partie basse de la première tranche (à 14 % pour l’IRPP 2019) : décote (système ancien qui est destiné à diminuer l’impôt des contribuables entrant dans la 1re tranche d’imposition et qui consiste en 2019 en une diminution de l’impôt de « 1 196 € moins 75 % de l’impôt avant décote ») ; et depuis plusieurs années « réduction d’impôts de 20 % pour les foyers modestes », ce 20 % pouvant en fait varier entre 0 et 20 %, cette dernière caractéristique ayant pour des raisons mathématiques (valeur importante de la dérivée d’un terme du second degré) des conséquences dévastatrices pour la cohérence de l’imposition des revenus inférieurs à 21 000 € par part. Le résultat de cette usine à gaz est édifiant !
L’effet « Gilets jaunes »
C’est ici que doivent intervenir quelques considérations sur les « Gilets jaunes ». Ont coexisté sur les ronds-points et dans les manifestations plusieurs types de population. En dehors d’individus sans emploi à temps complet, vivant pour une bonne part d’allocations diverses, étaient également présents des retraités et des personnes (salariés, artisans, indépendants) travaillant à plein temps pour un revenu modeste, donc faiblement imposables au titre de l’IRPP. Ces personnes exprimaient un ras-le-bol fiscal qui a été initialement considéré comme une révolte dirigée essentiellement contre des taxes et des impôts indirects.
N’étant généralement pas, tout comme la majorité des lecteurs de cette revue, concernés à titre personnel par les mesures affectant uniquement ce niveau de revenus, les journalistes et le monde politique ont initialement mal pris conscience de l’effet dévastateur sur cette catégorie de Gilets jaunes d’un taux d’imposition marginal très élevé. Sans avoir besoin d’être de grands mathématiciens, ces contribuables modestes ont pu en constater l’impact lorsqu’un revenu annuel augmentant d’une année sur l’autre de 5 % faisait croître de plus de 30 % leur impôt (voir l’exemple encadré).
“Certains Gilets jaunes ont effectivement ressenti
les effets d’un taux d’imposition marginal anormalement élevé”
Ayant vraisemblablement pris conscience de ce qui précède au cours du « Grand débat », le gouvernement a procédé à l’annonce tout à fait inattendue d’une baisse de l’ordre de 5 milliards d’euros de l’impôt sur le revenu 2020 pour les contribuables situés dans la tranche à 14 % et le bas de la tranche à 30 %, sans modification pour les autres (haut de la tranche à 30 %, tranches à 41 et 45 %).
Si l’on ne tient pas compte de ce qui est exposé plus haut, cette annonce était tout à fait surprenante : les analyses généralement considérées comme sérieuses préconisaient plutôt jusque-là une augmentation de la part de l’IRPP dans les recettes fiscales, celle-ci étant en France très inférieure à ce qui existe dans les pays comparables, et cet impôt étant l’un des rares à avoir un caractère progressif face à des taxes proportionnelles (CSG) et des charges sociales plafonnées ainsi que des taxes indirectes (TVA) à effet régressif car touchant les dépenses et non les revenus.
Les annonces du 19 juillet 2019
Le 19 juillet 2019, le ministère de l’Action et des Comptes publics, après avoir pris la précaution d’indiquer que ces informations devaient être considérées comme provisoires tant que la loi de finances 2020 n’avait pas été votée, a communiqué via différents médias un tableau permettant en principe à chaque contribuable de calculer son IRPP 2020 avant crédit et réduction d’impôts éventuels. Simultanément a été mis en ligne un simulateur.
L’annonce principale est la baisse du taux d’imposition de la première tranche ramené de 14 % à 11 % ainsi que de légères modifications des frontières entre tranches permettant d’assurer également une baisse d’impôts aux contribuables de la tranche à 30 % et de maintenir inchangée l’imposition de ceux des tranches à 41 % et 45 %.
Or, sur les sites spécialisés, de nombreux internautes ont exprimé leur étonnement : lorsqu’ils sont dans la tranche à 11 %, les calculs qu’ils ont effectués à partir du tableau et du simulateur ne donnent pas les mêmes résultats !
Que contient réellement la réforme proposée ?
La mise en œuvre du simulateur montre que la taxation réelle des revenus du bas du tableau est de 15,95 % du revenu qui dépasse 15 160 €, ce qui ne correspond pas au chiffre annoncé (11 % du revenu dépassant 9 964 €). Un calcul rapide montre que le simulateur contient en fait une décote occulte qui consiste en une baisse d’impôts de 767 € moins 45 % du montant de l’impôt avant décote. Cette décote a été calculée pour avoir un effet jusqu’en haut de la tranche à 11 %, qui devient donc un taux fictif puisqu’il ne s’applique à aucun des contribuables de la 1re tranche qui sont tous soumis à un taux d’imposition marginal de 15,95 % (11 % x 1,45) (N.B. voir « Dernière minute »).
Néanmoins, comme dans l’imposition 2019 les contribuables de la tranche à 14 % pouvaient en fait être soumis à des taux marginaux très supérieurs (jusqu’à près de 40 %) à partir du même seuil d’imposition réel de 15 160 €, ils bénéficient tous en 2020 d’une baisse d’IRPP pouvant aller jusqu’à plus de 500 € par part.
Quant aux contribuables de la tranche à 30 % (allant jusqu’à un revenu de plus de 70 000 € par part), ils bénéficient tous d’une baisse d’impôts uniforme de 125 € par part, ce qui n’est pas tout à fait conforme aux annonces initiales (baisse limitée à la partie inférieure de cette tranche).
Les contribuables des tranches supérieures voient, comme prévu, leur impôt inchangé.
Pour une formule mieux lissée
Ce retour à un calcul de l’impôt qui est finalement celui d’un système à 4 tranches pur (15,95 %, 30 %, 41 % et 45 %) élimine l’aberration que constituaient les taux d’imposition marginaux élevés et éventuellement régressifs résultant de la superposition de la décote sur une partie de la 1re tranche et de la « réduction d’impôts pour foyers modestes ». Mais il pérennise les inconvénients signalés dans l’article précédent (confusion dans les esprits entre taux moyen et taux marginal, sous-imposition aux frontières de tranches, surimposition en milieu de tranches).
Son remplacement par un système à taux d’imposition moyen variable de façon continue en fonction du revenu éliminerait ces défauts. Or une baisse d’impôts est une occasion unique de procéder à un tel changement, car une modification majeure qui se ferait ultérieurement à ressources fiscales constantes entraînerait inévitablement des gains pour certains et des pertes pour d’autres, le mécontentement de ces derniers étant très supérieur à la satisfaction de ceux qui y gagnent…
Rappelons notre proposition de l’article précédent : instaurer dans toute l’étendue des revenus le calcul du taux d’imposition moyen par une formule calculable par tous de type y = ax + b / cx + d.
Formule proposée :
R (revenu par part) – Seuil d’imposition
Taux d’imposition = _________________________________________
c x R + d
c étant l’inverse du taux d’imposition maximum (actuellement 45 %) et d permettant de régler finement la progressivité de l’impôt (valeur assurant une bonne compatibilité avec l’impôt prévu pour 2020 : 85 000).
L’emploi dès 2020 d’une telle formule permettrait une progressivité plus satisfaisante pour les contribuables de la 1re tranche d’imposition grâce à une légère augmentation de la baisse d’impôts annoncée pour les contribuables de revenu immédiatement supérieur au seuil d’imposition et à une réduction moins généreuse pour les revenus par part à la charnière entre la 1re et la 2e tranche (autour de 26 000 €) que le système par tranches favorise de façon injustifiée.
Dernière minute
Le projet de loi de finances 2020 diffusé le 30 septembre confirme l’analyse de cet article, mais présente pour 2020 une première tranche à 11 % à partir de 9 964 € par part associée à une décote (mécanisme incompris par la plupart des contribuables) alors qu’en fait il propose une première tranche à environ 16 % à partir de 15 161 €. C’est mieux qu’en 2019…, mais moins bien que le système à taux variable proposé. Malheureusement l’annonce ultérieure d’une revalorisation des frontières de tranches pour tenir compte de l’inflation vient de ressusciter l’ubesque diminution de taux marginal d’imposition pour les revenus par part voisins de 26 000 € !